William Booth

14. DEUILS ET ÉPREUVES FAMILIALES

Le livre Les ténèbres de l'Angleterre fut écrit pendant les heures de profonde angoisse, près du lit d'agonie de la « Mère de l'Armée du Salut », agonie qui dura deux longues années. Combien de fois le Général, dans sa détresse, abandonna son manuscrit ; puis la sympathie pour les miséreux le poussait à reprendre son travail, il se remettait courageusement à l'œuvre. Il venait lire les pages toutes fraîches jaillies de son cœur et de son cerveau à sa femme qui, entre deux crises, discutait avec lui son gigantesque projet. Ce livre fut donc conçu et enfanté dans la douleur.

Mme Booth avait toujours été frêle et souffrante ; mais, en 1887, son état s'aggrava. Sa mère était morte d'un cancer, le même mal ne l'attaquait-il pas ? Elle résolut d'en avoir le cœur net. En février 1888, elle consulta un des plus célèbres médecins de Londres, sir James Paget. Le docteur ne lui cacha point la gravité de son état : un cancer la rongeait ; en dix-huit mois, deux ans au plus, il aurait achevé son œuvre de destruction. Elle accueillit cette sentence de mort, cette prophétie de longues tortures très calmement. Mais, une fois dans la voiture qui devait la ramener au logis, elle souffrit une véritable agonie spirituelle. La pensée de l'œuvre qu'il fallait abandonner, de ses enfants et de son mari qu'il lui faudrait quitter, l'angoissa ; cette voiture qui roulait à travers les rues affairées de Londres devint son solitaire Gethsémané. Elle répandit ses larmes et ses prières, la mortelle tristesse de son âme devant Dieu. Le Général a gardé dans son journal le souvenir de cette journée :

Après avoir écouté le verdict du médecin, elle revint seule à la maison. On imagine plus facilement ce voyage qu'on ne saurait le décrire. Elle m'a conté comment, contemplant à travers les fenêtres du fiacre les scènes de la rue, il lui semblait que la même sentence de mort pesait sur toutes choses. À genoux, dans la voiture, elle lutta par la prière ; la conscience de notre chagrin la submergeait.

Je n'oublierai jamais, dans ce monde, ni dans l'autre, notre rencontre. Je guettais impatiemment l'arrivée de la voiture ; je courus à sa rencontre et je l'aidai à monter les escaliers. Elle essaya de me sourire à travers ses larmes et, m'entraînant dans notre chambre, lentement, graduellement, elle me dévoila le diagnostic du médecin. Je m'assis silencieux, consterné. Elle se leva et vint s'agenouiller à mon côté.

Elle chuchota :

– Savez-vous quelle fut ma première pensée ? Je ne serai pas là pour vous soigner à votre dernière heure.

J'étais stupéfait. Il me semblait que l'univers entier arrêtait sa ronde. Elle me parla en héroïne, comme un ange. En face de moi, accroché à la muraille un tableau représentant le Christ en croix mettait sa note douloureuse dans la chambre. Il accrocha mes regards, et je pense n'avoir jamais compris les souffrances du Maître comme à ce moment-là. Elle me parla comme jamais auparavant. Je ne pouvais rien répondre. Tout ce que je pus faire, ce fut de m'agenouiller avec elle et de prier.

J'étais attendu en Hollande pour y tenir de grandes réunions. Mes dispositions étaient prises, je devais partir ce soir même. Elle ne voulut pas que je me récuse pour rester avec elle.

Pendant quelque temps, malgré les souffrances qui la minaient, Mme Booth prit encore une part active aux réunions. Mais le 21 juin 1888, à City Temple, à Londres, où elle conférençait, son discours achevé, elle dut rester dans la chaire près d'une heure, absolument incapable de bouger. Ce fut sa dernière apparition en public. Par la suite, elle devra se résigner à faire partie de la réserve, ou plutôt des soldats mortellement blessés qui, de leur lit d'hôpital, continuent à s'intéresser aux péripéties de la guerre, et se donnent l'illusion de batailler encore en écrivant des lettres d'encouragement à leurs anciens camarades de combat. Avant la semaine de renoncement, en 1888, elle écrira aux officiers et soldats de l'Armée du Salut :

Retenue loin du front de combat, je suis pourtant de cœur et de pensée avec vous. Ma plus grande souffrance vient de ma conscience toujours plus nette des circonstances favorables de l'heure présente, et du surmenage de beaucoup de mes camarades pour faire face aux taches qui s'imposent à eux, tandis que je suis privée du privilège de les aider, comme je le faisais jadis.

En 1889, après de vains essais de différents traitements, dont un par l'électricité, des plus douloureux, Mme Booth désira jouir de l'air marin. On la transporta à Clacton-on-Sea. La fenêtre ouverte aux brises du large, par la vaste rumeur des vagues et le chant des oiseaux, elle s'avança lentement aux portes de la douloureuse qui la conduisit Cité céleste.

Qui dira l'agonie mentale endurée par le Général contemplant, impuissant à les soulager, les souffrances de sa bien-aimée ? Quelques notes de son agenda nous aident à comprendre les sentiments du mari chrétien en face des progrès du mal destructeur :

Une grande partie de la poitrine n'offre plus qu'une plaie. Carr a détaché ce morceau ; les deux lèvres de la blessure faite par l'acier du chirurgien restent écartées, découvrant une masse cancéreuse.

Elle crie sans cesse sous les coups de cette douleur lancinante qui traverse sa poitrine mutilée comme autant de décharges électriques :

– Oh ! ces scorpions brûlants, ces scorpions brûlants !

Les services de deux infirmières sont indispensables, car elle est si faible, et sa poitrine demande des soins continuels, un renouvellement répété des pansements pour apaiser le feu qui la consume nuit et jour.

Ma chérie a souffert une véritable agonie toute cette nuit. Lorsque je vins dans sa chambre, à deux heures du matin, elle n'avait pas encore fermé l'œil. Sa poitrine est dans un terrible état. Les infirmières s'efforçaient d'arrêter une nouvelle hémorragie. Tout, autour d'elle, était trempé de sang.

Que de fois, au milieu de la nuit, la famille se rassembla à la hâte autour de ce lit de souffrance, pour recueillir les dernières paroles et l'ultime baiser d'une mère et d'une épouse. Mais la mort, impitoyable, s'éloignait à nouveau, prolongeant encore le martyre de la malade et celui de son compagnon.

Le Général, retiré dans son bureau, clamait sa douleur, il priait et suppliait Dieu d'intervenir. La terrible énigme de la souffrance des enfants de Dieu dressait devant ses yeux, rougis de larmes, son ironique point d'interrogation. Pourquoi ? Pourquoi un Dieu de bonté et tout-puissant refusait-il d'agir en faveur de son enfant ? Pourquoi le Dieu qui nous ordonna, par la bouche de son fils Jésus et des apôtres : « Priez sans cesse, demandez et vous recevez ; tout ce que vous demanderez en mon nom à mon Père vous sera accordé », restait-il sourd aux invocations de son serviteur ? Il continuait à implorer le Dieu de miséricorde, et toujours pas de réponse. Sa foi ne l'abandonna point, même lorsque la nuit de l'angoisse et de l'ignorance épaississait autour de lui son linceul de ténèbres.

– Je ne comprends pas, je ne comprends pas, gémissait-il.

Dans une de ces circonstances, il confiait à son journal :

Se tenir aux côtés de ses bien-aimés et contempler la marée descendante de la vie qui se retire, sans pouvoir rien tenter pour en refouler les flots ou arrêter l'angoisse des patients, cela constitue un chagrin que les mots ne décrivent qu'imparfaitement. Il sembla tout à coup que sa gorge était obstruée ; nous craignîmes la suffocation. Quelques pénibles soubresauts, puis un grand calme, nous pensions que tout était fini.

Plus tard, il écrira encore cet aveu de son tourment :

J'ai soixante ans et, pour la première fois dans ma longue vie, autant que je puisse m'en souvenir, je supporte une épreuve sans pouvoir me réfugier en Dieu et m'abandonner à sa miséricorde.

Je suis exténué. La plus grande partie de la nuit, j'ai dû lutter contre l'ennemi de notre race ; de profondes ténèbres et une mortelle tristesse enveloppaient mon âme.

L'âme et le corps fatigués de ces luttes et de ces chagrins, il devait néanmoins porter le fardeau de la direction de l'Armée du Salut avec ses anxiétés et ses prudentes prévisions. Il y ajoutait, comme nous l'avons déjà vu, le labeur de la composition d'un livre appelé à un grand retentissement, un ouvrage saintement révolutionnaire : Dans les ténèbres de l'Angleterre.

Le 1er octobre 1890, une forte hémorragie acheva l'œuvre de destruction. Un télégramme rappela le Général près du lit d'agonie. Elle souffrit encore trois jours et trois nuits. Le samedi 4 octobre 1890, après une nuit de pluie torrentielle, aux ténèbres épaisses, déchirées seulement par le zig-zag violacé des éclairs, Mme Booth s'endormit dans les bras du Seigneur. La mort se montrait enfin miséricordieuse, elle mettait fin à un long martyre. Au chant des alouettes et au faible murmure des vagues froissant leurs robes soyeuses sur le sable de la grève, son âme prit son essor vers le pays du repos.

Le cercueil fut exposé d'abord dans la salle du Congrès à Clapton. Quatorze mille personnes défilèrent devant les restes de la « Mère de l'Armée », tandis que les cadets chantaient les cantiques favoris de la vaillante combattante promue à la Gloire. La bière fut transportée ensuite à Londres, dans la salle de l'Olympia, où trente mille personnes assistèrent aux services funèbres qui se répétèrent toute la journée. Le lendemain, trois mille officiers accompagnaient le Général pour conduire les restes mortels de sa femme au cimetière d'Abney Park. Maîtrisant son émotion, le Général adressa aux assistants un appel à une plus entière consécration. Il termina son allocution par ces mots :

Que me reste-t-il à faire ? Compter les semaines, les jours, les heures qui me séparent du moment de notre réunion, où je pourrai jouir à nouveau de sa douce société ? Non, car je ne sais ce que demain me réserve et ce que m'apportera l'heure prochaine. Ma tâche m'est clairement indiquée : accomplir mon devoir pendant les heures, les jours, les semaines qui me seront accordés, et consoler mon pauvre cœur solitaire par la pensée que, après avoir servi mon Christ et mes contemporains jusqu'à la dernière goutte de mon sang, selon la volonté de Dieu, comme je m'y engage solennellement cette après-midi, elle m'accueillera au ciel.

Ayant dit, il s'agenouilla et embrassa le cercueil que ses officiers descendirent dans la tombe.

D'autres épreuves le frappèrent les années suivantes, blessant tout à la fois le père et le chef de l'Armée du Salut. Trois de ses enfants, après des débuts bénis dans l'Armée, et plus riches encore de promesses, quittèrent l'organisation créée par leur père. Dans cette occasion, le Général, au prix de souffrances indicibles, montra à tous que la discipline ne connaissait nul privilégié. L'obéissance qu'il réclamait de ses officiers, il l'exigeait aussi complète de ses enfants. Ses enfants ne se soumirent point : il se sépara d'eux....

L'Armée perdit ainsi des chefs de grande valeur : Ballington Booth et sa femme ; un peu plus tard, Herbert Booth, à son tour, quittait l'Armée, et, perte plus sensible encore au vieux prophète, sa fille aînée, la Maréchale, avec ses dix enfants, pour suivre son mari, abandonna les rangs de cette Armée où elle avait glorieusement combattu et joyeusement souffert la persécution. N'insistons pas sur ce côté tristement douloureux de la vie du Général. À son chagrin, il dut trouver une consolation dans la pensée que ses enfants n'avaient pas complètement déserté la guerre sainte en quittant les rangs de l'Armée. Ils continuaient à servir Dieu et les hommes selon leurs lumières et les directions de leur conscience.

D'autres deuils frappèrent à ce moment-là le Général. Le 29 octobre 1903, sa fille Emma, « la Consule », était tuée dans un accident de chemin de fer. À la fin de l'année, il écrira dans son agenda :

Cet événement est et restera, jusqu'à la fin de ma carrière, une mystérieuse dispensation. Ce que Dieu accomplira pour moi dans l'avenir, et comment il fera concourir cette épreuve à mon bien, ne m'apparaît pas encore. Mais il peut s'en servir pour sa gloire et pour le salut des âmes.

Puis, à nouveau, la mort cueillit un membre de la famille pour le transplanter dans un autre monde. En 1908, son gendre, le Commissaire Hellberg, marié à la plus jeune des filles du Général, après avoir servi avec succès l'Armée du Salut dans les Indes, à Londres, en France, en Suisse, mourut de la phtisie, à Berlin, pendant qu'il regagnait seul son pays natal, la Suède.

Ainsi trempé dans la fournaise de l'épreuve, et sous le martèlement du deuil, l'âme du Général achevait de se modeler. Il apprenait à dire avec le poète chrétien :

Oh ! pour me rendre
Fidèle et tendre,
Mon Père, ne m'épargne pas !
Que sous ta flamme,
Un or sans blâme
Se démêle d'un vil amas.
Sous ton ciseau, divin sculpteur de l'âme,
Que mon bonheur vole en éclats.
Tu peux reprendre,
O Père tendre,
Les biens dont tu m'as couronné. Ce qu'en offrandes
Tu redemandes,
je sais pourquoi tu l'as donné :
Et le secret de tes œuvres si grandes
S'explique à mon esprit borné.

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