William Booth

8. LA « MISSION CHRÉTIENNE »

Voici donc notre prédicateur installé avec son quartier général dans Whitechapel road. Il peut se donner corps et âme à son œuvre de sauvetage. Tout autour de lui se pressent les miséreux et les vicieux, les païens de Londres, pour lesquels son cœur s'émeut et bat plus rapidement.

Le Commissaire Railton décrit le milieu où la « Mission Chrétienne » du Surintendant général William Booth s'épanouit :

En regardant les figures pâles et livides de ces ouvriers de l'Est londonien, et leurs habits qui montraient la trame ; en les voyant chaussés de souliers éculés et troués, debout dans la boue ou tout près de flaques d'eau, je suis surtout frappé par leur misère. Nul doute que la vie ne fût pour eux une lutte perpétuelle contre la famine qui les serrait à la gorge, et cependant ces miséreux oubliaient leur pauvreté, leurs multiples besoins, et s'arrangeaient pour donner à la Mission quelques heures de leur temps, si précieux pour la conquête de leur pain quotidien, et cela par amour et par pitié pour les malheureux plus misérables qu'eux-mêmes.

Ils affirmaient à leurs auditeurs qu'ils étaient des pécheurs, des perdus, voués à l'enfer, tout cela sans mâcher leurs paroles ni employer de ces circonlocutions ménagères de toutes les susceptibilités ; ils appelaient un chat, un chat : mais leur ton ne manifestait si sévérité, ni dureté. On y entendait vibrer la pitié la plus tendre pour ceux qui périssaient, et le désir ardent de les conduire au Sauveur qui les avait arrachés eux-mêmes à leur misérable existence, et leur avait donné la paix et la joie, malgré leurs péchés, leurs rébellions et les tristes circonstances de leur vie passée.

Cette réunion en plein air me révéla l'esprit de la Mission Chrétienne.

Oui, c'était bien une mission chrétienne. Une expédition des pauvres parmi les pauvres, sous la contrainte de l'amour du Christ. Ils étaient venus, non avec de chaudes couvertures, de pains à croûte dorée, de l'argent ou de l'or ; ces pauvres gens n'en possédaient pas, ils n'auraient pu en offrir ; mais ils venaient avec cette infinie compassion pour les brebis perdues qui débordait, jadis, du cœur du Nazaréen et de ses apôtres, et qui métamorphosait pour eux la pauvreté et la fatigue, la honte et les souffrances, ne leur laissant que la joie de sauver les perdus.

Un dimanche soir, le Général, se promenant dans les rues de Whitechapel avec son fils Bramwell, alors âgé de treize ans, lui montrait la foule qui se pressait dans les cabarets :

Regarde, lui dit-il, voilà les gens pour lesquels je désire que tu vives et que tu travailles.

Lui, William Booth, vivait et travaillait pour eux. Il les aimait de toute l'ardeur de son âme. Ces tristes faubouriens pouvaient le huer lorsqu'il les invitait à ses réunions, ils pouvaient se moquer de lui, l'insulter, le lapider avec les immondes déchets de leurs demeures immondes, le frapper, le blesser, mais ils ne pouvaient se débarrasser de lui, ni de sa prédication. Ce pasteur prenait au sérieux les paroles de son Maître : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous persécutent. » Son amour et sa persévérance triomphèrent des résistances des pires voyous. Il devint l'ami éprouvé de l'ivrogne, du voleur, du paresseux, du criminel, de l'homme qui a sombré au fond des gouffres de la société ; parmi ces déchets et ces parias de la civilisation, il recruta ses aides les plus précieux.

Deux ans après l'ouverture du Quartier Général, à Whitechapel, douze cents personnes s'entassaient, le dimanche, dans la salle de réunions. Ces auditeurs, glanés à la sortie des cabarets, puaient le gin, le whisky et la bière, respiraient la haine de toute religion ; cependant, ils écoutaient les cantiques et les allocutions de William Booth et de ses aides. Le dimanche soir, dix groupes différents tenaient des réunions en plein air dans Whitechapel road et dans les ruelles environnantes ; puis, en chantant des cantiques, ils entraînaient les auditeurs vers la salle où le verbe enflammé du Général, et l'amour ardent qui se lisait sur son visage et dans ses gestes, achevaient l'œuvre de conquête. Ces disciples en guenilles et sans instruction obéissaient littéralement à l'ordre de Jésus : « Allez sur les places publiques et aux carrefours, pour inviter tous ceux qui s'y tiennent : mendiants, chômeurs, oisifs, contraignez-les d'entrer. »

Le démon ne se laissait pas arracher ses esclaves sans riposter aux attaques de ces évangélistes. Il leur suscitait maintes difficultés : les réunions en plein air ne se passaient guère sans qu'une pluie de cailloux ou d'ordures ne s'abattît sur les chanteurs et les orateurs ; la police, loin de venir au secours des victimes, les chassait, sous prétexte qu'ils interrompaient la circulation ou fomentaient des troubles.

Temps rudes qui exigeaient de l'évangéliste, et du nouveau converti qui rendait son témoignage en public, une forte dose d'héroïsme. Il fallait réellement se charger de sa croix, pour suivre le divin Maître sur la voie douloureuse qui mène de Gethsémané en Golgotha, pour devenir son disciple selon les principes du Général, ou plutôt, selon les éternels principes de l'Évangile.

Elles n'étaient pas nombreuses, en ces jours-là, les âmes bien trempées, capables d'affronter les sarcasmes et les persécutions. Peu importait au jeune prédicateur, s'il n'avait qu'une ou deux personnes pour l'aider dans ses réunions en plein air, il savait que, même seul, avec Dieu à ses côtés, il constituait une force invincible.

– Approchez, Oram, et vous m'aiderez à chanter, criait-il d'une voix joyeuse à l'un de ses nouveaux convertis.

Les deux hommes entonnaient un cantique sur un air populaire, les enfants joignaient leurs voix à celles des chanteurs, bientôt se formait un cercle d'hommes et de femmes plus ou moins attentifs ; quelques phrases frappées au coin du bon sens, une invitation pressante à venir à la réunion dans la salle, et le prédicateur, Oram et sa femme, partaient en chantant. Étrange procession de trois personnes s'efforçant d'entraîner, à travers une rue bourdonnante d'activité, la foule indifférente aux choses religieuses et si facilement blasée.

À Whitechapel, vivait en ce temps-là un vieil ivrogne qui jouait à l'esprit fort. Ses camarades de beuverie l'avaient surnommé « le vieil Écossais » ; le surnom avait fini par effacer de toutes les mémoires le souvenir du véritable nom. Lorsqu'il était ivre, le vieil Écossais se transformait en conférencier antireligieux ; il déversait alors sur la Bible, sur les chrétiens et sur leur Dieu, une tonne d'injures et de propos si grossiers qu'ils froissaient même les oreilles peu délicates des gens de Whitechapel. Ce vieil ivrogne considérait la Mission Chrétienne et ses réunions en plein air comme une attaque personnelle ; aussi, chaque fois qu'il apercevait un groupe à un carrefour, il accourait, vomissant des injures et des imprécations. Il se glissait aussi près que possible du prédicateur, et il se mettait à hurler :

Des blagueurs, des hypocrites. Vous ne voyez donc pas qu'ils cherchent à s'emparer de votre argent ? Ce Booth et sa famille, des paresseux, des parasites qui vivent à vos dépens. Tandis que vous vous privez pour fournir aux besoins de Monsieur, lui, il entasse les billets de banque et, un jour, il disparaîtra avec la caisse.

Tout cela, entrecoupé de jurons.

Plus d'une fois, les membres de la Mission avaient aidé le malheureux. Il acceptait leur secours et, pendant quelques jours, il se tenait plus calme ; mais bientôt le démon de l'alcool s'emparait à nouveau de lui, et il recommençait à vociférer des injures contre ses bienfaiteurs.

Le malheureux jugeait le Général selon ses propres sentiments. Il prêtait à ce jeune prédicateur les pensées et les motifs qui le faisaient agir, lui le vieux buveur sans vergogne. Mais que dirons-nous des journalistes et des membres de la haute société qui, plus tard, reprendront à leur compte les insultes et les accusations d'un misérable ivrogne ?

Lentement la Mission Chrétienne prenait forme.

À côté des réunions en plein air et des réunions d'évangélisation dans la grande salle, des réunions d'études bibliques, de tempérance, des réunions spéciales pour mères de famille, des groupes de l'Espoir pour enfants, des distributeurs de traités religieux, s'organisaient. Aucune de ces activités n'était négligée, mais toutes étaient préparées avec soin par le Général ou par ses aides. Quel que soit le genre de réunions : réunions de mères de famille ou réunion de l'Espoir, distribution de soupe gratuite ou réunion d'études bibliques, un but unique était toujours visé : le salut des âmes.

Tandis que les aiguilles couraient à travers l'étoffe, ou que sonnait le joyeux cliquetis des tricots, la voix de Mme Booth, ou celle de son assistante, Mme Collingridge, passait comme une douce brise spirituelle venue des hauteurs célestes. Elle disait l'amour de Dieu manifesté en la personne de Jésus-Christ, la compassion de Celui qui avait connu la pauvreté, de Celui qui avait vu sa mère veiller tard dans la nuit pour ravauder les habits de sa nombreuse famille, et avait cueilli maintes fois sur les lèvres de ses parents la question révélatrice des angoisses des miséreux : « Que mangerons-nous, de quoi serons-nous vêtus cet hiver ? » Puis elle détournait l'attention de ces pauvres femmes de ces sujets, pour reporter leurs pensées vers le Père Céleste, qui connaît tous nos besoins et, si nous cherchons le Royaume de Dieu et sa justice, nous donnera, par-dessus le marché, notre pain quotidien.

Dans son livre, Vingt et un ans d'Armée du Salut, le Commissaire Railton parle de ces réunions de mères à la Mission Chrétienne :

Pour ce qui est des réunions de mères, je n'aimerais pas enquêter pour fixer exactement le nombre de points cousus en une heure, dans ces réunions. Il est certain que plus d'une pauvre femme, grâce à quelques sous habilement employés, put se procurer, à elle et aux siens, des habits qui, autrement, lui auraient coûté de trop nombreux francs pour sa maigre bourse. Mais dans toutes mes conversations avec les personnes qui prirent une part active à cette œuvre, je n'ai jamais entendu un mot au sujet de la couture. Tous leurs souvenirs et leurs conversations roulent sur la mère une telle, et la sœur X qui, après de nombreuses visites et de longues discussions, se laissèrent enfin persuader de venir à une des réunions et, une fois là, ne quittèrent la salle qu'après s'être agenouillées et avoir été transformées en tendres servantes du Seigneur.

Pendant les premières années, la Mission Chrétienne n'offrit pas toujours le spectacle d'une organisation parfaite. Des méthodes différentes et des activités diverses y comptaient de chauds partisans. Un ouvrier de la première heure nous décrit, avec une pointe d'humour, les prédicateurs en plein air qui « ne voyaient pas l'utilité des services à l'intérieur d'une salle ; et, tant que les gens voulaient bien les écouter, restaient joyeusement les pieds dans la boue, parlant, parlant toujours ; et, même si leurs auditeurs se dispersaient, les forçant à reconnaître qu'ils avaient été un peu longs, et verbeux, sans se déconcerter, ils se transportaient à un autre carrefour et, comme un charlatan ou un jongleur de rues, ils recommençaient » ; puis, les piliers de chapelle « qui seraient restés joyeusement toute la nuit à écouter des discours, et même avec quatre auditeurs présents à l'intérieur d'une salle, jouissaient d'heures magnifiques ; sans doute, les pécheurs n'étaient pas là, fait regrettable pour ces pauvres âmes, mais on n'y pouvait rien ».

Voici encore les abstinents, « qui ne voient plus que la misère des foyers de buveurs » ; les chanteurs « qui placent le chant bien au-dessus de tout pour attirer les gens et les amener au Christ, braves gens qui préfèrent leur jolie voix à celle de n'importe quel prédicateur » ; les prédicateurs qui « estiment surtout un homme qui peut garder pendant trois quarts d'heure, même pendant plus d'une heure, ses auditeurs assis, écoutant calmement ses élucubrations » ; les moniteurs d'école du dimanche, qui « n'écourteraient pas leur leçon pour le bénéfice des adultes qui attendent pour se réunir dans la salle » ; les partisans de l'ordre et du décorum, qui « ne peuvent supporter que l'on rie dans la Maison de Dieu » ; et combien d'autres encore qui trouvaient, dans cette « Mission Chrétienne » en enfance, un magnifique champ d'expériences pour leurs idées et leurs méthodes.

À ses débuts, la Mission présentait un peu l'aspect chaotique de notre planète aux premiers jours de la Genèse, mais l'Esprit du Seigneur planait sur elle, et, de cette œuvre encore informe, il allait faire sortir un ensemble harmonieux et bien organisé : l'Armée du Salut.

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