William Booth

16. L'ÉCRIVAIN

Ce prédicateur constamment sur la brèche, parlant aujourd'hui à Londres, demain à Berlin, le mois suivant à Tokio ou à San-Francisco ; ce globe-trotter en jersey rouge courant le monde, même en sa blanche vieillesse ; cet organisateur d'une armée dont le recrutement et l'éducation exigeaient toute son attention ; ce réformateur social aux prises avec le sphinx de la misère et du vice, trouvait encore le temps d'écrire de nombreux volumes. Nous avons déjà parlé des multiples manuels salutistes : les Ordres et Règlements pour les divers grades et situations dans l'Armée du Salut ; ces manuels forment une véritable bibliothèque. Les œuvres sociales salutistes, et l'intérêt qu'elles suscitent chez les étrangers à l'Armée du Salut, reçurent de son livre, dans les ténèbres de l'Angleterre, une puissante impulsion. Nous nous sommes suffisamment attardés à l'étude de ce livre, nous n'y reviendrons plus. Ces volumes n'épuisent pas la liste des œuvres littéraires du Général. Il prodiguait ses articles à la presse salutiste : Le Cri de Guerre, l'Officier, Le jeune Soldat, la Revue Missionnaire, l'Univers, le mettaient à contribution.

Dans sa maison de Hadley Wood, ou à bord des bâtiments, pendant ses nombreuses traversées, sa plume courait et brûlait le papier, tandis que, sous les doigts de ses secrétaires, les machines à écrire cliquetaient. Il rédigea ainsi, pendant une vie affairée et bourdonnante, ces livres bourrés de sagesse et pétillants d'humour :

Le Sergent-major ; Fais de ton mieux de Darkington ; Les messages aux soldats de l'Armée du Salut ; La religion dans la vie quotidienne ; Amour, mariage et foyer ; L'éducation des enfants, etc.

Cependant, le Général ne courtisait pas la gloire littéraire, il avait en vue un but plus noble : le salut des pécheurs, l'édification du peuple de Dieu, et sa préparation pour le bon combat contre les puissances ténébreuses. Dans sa préface à La Religion de la vie quotidienne, le Général s'explique sur la genèse et le but de ses essais littéraires :

Comme on le découvrira, même en ne jetant qu'un regard superficiel sur ce volume, ces lettres se proposaient d'intéresser et d'instruire les gens à qui l'Armée s'efforce d'être utile. Beaucoup parmi eux, la majorité peut-être, ne possèdent qu'une connaissance imparfaite des obligations de la vie familiale et de la vie sociale ; ils ignorent tout de ses raffinements.

Le but de l'Armée, c'est de faire du bien à cette classe ignorante, non seulement en les amenant à se soumettre à Dieu, à rechercher ses faveurs, et à consacrer leur vie au combat pour le salut éternel de leurs concitoyens, mais aussi en les aidant à remplir leurs devoirs envers leur prochain, envers leurs familles, et envers la société en général. Nous cherchons à en faire et des saints, et de bon citoyens, c'est-à-dire que nous voulons leur inculquer cette sainteté qui englobe la claire conscience, et l'accomplissement, de tous les devoirs des hommes envers Dieu et envers leurs semblables.

Les sujets traités dans ces pages appartiennent aux questions qui se posent chaque jour à la classe populaire. Le style employé vise surtout à me faire comprendre. Je n'étais guère disposé à laisser reproduire, sous la forme durable d'un livre, ces lettres écrites à la hâte, dans des conditions peu favorables au travail littéraire. Mais les gens pour qui je les rédigeai réclament avec insistance leur réimpression.

En relisant ces lettres, j'y ai découvert bien des imperfections, mais je n'ai pas le temps de les réécrire, ou même de les réviser d'une manière satisfaisante. Si elles doivent être publiées, il faut bien les publier telles qu'elles.

Avant de rédiger ses articles ou ses livres, le Général Booth priait certainement comme cet autre serviteur de Dieu, Adolphe Monod :

« Seigneur, conduis ma plume, et donne-moi des pensées et des paroles qui puissent glorifier ton nom, nourrir ton peuple et convertir les pécheurs. »

Il savait se placer au centre des préoccupations et des besoins de ses contemporains. Nous le remarquions au sujet de son talent d'orateur, mais ses livres révèlent plus encore cette vertu de William Booth ; j'écris ce mot vertu en pensant à son sens étymologique de force aussi bien qu'à sa signification populaire. Du Général, auteur ou orateur, on ne pourrait dire ce que M. Dugard a écrit d'un prédicateur américain :

Une tempête de neige s'abattait au dehors. La tourmente était réelle, tandis que le prédicateur n'était qu'une entité, et l'on éprouvait le sentiment d'un contraste pénible en le voyant et en regardant ensuite la belle rafale de neige. Cet homme avait vécu en vain. Pas un mot qui fît sentir qu'il avait ri ou pleuré, qu'il était marié ou amoureux... Il ignorait le secret capital de sa profession, l'art de convertir la vie en vérité... Dans tout son discours, pas une allusion, une insinuation ne pouvait faire soupçonner qu'il eût jamais vécu. Il n'avait pas tiré un mot de la réalité.

Cette critique ne pourrait s'adresser aux livres de William Booth ; ils constituent des tranches de vie, transportées dans les pages du volume où elle saignent et palpitent encore. Parfois, notre goût blasé serait enclin à lui reprocher une trop grande familiarité. Nous lui en voudrions de nous avoir fait trouver un homme là où nous cherchions un auteur. Aux critiques désireux de le quereller sur son style populaire, rappelons la phrase de Taine : « Pourvu que l'artiste ait un sentiment profond et passionné, et ne songe qu'à l'exprimer tout entier, tel qu'il l'a, sans hésitation, défaillance ou réserve, cela est bien ; dès qu'il est sincère et suffisamment maître de ses procédés pour traduire exactement et complètement son impression, son œuvre est belle. » Les articles et les livres du Général réunissaient ces qualités qui concourent à doter une œuvre de ce double prestige : la bonté et la beauté.

Sans doute il n'avait pas les loisirs de mettre et remettre vingt fois sur le métier son ouvrage, de le polir sans cesse et de le repolir. Un chercheur attentif trouverait dans son œuvre quelques fautes, ou tout au moins quelques négligences de forme. Encore seraient-elles rares, j'en suis persuadé ; car il accordait une trop grande valeur à ses pensées pour écrire négligemment. Un philosophe allemand affirme avec raison : « De la conviction que nous avons de la vérité, et de l'importance de nos pensées, naît un enthousiasme capable d'imposer à notre esprit un soin infatigable dans le choix des expressions les plus belles, les plus claires, les plus énergiques, tout comme on n'emploie, pour les reliques et pour les objets d'art précieux, que des réceptacles d'or et d'argent. »

Un sûr instinct conduisit la pensée et la plume du Général ; il le garda des pièges de l'emphase, et de la tentation d'habiller de termes pompeux de jolis riens. Il avait un message, il l'incarna dans le langage simple du commun peuple ; ainsi, sans avoir cherché un effet d'art, ni la gloire littéraire, il se rangea pourtant parmi les bons écrivains, et méritera d'être lu par de nombreuses générations.

Tant que les hommes, sous la caresse de deux yeux, bleus ou noirs, sentiront leur cœur battre plus rapidement, tant que l'instinct qui pousse l'oiseau à bâtir son nid incitera les jeunes gens à édifier un foyer, la page suivante du Général ne perdra rien de son charme :

L'amour est le trésor le plus précieux de votre corbeille de mariage. Tout l'or et tout l'argent entassé dans les coffres-forts des millionnaires ne sauraient acheter la moindre bribe d'amour. L'empereur, avec son pouvoir absolu, ne peut s'annexer un cœur aimant. La science du savant ne lui fournira pas un peu d'amour. L'habileté des plus grands génies du monde ne parviendrait pas à en fabriquer une parcelle.

L'amour égayera votre maison : chaumière ou palais. Il aplanira les routes raboteuses où il vous faudra cheminer. Il vous préparera pour tous les fardeaux que vous devez porter, et pour toutes les situations de la vie. Au temps de vos fiançailles, il vous semblait un trésor précieux, mais celui qui s'épanouit dans le mariage est plus précieux encore. J'aimais ma fiancée avant de la conduire à l'autel, mais je l'aime bien plus encore, et mon amour m'apporte plus de joie et de bonheur aujourd'hui, après vingt ans de vie conjugale, qu'aux premiers jours de nos serments. Je vous en supplie, soignez bien votre amour. Quoi qu'il arrive, ne négligez pas votre affection mutuelle, ne la laissez pas s'alanguir, diminuer et mourir.

Apprenez à supporter les fautes et les infirmités l'un de l'autre. Ne soyez pas trop déçus si vous découvrez que vous n'avez pas épousé un ange. Vous auriez été vraiment aveugles si vous n'avez point su discerner l'un chez l'autre, pendant vos fiançailles, quelques imperfections. Vous devez vous attendre à en découvrir d'autres au fur et à mesure que votre vie commune apprendra à chacun de vous à connaître son partenaire.

Ces imperfections, qu'elles proviennent de différences de tempérament ou de goûts, des infirmités du corps ou de l'esprit, demanderont toute votre patience, si vous désirez éviter les maux plus graves.

Aux époux les plus affectueux et les plus heureux
La vie fournira maintes occasions de support mutuel,
Chaque jour des circonstances pour exercer
Leur miséricorde et même pratiquer le pardon.

Cherchez auprès de Dieu la grâce et la sagesse nécessaires ; il ne vous refusera jamais son assistance.

Acceptez aussi de différer d'opinions sur les choses peu importantes. La moitié des querelles et des divisions de la vie conjugale proviennent de désaccords au sujet de futilités. Permettez à votre partenaire d'exprimer librement des vues différentes des vôtres sur les choses qui ne touchent pas à la conscience, et n'influent en rien sur le bien-être de la famille. C'est pure folie que de se chamailler pour des bagatelles. Vous ne pouvez jamais endiguer à l'avance les tristes conséquences de ces sottes discussions.

Je me rappelle l'histoire de deux époux qui, un soir, assis à la table, à l'heure du souper, virent une souris qui trottait à travers la pièce. Elle disparut rapidement. Le mari prétendit qu'elle était entrée dans un trou du plancher, la femme en indiqua un autre. Le mari déclara qu'il était certain qu'elle avait filé par le trou qu'il avait désigné, la femme affirma avec tout autant de certitude que c'était par l'autre. L'altercation continua ainsi, chacun s'entêtant dans sa première déclaration. On en vint aux paroles acerbes, et une violente querelle déchaîna les deux époux l'un contre l'autre. La séparation s'ensuivit. Ils vécurent ainsi sept ans. Enfin l'intervention d'amis les réconcilia. Quelques jours après la reprise de la vie commune, l'homme et la femme étaient assis dans la chambre où avait eu lieu leur première discussion. L'un d'entre eux dit :

– Comme nous avons été sots de nous quereller au sujet de cette souris qui est partie par ce trou-là.

– Mais non, pourquoi t'entêter ? Tu sais bien que c'est par celui-ci.

La querelle recommença, et ils se séparèrent à nouveau et pour toujours.

Chaque lecteur de cette lettre va s'écrier : « Ces gens étaient vraiment stupides de se disputer pour de semblables vétilles ! » Mais presque chaque jour, dans de nombreux foyers, on se querelle pour de pareilles babioles. Si les résultats ne sont pas aussi désastreux, néanmoins personne ne connaît la gravité des blessures causées par des paroles violentes. Même s'il n'y a nul danger de rupture, ces discussions frivoles sont opposées au véritable amour et contraires à l'Esprit du Christ.

Je vous le dis encore, soyez prêts à différer d'opinions. Respectez les convictions et les jugements l'un de l'autre. Employez tous les moyens raisonnables et affectueux de persuasion pour créer une parfaite harmonie de pensées, de sentiments, de volonté et d'action, mais agissez avec patience et douceur l'un à l'égard de l'autre, c'est la marque du vrai disciple du Seigneur Jésus-Christ.

Mais voici un échantillon de style plus populaire encore et gros d'humour. Nous pouvons facilement imaginer le franc accueil que reçurent les chapitres de ce livre, au moment où ils parurent dans un des journaux de l'Armée du Salut. Écoutez le « Sergent-major Fais de ton mieux » expliquant ses raisons d'aimer le capitaine de son poste :

C'est un fait, pas d'erreur possible sur ce point : j'aime réellement notre capitaine, et je serai rudement triste lorsque viendra le moment de son départ.

J'appartiens à ce poste depuis ma conversion, il y aura juste six ans au mois de novembre prochain. Je me rappelle exactement la date, car notre Jacques, mon aîné, partit pour l'Amérique la semaine d'avant. J'étais énervé, et je fis la bombe huit jours durant pour me consoler. Le dimanche après-midi, les salutistes – Dieu les bénisse – me racolèrent à moitié saoul, comme je sortais du « Cygne à deux cous », et ils m'entraînèrent moitié de gré, moitié de force avec leur procession jusqu'à leur salle. Là, ils m'en dirent de toutes les couleurs, me montrèrent ma folie de perdre ainsi mon âme. Je croyais encore entendre mon pauvre père, comme au moment de ma jeunesse lorsqu'il me lavait la tête. Voilà vingt ans qu'il est mort et enterré. J'étais un bien mauvais garnement, mais lui c'était un brave homme : Dieu le bénisse !

Je m'en retournai directement à la maison, cette après-midi-là. Après avoir bu une tasse de thé et m'être débarbouillé, je dis à Sarah, – Sarah c'est ma bourgeoise, – une bien brave femme, savez-vous.

– Sarah, lui dis-je.

– Eh bien, qu'est-ce qui te passe par la tête ? me répondit-elle.

– Sarah, je vais à l'Armée du Salut.

Elle me répliqua :

– Ne me raconte pas d'histoire, je n'en crois pas un traître mot. Il serait bien temps que tu ailles quelque part. Tu as dépensé nos petites économies, l'argent mis de côté pour payer nos frais d'enterrement. Tu as perdu ton temps, et tu nous as rendus malheureux pendant des années.

– Viens-tu avec moi ? questionnai-je.

– Certainement, si tu vas chez ces gens-là.

Nous partîmes et, ce soir-là, nous nous agenouillâmes ensemble au banc des pénitents, et je crois que nous avons été réellement sauvés. Je jetai la bouteille et le diable au vent en un tour de main, et je passai du côté du Seigneur ; un bon coup pour la femme et les gosses.

Donc, comme je vous le disais, j'ai fait partie de ce poste depuis ce jour-là. J'ai connu tous les chers capitaines qui passèrent ici, et nous en avons eus de très bon. Mais, vous le savez, il faut bien qu'il y en ait quelques-uns de meilleurs que les autres. Pourtant, j'ai toujours soutenu nos officiers, qu'ils soient à mon goût ou qu'ils n'y soient pas, parce que, comme je le répète aux camarades, si quelques officiers ne sont pas exactement ce que nous aimerions qu'ils fussent, les déchirer à belles dents ne les rendra pas meilleurs.

Le capitaine que nous avons en ce moment est plus à mon goût que toute la bande de ses prédécesseurs, soit dit sans leur manquer de respect. C'est une vraie beauté sans fard. Dieu le bénisse et dans son corps et dans son âme. Voilà ce que je veux dire.

Pourquoi je l'aime ainsi ? me demandez-vous. Oh ! je puis vous le dire, il y a plusieurs choses qui l'élèvent bien haut dans mon estime. Je ne « m'étendrai » pas sur ce sujet, comme disait le capitaine Verbeux lorsqu'il arrivait au dernier point de son sermon, après avoir parlé pendant trois quarts d'heure, et que Jim Ronflefort s'éveillait et prenait son chapeau pour s'en aller ; surtout que mon discours viendra aux oreilles des officiers, et je sais que plusieurs d'entre eux sont de beaux parleurs, mais de pauvres auditeurs.

Ils aimeraient que vous les écoutiez discourir éternellement, mais lorsque vous commencez à parler à votre tour, ils vous interrompent bien vite avec leurs retentissants « Amen ! Amen ! » Ainsi le capitaine Verbeux, chaque fois que je lui donnais mon avis, me disait : « Soyez bref, Sergent-major, car vous savez ce que dit le cantique : Le temps s'enfuit, l'heure s'écoule ... »

Mais vous autres, ayez un peu de patience si vous voulez que je vous explique mes sentiments ; autrement, je ne saurai vous dire tout. Donc, je voulais vous dire mes raisons d'aimer notre capitaine.

Je l'aime parce que c'est un brave homme. Je ne saurais expliquer exactement de quoi il est fait, mais j'ai toujours senti, lorsque je me trouve près de lui, que ce soit dans les réunions en plein air ou dans la salle, lorsque nous luttons pour arracher un pauvre pécheur à son esclavage, ou lorsque nous comptons les recettes du poste, ou que nous nous occupons d'autres affaires ensemble, qu'il est un vrai et parfait brave cœur.

Vous pouvez toujours croire ce qu'il vous dit, savez-vous. Ce n'est pas lui que vous verrez se gonfler, faire l'important et se vanter de ses hautes relations, de son excellente éducation, de la situation de sa famille, comme le capitaine Lenflé avait coutume de le faire, – Dieu lui pardonne ! – Il avait pourtant beaucoup de bon, le capitaine Lenflé, mais il insistait un peu trop sur ce qu'il avait abandonné pour entrer dans l'œuvre. Quand notre capitaine dit : « Un chat c'est un chat », vous pouvez l'en croire sur parole ; vous ne sauriez vous le représenter vous trompant. S'il vous dit qu'il ira avec vous faire une tournée chez les «  bistros », ou vendre le Cri de Guerre, ou visiter un malade ou un moribond, vous pouvez être sûr que s'il est vivant et peut se traîner, il sera exact au rendez-vous. Oui, notre capitaine est un brave homme. Pour moi, c'est un saint ; d'ailleurs, cela se sent. Il nous influence tous, non seulement lorsqu'il rend son témoignage à la réunion, sans façon, mais en tout temps. Il vit dans la prière, l'amour de Dieu et des pauvres pécheurs.

Quand il nous dit, à la réunion de sanctification, qu'il a reçu « la grâce » et qu'il aime Dieu de tout son cœur et son prochain comme lui-même, cela parait si naturel, que vous en sentez l'indéniable vérité. Je me sens toujours poussé alors à me lever et à dire : « Oui, capitaine, vous avez raison, je vous crois ; je n'ai jamais rien vu en vous qui contredise vos paroles. » Je vous l'affirme, il vit dans la prière et dans l'amour, c'est vraiment ce que j'appelle un saint.

Puis, autre chose que j'aime en notre capitaine, c'est qu'il travaille. Ma parole, quel bûcheur ! Il s'attelle à son travail hiver comme été, c'est toujours la même chose. Vous ne le trouvez pas au lit une fois sept heures sonnées. Toute la journée, il trotte par la ville à la poursuite des gens à qu'il peut faire du bien et, le soir, dans les réunions, il ne se ménage point. Il s'en donne au point que je crains souvent de le voir s'écrouler sur l'estrade, pour toujours, fourbu. Quels que soient les jugements des gens sur lui, nul n'ignore qu'il travaille.

L'an dernier, nous avions ici le capitaine Belle-manière. C'était un brave homme, j'aime à le croire. En tout cas, le Commandant Divisionnaire nous l'affirma le jour où il l'installa. Mais voilà, il n'était pas fort, et sa femme n'était pas forte, et ses enfants n'étaient pas forts. Le pauvre garçon devait se soigner, soigner sa famille, s'occuper du ménage, les gens avaient fini par croire qu'il se la coulait douce. Je n'en pense pas un mot, car j'ai pour article de foi de ne jamais penser rien de mal de mes officiers. Mais les voyous ne hurlent pas aux trousses de notre capitaine, comme ils le faisaient au temps du capitaine Belle-manière : « Va donc travailler ! » Ce qui froissait les sentiments du malheureux capitaine, me peinait pour le pauvre homme et jetait aussi un certain discrédit sur notre poste. J'espère qu'il se porte mieux maintenant là où il est ; la dernière fois que j'ai entendu parler de lui, il était en vacances, en congé pour rétablir sa santé.

Mais je reviens à notre capitaine. Je disais : il travaille. Je crains même qu'il n'exagère et ne dépasse ses forces, car il n'est pas des plus forts, comme le déclare notre Sarah qui s'y connaît, la chère petite femme. Je dis petite par amitié, car elle n'est pas si petite, comme elle me le fait remarquer parfois :

– Steve, comment aurais-je pu m'évertuer à vous soigner, toi et les neufs enfants, si j'étais une petite femme ?

Mais vous comprenez bien, vous, que c'est seulement une façon de parler.

Sarah me disait justement que la femme du capitaine lui avait confié l'autre jour, en lui demandant d'essayer de persuader le capitaine de prendre des vacances :

– Jean pousse le zèle à l'excès, car il travaille toute la journée autant qu'il peut, et il ne va jamais se coucher, le soir, tant que le sommeil ne l'abat point sur la table. Je lui dis parfois : « Voulez-vous donc me laisser seule sur la terre, pauvre veuve avec trois enfants dont l'aîné n'a que cinq ans ? » Mais il ne répond pas ou déclare simplement qu'il doit faire son devoir.

Je suppose que le capitaine a raison ; en tout cas, j'ai toujours pensé que vous ne pouvez faire votre devoir sans travailler et travailler dur, même.

Je ne veux pas me permettre de juger le prochain, et particulièrement les officiers, car c'est mon devoir solennel en qualité de Sergent-major de ce poste, de protéger leur réputation contre toutes les attaques. Je veux accomplir ce devoir aussi longtemps que je tiendrai cette fonction si importante. Mais, je l'ai déjà dit, il y a tout de même quelques différences entre les divers officiers, du moins j'en ai toujours trouvées.

Par exemple, le capitaine Lalenteur, qui dirigea notre poste pendant six mois. Le poste n'a guère prospéré sous sa direction ; il était pourtant très gentil : jamais un mot de reproche ne sortait de ses lèvres. Mais pour ce qui était du travail, il ne ressemblait pas à notre capitaine actuel. Je n'ai jamais pu obtenir qu'il visite un malade s'il habitait à quelque distance, ou qu'il recherche un rétrograde. Lorsque je lui en parlais, il me disait :

– Vous ne vous imaginez pas la masse de travaux littéraires qui incombent au capitaine. Remplir mes rapports, noter sur mon journal mes visites et mes réunions, écrire des lettres aux camarades salutistes, rédiger des articles pour le Cri de Guerre... (Je confesse n'avoir jamais lu son nom dans notre cher vieux journal, mais je suppose que, par humilité, il ne signait pas ses articles...) cela me prend toute la matinée.

Si j'insistais : « Capitaine, ne pourriez-vous pas commencer vos visites un peu plus tôt l'après-midi ? » Il me répondait qu'il lui fallait préparer ses sermons, travail d'importance capitale.

J'ai demandé l'autre jour à notre capitaine comment il s'y prend pour écrire ses rapports, et toute la paperasserie obligatoire et, néanmoins, être dehors à toute heure de la journée et même de la nuit.

– Oh ! Sergent-major, – il n'oublie jamais mon titre quand il me parle et pour cette raison, je crois, il est le favori de Sarah, – Sergent-major, c'est bien simple : ma femme, depuis la naissance de notre dernier enfant, n'est pas très forte. Aussi je me lève le premier le matin, je lui prépare une tasse de ce bon thé « le Triomphe », et une pour moi, dans notre petite théière brune, je la lui monte, puis je me mets à mes écritures. Pour le moment où la bourgeoise m'appelle pour le déjeuner, j'ai tout achevé.

Je ne veux pas vous en dire plus sur ce sujet, je crois vous avoir prouvé que notre capitaine est un bûcheur.

Une troisième raison de mon amour pour le capitaine : Il est si aimable ! Vous pouvez lire, sur son visage, son amour pour vous ; vous l'entendez dans l'accent de sa voix, et, mieux encore, il s'exprime par toutes sortes de petites attentions.

Il n'est ni fier ni arrogant, il ne se croit pas supérieur à tout le monde. Les voyous qui le croisent dans la rue l'interpellent comme s'il était des leurs : « Bonjour, Capitaine, ça va, ce matin ? Toujours bon pied, bon bec ? » Il leur répond une parole aimable.

Il est toujours prêt à donner un coup de main à quelqu'un : il fait un tas de choses que certaines personnes affirment indignes d'un capitaine. Il vous faudrait voir comment il visite les soldats et les malades, et ses attentions envers les vieillards, et sa main qui caresse le visage des enfants. Il traîne ses semelles par les coins les plus reculés, parcourant chaque semaine des kilomètres pour visiter les pauvres infirmes qui ne peuvent se rendre à la salle. Il n'hésite pas à mettre la main à la pâte pour vous aider. Je l'ai vu porter à la gare les bagages d'une vieille femme, et pousser la brouette d'un vieillard jusqu'en haut de la pente.

Et il est toujours prêt à vous recevoir si vous désirez un conseil. Il sait si bien s'y prendre, que nos soldats vont le trouver et lui confient toutes leurs misères. Ils n'auraient pas le courage de les avouer à un autre capitaine. Il est vraiment aimable ; vous ne pouvez vous empêcher de l'aimer ; du moins, moi, je ne puis. Si j'étais capitaine, j'essayerais d'agir comme lui, parce que je sais que c'est cette façon de vivre qui pousse les gens à prier pour vous, à travailler dans les réunions, à vendre le Cri de Guerre, à faire quelque chose pour la fête des Moissons, à mettre à la collecte, enfin à accomplir joyeusement bien des petites choses. Il ne tient pas assez son rang, et n'a point une suffisante conscience de sa dignité au gré de certaines gens de ma connaissance, mais moi, il me botte. Un ban pour notre Capitaine !

Tout le livre est écrit dans ce style populaire, plein de vie, riche de sève spirituelle, et compréhensible à tous les lecteurs. Là où l'anglais classique ne suffit pas, la langue plus verte du peuple, voire l'argot s'il est nécessaire, prêtent leur concours, et le message du Général pénètre dans toutes les couches sociales. William Booth, homme de devoir, accomplit sa mission d'écrivain comme toutes les autres tâches. Il redisait avec le philosophe moderne : « C'est pourquoi quiconque pense, doit élaborer sa pensée de manière à la rendre utile et publique : celui qui connaît les mœurs, qui a pénétré la nature humaine, qui peut mettre en scène des vérités, construire un idéal, celui-là doit aux autres cet idéal et ces vérités.... »

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