William Booth

13. LE PROPHÈTE DES PAUVRES

Depuis son enfance, les miséreux, les indigents qui croupissent dans les taudis, les parias de la société moderne, occupèrent la pensée de William Booth. À ces malheureux, ruinés par la pauvreté ou le vice, il avait consacré sa vie. Pendant quarante ans, il leur avait donné son temps et le meilleur de son cœur et de son intelligence. Il avait obtenu de magnifiques résultats, de merveilleuses transformations. Le directeur de la Review of Reviews, M. Stead, en considérant le travail de ces premières années, écrivait :

L'Armée du Salut est un miracle des temps modernes, le dernier triomphe de l'invisible sur le visible, de l'esprit sur la matière.

Pourtant ces miracles du XIXe siècle n'éblouissaient pas le Général, ils ne l'empêchaient pas de voir les nombreuses Mmes qui, à cause de leurs circonstances matérielles, échappaient à l'emprise de l'Armée du Salut :

Toute ma vie, j'ai douloureusement senti l'insuffisance lamentable des remèdes énumérés dans les programmes chrétiens, employés généralement par la philanthropie pour obvier aux désespérantes misères de nos classes de parias. Les secours ne constituent qu'un petit nombre, une infime minorité, comparés aux multitudes qui luttent et sombrent dans les abîmes dévorants. Mon humanité et mon christianisme, si je puis séparer l'un de l'autre, réclament à grands cris quelque méthode plus sûre et plus large pour atteindre et sauver les foules qui périssent.

Sans doute, s'arracher seul et sans aide au Mælstrom et escalader le rocher de la délivrance en face des tentations qui, auparavant, vous subjuguèrent et, malgré les assauts des vagues des passions, rester ferme sur le rocher, est une chose excellente. Hélas ! cela semble littéralement impossible à un grand nombre. Il leur manque cette fermeté de caractère, ce nerf mortel qui leur permettrait de saisir la corde de sauvetage qui leur est lancée et de s'y cramponner au milieu de la tourmente. Ces facultés sont perdues. Le naufrage a ébranlé et désorganisé tout l'homme.

… Leurs habitudes vicieuses, les circonstances misérables de leur existence les condamnent, s'ils ne reçoivent nul secours particulier, à souffrir de la faim et à pécher, à pécher et à souffrir de la faim, jusqu'à ce que, ayant multiplié leur espèce et vidé la coupe de la misère, les doigts osseux de la mort se referment sur eux et mettent fin à leurs malheurs. Et tout cela arrivera cet hiver, au milieu du luxe, de la civilisation et de la philanthropie de notre prétendue nation chrétienne.

Le Général écrivait les lignes ci-dessus au mois d'octobre 1890, quelques jours après la mort de sa femme. Mais bien avant la publication de son livre, Les ténèbres de l'Angleterre et les moyens d'en sortir, William Booth s'était préoccupé de secourir les miséreux. Il avait reconnu la vérité de ce proverbe : « Ventre affamé n'a point d'oreilles », ou, comme il le disait : « Il est malaisé de sauver un homme qui a les pieds mouillés. »

Deux ans avant la publication de son livre, une nuit de 1888, William Booth rentrait à Londres après une série de conférences dans le sud de l'Angleterre. Comme il revenait chez lui, il vit, acagnardis dans les angles des maisons, sous les bancs des quais de la Tamise et sous les ponts du chemin de fer, des miséreux qui se tassaient sous leurs guenilles, dormant ainsi malgré le froid et la dureté de leur couche de pierre. Bouleversé par cette découverte, le Général ne put lui-même fermer l'œil dans sa chambre chaude et son lit mœlleux. Au matin, lorsque le Chef d'État-Major, son fils Bramwell, vint le voir, il le trouva dans un état indescriptible d'agitation :

– Bramwell, savais-tu que des êtres humains dorment la nuit dehors sous les ponts, couchés sur la pierre froide ?

– Mais oui, Général, ne le saviez-vous pas ?

– Tu le savais et tu n'as rien fait pour eux ?

Le Chef d'État-Major de s'expliquer :

– L'Armée du Salut ne peut pas accomplir tout le travail qui doit être fait ici-bas, puis il faut songer aux dangers d'une charité imprudente.

Le Général l'interrompit :

– Assez de ces non-sens. J'ai entendu ces raisonnements il y a longtemps. Va et tente quelque chose, Bramwell, tente quelque chose.

Il marchait de long en large, arpentant sa chambre, tout en dépeignant à son fils la pitoyable vision de cette nuit.

Bramwell, fournis-leur un coin pour dormir, un hangar, une baraque, l'abri le plus misérable vaudra mieux que rien du tout. Donne-leur un toit pour les protéger de la pluie, et quatre murs pour les garantir du vent. Nul besoin de les dorloter.

Cet entretien donna naissance aux asiles de nuit de l'Armée du Salut.

Mais, bien avant cela, les circonstances avaient imposé la création des œuvres sociales. Une sergente de l'Armée du Salut, émue de la situation des pauvres filles qui vivaient du commerce de leur corps, sans ressources du moment qu'elles s'approchaient du banc des pénitents, résolut de les aider à triompher de la tentation. Elle leur ouvrit sa maison, leur offrant un lit et la nourriture. La nouvelle se répandit parmi ces malheureuses ; plusieurs, dégoûtées de leur misérable existence, vinrent demander asile à cette brave femme. La maison fut bientôt pleine, et d'autres candidates assiégeaient la porte de ce logis hospitalier. Il en coûtait à la salutiste de repousser au ruisseau ces femmes qui mendiaient un asile pour pouvoir vivre d'une vie nouvelle. Elle implora l'aide du Général. Encore une fois, les événements avaient conduit William Booth par le chemin qu'il n'aurait pas choisi, et vers une activité qu'il ne recherchait pas. Dieu ordonnait, il fallait obéir. La première maison de relèvement fut fondée, et Mme Bramwell Booth placée à la tête de cette œuvre. L'entreprise de l'humble salutiste s'est développée merveilleusement. Sous la direction de Mme Booth, elle a essaimé dans les autres contrées où l'Armée du Salut travaille. Aujourd'hui plus de cent mille femmes ont été arrachées à la misère et à la honte.

À la même époque, en Australie, le Colonel Barker organisait la brigade des prisons. Son succès fut reconnu officiellement, et les juges de Melbourne offraient aux coupables le choix entre la prison ou le Refuge de l'Armée du Salut pour anciens prisonniers.

En 1887, au Canada, s'ouvrait le premier asile salutiste pour buveurs.

Un article de Mme Drummond, dans le Times, nous décrit les débuts de l'œuvre des bas-fonds :

Où l'Armée du Salut plante sa tente, elle va droit aux masses les plus négligées, celles qui donnent le moins d'espoir. Les officiers vivent avec les pauvres et comme eux. Dans les bas-fonds de Londres, dans les ruelles de Paris, ils vont chercher les plus misérables, les plus dégradés. Il est impossible, dans un court article, de décrire tous les efforts de l'Armée pour dessécher les bourbiers du désespoir qui croupissent sous les couches brillantes de notre civilisation du XIXe siècle. Ceux qui en sont arrachés se regardent comme des ouvriers de la même noble cause et savent s'élever à la hauteur de leur situation... Les sœurs des bas-fonds, comme on les appelle, se rendent à leur champ de bataille deux par deux ; elles vivent dans ces sinistres lieux, s'habillent et se nourrissent comme les misérables habitants de ces affreux quartiers. Elles lavent les planchers, soignent les bébés et les malades, font la pauvre cuisine des malheureux qu'elles veulent secourir, et dont elles cherchent à gagner le cœur et la confiance. Et quoique les scènes dont elles sont témoins, et les paroles qu'elles entendent soient de nature à terrifier les hommes qui connaissent le mieux Londres, ces jeunes filles persévèrent. Elles réussissent à faire impression sur les plus dépravés, à en amener un grand nombre à une position de bien-être et de respectabilité dont ils n'avaient aucune conception.

Le rapport de l'Armée du Salut pour 1889 s'exprimait ainsi :

Il n'est pas de bienfait pour lequel nous soyons aussi reconnaissants que pour la sympathie toujours plus étendue avec laquelle la masse du peuple répond à nos efforts. Nous le devons sans doute, en grande partie, à l'œuvre de nos asiles de nuit et à nos dépôts d'alimentation ouverts pendant la grève des ouvriers des docks. Lorsque nous disons que nous tenons chaque semaine quarante-sept mille services religieux, on nous regarde avec un étonnement mêlé d'horreur, mais c'est bien autre chose quand on apprend que, pendant une semaine, trois mille cinq cents des plus pauvres gens de la capitale ont été nourris et logés dans nos asiles, à trois ou quatre pence par tête (trente à quarante centimes).

Toutes ces œuvres existaient avant la publication du livre Les Ténèbres de l'Angleterre ; mais, en dehors de l'Armée, nul ne les remarquait. Un an avant sa mort, le Général, s'adressant aux officiers des œuvres sociales, faisait allusion à cette époque :

Malgré la satisfaction que ces efforts causaient à mes officiers et à moi-même, malgré les résultats vraiment remarquables obtenus et les perspectives d'avenir plus merveilleuses encore, les débuts de ces entreprises sociales n'attirèrent guère l'attention.

Le nouveau mouvement, – il faut bien l'appeler ainsi, – que les hommes réfléchis, s'ils avaient seulement voulu ouvrir à demi les yeux, auraient vu gros de conséquences bénies pour le monde, était méconnu par la presse et par les autorités ; et nos ressources en hommes et en argent, pour étendre et diriger cette œuvre, étaient des plus restreintes.

La scène changea soudainement et, que tout à coup, chacun demanda : Qu'est-ce Armée du Salut ? Qui est le Général Booth ? En quoi consiste le projet social ? » Ce changement provenait de la publication de mon ouvrage : Les ténèbres de l'Angleterre et les moyens d'en sortir, et des articles des journaux sur mon projet.

Que contenait ce livre, écrit par le Général près du lit de douleur et d'agonie de sa femme ? Une description de la misère des malheureux habitants des bas-fonds. Stanley et Livingstone avaient dépeint les peuplades nègres ensevelies dans les ténèbres africaines. Le Général Booth et ses aides, après avoir exploré les bas-fonds de nos grandes villes, les taudis des faubourgs enfumés, nous offraient une vision de ce huitième cercle de l'enfer :

Comme il existe une ténébreuse Afrique, n'existe-t-il pas une ténébreuse Angleterre ? La civilisation, qui engendre ses propres barbares, possède aussi ses pygmées. Ne pouvons-nous pas découvrir à notre porte, à quelques pas de nos cathédrales et de nos palais, des horreurs semblables à celles que Stanley a vues dans la pénombre de la grande forêt équatoriale ? Les marchands d'ivoire qui exploitent les habitants des clairières, se retrouvent dans les cabaretiers qui s'enrichissent des infirmités des pauvres.

En Afrique, on ne voit que des arbres, des encore des arbres, et toujours des arbres, tellement que les indigènes ne peuvent concevoir autre chose que la forêt ; ici, on ne voit que vices, crimes et pauvreté. Beaucoup de nos concitoyens ne connaissent du monde qu'un taudis, avec la perspective des workbouses (asiles municipaux) comme purgatoire de ce côté-ci de la tombe.

Le Général voulait faire entendre à ses contemporains la clameur désespérée des miséreux. Il trouva pour cela les accents d'un Amos pour crier son indignation. Le sort des négresses au cœur de l'Afrique n'est guère enviable, mais le sort des orphelines à Londres, la ville chrétienne, n'est guère meilleur. Une jeune fille sans argent, si elle est jolie, se verra poursuivie par les appétits sensuels de ses patrons, on ne lui laissera d'autre alternative que succomber ou mourir de faim. Il ne saurait se taire :

La clameur continue des déshérités doit résonner aux oreilles humaines comme la rumeur des rues affairées ou le gémissement du vent dans les arbres : elle gronde et monte continuellement sous notre ciel endeuillé, année après année, elle retentit, mais nous sommes trop occupés ou trop indolents, trop indifférents ou trop égoïstes pour lui accorder une pensée. De temps à autre, en de rares occasions, quand une voix plus claire se fait entendre et dépeint plus distinctement les misères des misérables, nous interrompons un instant nos occupations quotidiennes, et nous frissonnons en prenant conscience une minute de la vie des habitants de nos bas-fonds. Un des plus terribles problèmes sociaux de notre époque exige toute notre attention ; il nous faut le regarder en face, non pas pour créer en nous et autour de nous une émotion inutile, mais pour en trouver la solution.

Que réclamait-il pour ces naufragés de la vie ? Rien d'extraordinaire. Seulement le traitement accordé au cheval de fiacre :

Lorsque, dans les rues de Londres, un cheval de fiacre, fatigué, inattentif ou stupide, trébuche, tombe et, pantelant, reste étendu au milieu du pavé, nous ne demandons pas comment et pourquoi il a trébuché avant de le relever. Ce cheval de fiacre est un symbole de la pauvre humanité déchue ; il tombe ordinairement de fatigue ou d'inanition : si vous le relevez sans remédier à sa condition, vous ne lui accordez que de nouvelles souffrances, une heure d'agonie de plus, pourtant il faut d'abord le relever. Que ce soit le surmenage ou la faim, ou que ce soit sa faute, peu importe la cause de sa chute et de ses blessures. Sinon par tendresse, tout au moins pour éviter l'arrêt du trafic de la rue, l'attention se concentre sur ce problème : remettre sur pieds cet animal. Cocher et voyageurs descendent de voiture, les harnais sont débouclés, on les coupera si on ne peut pas les détacher, et on aide, par tous les moyens possibles, la pauvre bête à se redresser. Ensuite, on le remettra dans les brancards et il reprendra sa tâche habituelle.

Voilà le premier point ; et voici le second : le cheval de fiacre londonien possède trois choses : un abri pour la nuit, de la nourriture et du travail pour lui gagner son avoine. Voilà les deux articles de la charte du cheval de fiacre. Quand il tombe, on l'aide à se relever ; pendant sa vie, on lui donne un abri, de la nourriture et du travail. Ces humbles privilèges, millions – littéralement des millions – de nos concitoyens ne les possèdent pas. La charte du cheval de fiacre ne pourrait-elle leur être appliquée ? Je réponds hardiment : si.

Quel remède apporter à cette lamentable situation ? Quels plans le Général Booth proposait-il ?

Le Général ne rêvait pas d'instaurer le millénium avec ses joies et son abondance. Il ne songeait pas à inaugurer un nouvel Eden où chaque couple se promènerait à l'ombre des grands arbres, cueillant d'une main distraite, pour se nourrir, les fruits les plus savoureux. Notre prophète pouvait songer au jour heureux du règne de Dieu sur la terre, lorsque notre planète ne sera plus souillée par aucune iniquité, lorsque les larmes, le deuil et la souffrance auront disparu. Mais en attendant cette époque bénie, il voulait appliquer son bon sens et ses forces à la rédemption des miséreux. Il prétendait, avec l'aide financière de ses concitoyens, transformer les déchets de la société, comme le chimiste les résidus de nos manufactures. Si la science peut extraire du goudron de houille les couleurs les plus riches, pourquoi l'alchimie divine ne nous permettrait-elle pas de métamorphoser les cœurs sombres et désespérés, les tristes et mornes existences de ces myriades de miséreux, en vies joyeuses et lumineuses ? Ne pouvons-nous pas espérer, dans ce monde créé par Dieu, en la possibilité pour les enfants de Dieu, s'il se mettent courageusement au travail, d'accomplir une œuvre bénie, et de mener à bien un plan de campagne contre ces grands maux qui hantent comme un cauchemar nos existences ?

Mais des précautions indispensables, de prudentes règles de conduite s'imposent à l'ouvrier. Un peu de sentimentalisme, la pitié romantique ne suffisent pas à ceux qui désirent s'occuper des chômeurs, des vagabonds, des vicieux, des criminels, des enfants de la misère et du vice. Le Général pose les principes du succès dans cette activité :

D'abord changer l'homme lui-même, lorsque ses défaites de la grande bataille de la vie proviennent de son caractère et de sa conduite. Nul changement de l'entourage, ni des circonstances, nulle révolution dans les conditions sociales, ne peuvent transformer la nature d'un homme.

Deuxièmement : le remède, pour être efficace, doit changer les circonstances extérieures de la vie, quand elles sont causes de la misère d'un homme et qu'elles échappent à son contrôle.

Troisièmement : tout remède digne de notre attention doit correspondre, en force et en étendue, avec le mal qu'il veut combattre. Il est inutile d'essayer de vider l'océan avec un gobelet...

Quatrièmement : nos projets doivent être assez vastes pour englober toutes les misères, le présent et l'avenir. Ils ne doivent pas consister en efforts spasmodiques, pour pallier à la misère actuelle, mais ils doivent durer pour remédier aux misères de demain et d'un avenir plus lointain encore, tant qu'il y aura de la misère en ce monde.

Cinquièmement : non seulement nos projets doivent se proposer une action permanente, mais ils doivent être Immédiatement réalisables.

Sixièmement : il ne faut pas que notre action, par ses conséquences indirectes, nuise aux personnes que nous désirons aider. L'aumône, par exemple, en apaisant immédiatement les affres de la faim, démoralise celui qui la reçoit. Quel que soit le remède que nous employions, il doit être de nature à faire du bien et jamais de mal. À quoi servirait-il d'accorder dix sous de soulagement à un homme si, en même temps, nous lui causons pour un franc de tort ?

Septièmement : l'assistance accordée à une classe de la société ne doit pas porter préjudice à une autre. En relevant les tombés, veillons à ne pas troubler la sécurité de ceux qui se tiennent difficilement debout.

Ces précautions prises, comment combattre la misère ? La façon de poser un problème facilite ou entrave sa solution. Examinons donc comment le Général expose la question du chômage ; cet exposé nous fournira les directives pour résoudre les problèmes connexes.

Quelle forme extérieure et visible prend le problème du chômage ? Hélas ! nous sommes tous trop familiers avec cette forme, elle n'exige point de longues descriptions. Le problème social se dresse devant nous, incarné dans le mendiant en haillons, sale, affamé, qui implore de nous un morceau de pain ou du travail. Voilà toute la question sociale. Qu'allons nous faire de cet homme ? Il n'a pas un sou en poche, il a porté au prêteur sur gages tout ce qu'il possédait ; son estomac est aussi vide que sa bourse, il porte sur son dos toute sa garde-robe et, s'il la vendait, il n'en tirerait pas un shilling. Le voilà devant vous, lui, votre frère, avec dix sous de guenilles pour cacher sa nudité et pas même dix sous d'aliments à sa disposition. Il demande du travail et il se mettrait à la tâche immédiatement malgré son estomac vide et ses haillons s'il pouvait gagner quelques sous par ce moyen, mais ses mains demeurent oisives, personne ne veut l'employer. Qu'allez vous faire de cet homme ? Voilà le grand point d'interrogation pour la société moderne. Comment traiter cet homme ? c'est le problème du chômage. Pour agir efficacement en sa faveur, il faut agir immédiatement, il faut lui fournir, d'une façon ou d'une autre, la nourriture et le gîte. Puis il vous faudra lui trouver une occupation qui éprouvera la réalité de son désir de travailler. Cette épreuve doit durer plus ou moins et elle doit le préparer à se créer un véritable gagne-pain. Après l'avoir éduqué, vous devez lui fournir les moyens de recommencer sa vie. Je me propose d'accomplir tout ce programme. Mon plan se divise en trois sections ; chacune d'elles est indispensable au succès de mon projet. Dans cette triple organisation gît le secret de la solution du problème social.

Tout d'abord, il préconisait la création de colonies citadines. Au centre de l'océan de misères dont les vagues déferlent incessamment dans les rues des faubourgs ouvriers, il demanda l'ouverture d'asiles, de refuges pour les miséreux. Là, les parias, les déshérités, les déchus trouveront un abri, le secours urgent, et une occupation temporaire. Cette première assistance rallumera en eux l'espérance.

À la campagne, essaimées à travers le pays, des colonies agricoles recevront les hospitalisés des asiles de la ville. L'œuvre de transformation s'y continuera, par le moyen du travail en plein air et l'influence religieuse.

Enfin, dans les colonies : Afrique du sud, Canada, Australie occidentale et ailleurs, si possible, l'Armée s'assurera la propriété de vastes terrains pour y créer des foyers pour les malheureux habitants des taudis des grandes villes industrielles.

Le projet du Général a été exécuté ; avant sa mort, il pouvait dresser la liste déjà longue des œuvres sociales de l'Armée. Toutes les situations sont prévues. Aux miséreux, l'Armée offre ses déjeuners gratuits pour enfants, la soupe de minuit et la distribution de pain ; aux sans-logis, ses fourneaux économiques, son fonds de secours spécial, ses dépôts de vieux habits, ses hôtelleries populaires ; son fonds de famine pour les pauvres Hindous ; pour les ivrognes, elle a créé sa brigade des cabarets, son bureau de consultations antialcooliques et ses asiles de buveurs ; pour les indigents, voici la brigade des asiles de pauvres, les colonies d'indigents, les bureaux de placement, les asiles industriels, les chantiers de bois de chauffage et les ateliers salutistes. Aux sans-logis, l'Armée ouvre ses asiles de nuit ; aux prisonniers libérés, ses refuges et ses colonies ; aux prostituées, ses maisons de relèvement et ses maternités. Elle a fondé aussi des dispensaires, des hôpitaux, des maternités, des léproseries, etc. Plus d'un millier d'œuvres sociales fonctionnent sous le drapeau « Sang et Feu ».

Le projet du Général suscita, chez certaines personnes, un véritable enthousiasme. En très peu de temps, cent quatre mille livres furent collectées. Le Général avait demandé un fonds de cent mille livres, et trente mille livres chaque année pour faire face aux dépenses d'entretien et d'extension de ses œuvres sociales.

Certains philanthropes se tinrent à l'écart, refusant leurs applaudissements ; même ils s'efforcèrent d'exciter contre William Booth une véritable cabale. Le professeur Huxley, le professeur Tyndall, M. Loch, un philanthrope de Londres, Dr. Plumptree, le doyen de Wells, combattirent son projet. Des pamphlets mettaient en garde « les hommes prudents et les bons citoyens » contre le danger « d'aider à l'établissement d'une organisation qui pouvait facilement devenir une plaie plus dangereuse que les moines mendiants du moyen âge ». Le spectre de la révolution était agité comme un épouvantail aux yeux des timides. On montrait les officiers de l'Armée du Salut, obéissant aveuglément aux ordres du Général, gagnant par leurs œuvres sociales la confiance de l'innombrable armée des misérables, pouvant déclencher, au gré de leur chef, « l'explosion d'une formidable mine bourrée de fanatisme religieux et de tous les mécontentements ». On dénonçait, en termes virulents, « la dictature du socialisme sous toutes ses formes, et particulièrement du socialisme sous son déguisement boothien ».

Mais les défenseurs du projet montraient une ardeur égale à celle de ses assaillants. Le grand vicaire de Westminster, Dr. Farrar, dans un sermon prêché dans la célèbre abbaye, déclarait :

Le cœur le plus calleux, l'égoïste le plus optimiste ne sauraient nier qu'il existe en Angleterre, à Londres, ici à l'ombre de notre abbaye, un vaste domaine de pauvreté, de vices, de crimes et de misères... À une portée de fusil de cette chaire, il y a des rues où l'alcool et la prostitution triomphent ; où des hommes, des femmes, des enfants vivent dans une misère chronique ; où, de temps à autre, des crimes terrifiants sont commis... J'ai examiné le projet salutiste. Je le crois riche de promesses si les fonds nécessaires sont collectés. Je regarde comme mon devoir chrétien d'aider à son exécution de tout mon pouvoir.

Dix-huit mois plus tard, le Dr. Farrar, dans un article de la Revue des Églises, bataillait à nouveau en faveur du projet salutiste.

Citons encore, au nombre des défenseurs des œuvres sociales de l'Armée du Salut, des hommes d'Église : Mgr Westcott, évêque de Durham ; Mgr Moorhouse, évêque de Manchester ; le cardinal Manning ; des laïques influents venus de tous les milieux : un acteur, sir Squire Bencroft ; un membre du Parlement, M. Atherley-Jones ; des journalistes et des écrivains : Charles Morley, Frank Lush, Charles Ray et W. Stead ; nous en oublions et non des moindres.

Des critiques diront ? « Le beau projet du Général n'a pas détruit le paupérisme ; la misère et le vice, dans les taudis de nos grandes villes, continuent à engendrer le crime. »

Ce n'est, hélas, que trop vrai. Au fur et à mesure que l'Armée du Salut relève un pauvre buveur, une prostituée, fournit du travail à un chômeur, accueille dans son refuge des prisonniers libérés un malheureux dévoyé, notre société égoïste, basée sur l'exploitation des faibles, crée de nouveaux ivrognes, jette au trottoir de pauvres filles pour assouvir les appétits masculins. Le développement du machinisme et les crises économiques augmentent le nombre des sans-travail ; le luxe qui s'étale partout, les fortunes trop rapidement conquises, offrent aux miséreux de plus nombreuses tentations. Pour disparaître, le paupérisme exige une double transformation : celle des individus par la conversion, celle de la société par une révolution complète des principes et de l'organisation économique moderne. Il faut, selon la formule de Rauschenbusch, « christianiser le monde moderne ». Le pasteur Wilfred Monod, dans un sermon prêché à l'Oratoire, le 24 novembre 1912, a dit avec raison :

C'est tout le régime capitaliste, c'est le régime actuel de la propriété qu'il eût fallu critiquer pour découvrir les sources cachées du paupérisme contemporain. William Booth refusait de creuser aussi loin. Mais son honneur impérissable restera d'avoir protesté contre l'état présent des choses ; d'avoir exprimé son indignation, non seulement par des écrits, mais par des actes persévérants ; d'avoir multiplié les refuges de nuit, les cuisines populaires, les ateliers d'assistance par le travail, les asiles et les maisons de relèvement dans les cinquante et une contrées où flotte la bannière salutiste ; enfin d'avoir contribué à former, dans son pays, une opinion publique, une conscience nationale, un malaise collectif à l'égard du problème social.

Nous ajouterons à ce témoignage : les milliers d'épaves sociales qu'il a sauvées de la ruine totale, les déchus et les déchets de la société contemporaine qu'il a rendus à la vie normale, composent les magnifiques fleurons de sa couronne.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant