William Booth

17. SUR LA ROUTE TRIOMPHALE

William Booth connut l'âpreté des longues luttes. Il dut se débattre contre la pauvreté installée à son foyer ; incompris même de ses amis, il souffrit leurs abandons et leurs trahisons. Le drame de sa vie constitue une véritable épopée, un demi-siècle de combats où ses ennemis le pressent de toutes parts, où il essuie mépris, insultes, calomnies, persécution, puis l'épanouissement dans la gloire ensoleillée du triomphe. Les années d'épreuves l'avaient mené à la blanche vieillesse ; il avait soixante-dix ans lorsque la faveur populaire lui sourit ; douze ans plus tard, la foule se massera dans les rues de Londres, elle formera la haie sur le passage du cortège triomphal du Général William Booth, mais cette procession glorieuse est une marche funèbre, le triomphateur repose dans une bière. Pourtant, bénissons Dieu : le serviteur de l'Éternel, après avoir été dédaigné, maltraité, opprimé, avant de quitter cette terre, goûta les fruits de son travail, et il vit l'œuvre de l'Éternel prospérer entre ses mains.

Avec le XXe siècle commence, pour le Général, une période de succès. Auparavant, à celui qui lui demandait son âge il aurait pu répondre comme le vieux patriarche israélite : « Mes années furent courtes et mauvaises. » Mais tout change : sa persévérance et son dévouement vont recevoir leurs récompenses. La multitude, les Églises, l'Université, les Gouvernements, les rois et les empereurs se disputeront le privilège de le recevoir, et de répandre sur lui leurs titres et leurs distinctions. Ses tournées de visites et d'évangélisation prennent un caractère de fêtes populaires. Les villes industrielles de l'Angleterre pavoisent pour l'accueillir, et les rues où, hier encore, lui et son cortège étaient hués, sifflés, poursuivis sous une averse d'ordures et de cailloux, aujourd'hui retentissent des hourras enthousiastes de la foule qui se presse pour lui rendre hommage. Edouard VII, le Mikado, le Président Roosevelt, Cecil Rhodes, W.-E. Gladstone, le professeur Lombroso, et bien d'autres célébrités tiennent à honneur de discuter avec lui les problèmes du jour.

L'Angleterre, la Hollande, la France, l'Allemagne, la Suisse, la Suède, les États-Unis, toutes les nations semblent rivaliser de zèle pour acclamer le prophète des pauvres. Son État-Major, un moment ivre de ses succès, l'entraîne dans une ronde sans fin autour du monde. Il écrit à cette occasion :

Je dois me rendre ailleurs, et puis encore ailleurs, et toujours ailleurs, puis j'irai serrer la main à l'apôtre Pierre à la porte du Paradis, et j'entrerai dans la patrie où les méchants ne persécutent plus, et où mon âme lassée aura enfin quelque chance d'obtenir des vacances et de se reposer un moment...

Le récit d'un rédacteur du Cri de Guerre nous donnera une idée de l'enthousiasme populaire, et des chaleureuses réceptions accordées au Général. Il s'agit d'une visite aux États-Unis en 1902 :

Nous arrivâmes à Sandy Book, le vendredi, peu après minuit. Nous jetâmes l'ancre devant la station sanitaire, vers deux heures du matin. Avant l'achèvement de la visite sanitaire de notre bâtiment, le tonnerre des bombes retentit. Les passagers accoururent sur le pont, impatients de connaître ce qui se passait. Nous vîmes dans le lointain une flotte de vapeurs décorés, de la proue à la poupe, de drapeaux et d'oriflammes, chargés à couler de salutistes chantant, applaudissant et acclamant. Ils avaient passé la plus grande partie de la nuit à attendre l'arrivée de leur Général, et maintenant, dès l'aube, ils venaient au-devant du chef de l'Armée du Salut, pour lui apporter des paroles de bon accueil dans leur pays, et lui constituer une escorte royale de la station sanitaire au quai de la Compagnie américaine.

Le spectacle et les bruits de cette réception dépassent mes talents descriptifs. Tous les moyens imaginables de produire du bruit : les instruments et le chaud enthousiasme salutiste furent employés. Imaginez les sirènes d'une douzaine de vapeurs (de timbres différents) mugissant toutes ensemble ; ajoutez à ce bruit l'explosion des bombes, des pétards, des fusées, et la musique des fanfares salutistes, les clameurs des officiers et des soldats des diverses branches de l'activité salutiste : Quartier Général, Œuvres sociales, délégués des provinces de l'Ouest, du Centre, de New-York, de la Nouvelle-Angleterre, de l'Ohio et des postes de langue allemande, et vous aurez une vague idée de cette réception.

Au Canada, la foule s'entasse et s'écrase à ses réunions. Toutes les salles sont trop petites pour les auditoires qui les emplissent à faire craquer les murailles. À Toronto, la salle déborde ; un jeune homme, pourtant, veut se frayer un passage, mais l'agent de police de garde l'en empêche :

J'entrerai pourtant, déclare-t-il. – Impossible, répond l'agent.

Le jeune homme avise un poteau télégraphique près de la façade de la salle. Il grimpe au sommet de ce poteau et là, au risque de se rompre les os, il se balance un instant et se lance sur le balcon du premier étage, et entre dans la salle par ce moyen héroïque ; pas vivant, cependant, de décocher au policeman :

– Vous voyez que j'entrerai malgré tout.

– Vous l'avez bien gagnée, votre entrée, réplique l'agent amusé.

Un homme frappe à une porte de service :

– Il n'y a plus de place, déclare l'officier de garde à cette porte.

– Je suis le reporter du Herald ; vous ne pouvez m'empêcher d'accomplir ma tâche.

On lui trouva une place à la table de la presse. Mais, quelques minutes plus tard, un autre homme se présente à la même porte, affirmant, lui aussi, qu'il était le reporter du Herald.

– Votre journal a déjà un correspondant ici, lui dit-on.

– Impossible, je viens directement des bureaux ; personne n'a été envoyé auparavant.

On le laissa se glisser jusqu'aux sièges réservés aux journalistes. Mais bientôt un troisième reporter du Herald forçait la consigne et, par son insistance, gagnait l'entrée de la salle. Nul n'a jamais su quel était le véritable reporter du Herald. Peut-être aucun des trois.

Nous avons conté, dans un autre chapitre, la réception du Général à la Maison Blanche, par le Président Roosevelt. Quelques mois plus tard, l'artisan de cette marche triomphale à travers les États-Unis, marche qui avait conduit le Général à travers les applaudissements de la foule, et à la Maison Blanche, et au Capitole de Washington pour y ouvrir la séance par la prière publique, cette bonne ouvrière du succès paternel, sa fille, Emma Booth-Tucker, était tuée dans un accident de chemin de fer. Cette mort tragique et le chagrin du vieux patriarche augmentèrent, si possible, la sympathie et l'admiration populaires pour le valeureux vieillard.

À ses réunions, pauvres et riches, ignorants et savants se coudoient, et tous subissent le charme de sa parole enflammée. Il écrit à son fils Bramwell :

Cette après-midi, nous avons réuni une foule d'auditeurs : avocats, médecins, généraux, et combien d'autres gens de la même pâte, Dieu seul le sait. Je me suis emparé de leur esprit comme s'ils étaient de jeunes enfants. À la fin de la réunion, tous se levèrent pour me saluer. Quelle emprise j'ai sur l'esprit et sur l'imagination du public, et comme j'obtiens son approbation !

Au mois de juin 1904, le roi Edouard VII recevait le Général en audience privée au palais de Buckingham. Cette marque de l'estime royale manifestait le changement survenu dans l'esprit de la nation. Le Général se réjouit de cet honneur qui, après tout, s'adressait à l'Armée du Salut plus encore qu'à son Fondateur et son directeur. L'agenda du Général nous livre le secret de la conversation du prophète et du roi :

– Vous accomplissez une bonne œuvre, une noble tâche. Général Booth, dit le roi.

William Booth s'inclina, pour remercier le roi de s'intéresser ainsi aux efforts de l'Armée du Salut.

– Je suis intéressé par ces œuvres-là, et je l'ai toujours été, continua le roi. Peut-être connaissez-vous quelques-unes de mes tentatives en faveur des hôpitaux ?

– Oui, Sire, Lord Carrington nous a charmés, mes officiers et moi, pendant notre traversée à bord du Scott, en nous contant quelques-unes de vos expériences au royaume de la misère.

Edouard VII sourit :

– Lord Carrington est un de mes amis fidèles, murmura-t-il.

Puis le roi interrogea le vieux patriarche sur les débuts de l'Armée du Salut. Le Général traça une rapide esquisse des commencements de l'œuvre, il dépeignit les difficultés des premières années, l'opposition des chrétiens, et l'indifférence des classes pauvres que l'Armée voulait aider. Edouard VII avait entendu parler des progrès de l'Armée du Salut au Danemark ; il questionna sur ce point son visiteur qui confirma ce que le roi savait déjà. D'ailleurs, l'Armée du Salut possédait la faveur de la famille royale au Danemark. Le roi, la reine, les princes et les princesses souscrivaient pour le soutien des œuvres salutistes.

– Le principe de l'Armée du Salut, remarqua le Général, se trouve dans le Nouveau Testament, il impose une loyale collaboration avec les pouvoirs établis, quels qu'ils soient : royauté ou démocratie....

– Oui, dit le roi, rendez à César ce qui appartient à César...

Le roi fit allusion aux difficultés des débuts de l'Armée du Salut en Allemagne.

– Tout cela est bien changé maintenant, affirma le vétéran salutiste.

Et il décrivit à son hôte amusé, sa réception à Cologne à son dernier voyage en Allemagne. Le chef de gare, en gants blancs et en grand uniforme, attendant à la porte du wagon du célèbre vieillard, le bourgmestre présidant les réunions salutistes, et la plus belle salle de réunions de la ville, peut-être même la plus belle salle de toute l'Europe, mise gracieusement à sa disposition.

L'audience se termina par des compliments sur la verdeur du Général qui, malgré ses cheveux blancs et ses soixante-quinze ans, se prodiguait en voyages, écritures et réunions. Le roi se souvint de cet entretien. Au moment de l'ouverture du Congrès international de l'Armée du Salut, il envoya au Général un message de souhaits cordiaux en faveur de l'Armée du Salut, et des vœux pour ses succès.

L'année suivante, le 2 novembre 1905, la ville de Londres décernait à William Booth le titre de « bourgeois de Londres ». La scène se déroula dans le cadre historique du Guildhall. Le Général, très ému de ce nouvel honneur, répondit avec beaucoup d'à-propos au discours du chambellan, détournant toutes les louanges qui lui avaient été adressées sur les officiers et les soldats qui travaillaient à sauver les hommes, corps et âmes. Pour dépeindre l'œuvre de l'Armée du Salut, il sut trouver des termes d'une éloquence simplicité :

L'Armée du Salut a obéi aux injonctions, de notre Seigneur qui ordonne : « Quand tu feras un festin, n'invite pas ceux qui peuvent t'inviter à leur tour... » L'Armée invite les ivrognes, les prostituées, les criminels, les pauvres, les gens sans amis, la foule frivole, étourdie, elle les invite à chercher Dieu. Elle s'adresse aux classes que vous ne trouverez jamais dans une Église, qui vivent sans aide, sans amis et sans espérance. Il y a quelques jours, on m'a raconté un incident de la guerre anglo-boër qui m'aidera à vous dépeindre notre position. Dans une des villes assiégées, les habitants souffraient de la famine. Les gens riches de la ville résolurent, dans un beau mouvement de solidarité, de venir en aide aux pauvres. L'argent et les aliments furent rassemblés pour être distribués au miséreux. Mais quand il fallut répartir ces secours, des discussions commencèrent. Après bien des paroles, le pasteur de l'Église épiscopalienne se lève et s'écrie :

– Tout ceux qui appartiennent à mon Église, suivez-moi !

Le pasteur méthodiste, le baptiste, le Congrégationaliste à tour de rôle de clamer aussi :

– Tous ceux qui viennent à ma chapelle et appartiennent à ma congrégation, suivez-moi !

Alors, le capitaine de l'Armée du Salut, se tournant vers ceux qui restaient là :

– Eh bien ! les gars, qui n'appartenez à aucune Église ou secte, suivez-moi !

L'Armée du Salut agit d'après ce principe aujourd'hui encore et, ce matin, je dirai à tous ici : s'il y a quelques personnes qui n'appartiennent à aucune dénomination, je serai très heureux qu'elles me suivent.

Quelques jours plus tard, à l'occasion d'une visite à Nottingham, sa ville natale, le Général reçut le titre de bourgeois de la ville, au milieu des acclamations populaires.

Nous trouvons encore, dans son journal, des notes sur une audience avec le roi et la reine de Danemark, en 1907, lors de sa visite à Copenhague, et les échos d'une longue conversation avec la reine de Suède.

À Ottawa (Canada), le gouverneur, le comte Grey, lui offre l'hospitalité dans son palais et préside plusieurs des réunions du Général.

Puis William Booth visite le Japon, où le peuple et le gouvernement lui réservent une enthousiaste réception. Drapeaux anglais et japonais mêlent leurs couleurs à celles de la bannière salutiste ; les gouverneurs, les maires, les officiers supérieurs de l'Armée japonaise l'attendent aux gares. Les étudiants se pressent à ses réunions. Il est reçu par le Mikado. Nous avons conté ailleurs cette réception.

En juin 1907, l'Université d'Oxford lui accorda le titre de Docteur en droit civil (Honoris causa). Cet honneur, accordé par la vieille université anglaise au fondateur de l'Armée du Salut, est le couronnement de son triomphe sur cette terre. Seul son Maître, Jésus-Christ, pourra maintenant ajouter quelque chose à la gloire du vétéran de la Guerre Sainte. Il lui faudra, pour cela, attendre cinq années encore, jusqu'au jour où sa main fatiguée laissera échapper l'épée ; alors, sur le front du vaillant lutteur, le Seigneur, son juste Juge, déposera la couronne.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant