Histoire des Protestants de France – Tome 1

2.5.
Complots des Guises. – Les réformés de Vassy. – Massacre de Vassy. – Le pasteur Morel. – La Bible et le duc de Guise. – A-t-il ordonné le massacre ? — Grande agitation des calvinistes. – Plaintes du consistoire de Paris.

La défection du roi de Navarre, appuyée sur le triumvirat, porta les fruits que le parti catholique en attendait. Coligny et ses frères, voyant qu’on les traitait avec défiance, s’éloignèrent de la cour. Le prince de Condé, qu’on affectait de laisser à l’écart, alla s’établir à Paris, et les Guises eurent le champ libre pour commettre des actes qui, dans un temps plus régulier, eussent été qualifiés de crimes de haute trahison au premier chef. Ils conclurent une alliance avec le roi d’Espagne et le duc de Savoie, et s’engagèrent à leur ouvrir les portes du royaume pour l’extermination des hérétiques. En même temps ils déchirèrent l’édit de Janvier à la pointe de leur épée dans le massacre de Vassy.

Vassy était une petite ville forte du comté de Champagne. Elle renfermait environ trois mille habitants, dont le tiers, sans compter les villages voisins, faisait profession de la foi réformée. Ce changement de religion irrita les Lorrains, établis près de là dans leur domaine de Joinville, et en particulier une dame très âgée, la duchesse douairière de Guise, qui ne pouvait comprendre qu’on n’en eût pas déjà fini avec tous les huguenots. Elle prétendait que les habitants de Vassy n’avaient pas le droit, comme vassaux de sa petite-fille Marie Stuart, de prendre sans son congé une nouvelle religion. Elle les avait menacés d’une vengeance terrible, et ceux-ci n’en ayant tenu aucun compte, elle invita son fils, le duc François de Guise, à faire un éclatant exemple de ces insolents.

Le 26 février 1562, le duc ayant reçu du roi de Navarre l’invitation de revenir à Paris pour comprimer les huguenots, part du château de Joinville avec une escorte de plusieurs gentilshommes et de deux cents cavaliers. Arrivé le lendemain matin à Brousseval, village situé à un quart de lieue de Vassy, il entend le son des cloches. « Qu’est-ce que cela ? » demande-t-il à l’un de ses familiers. « C’est le prêche des huguenots. — Par la mortdieu ! s’écrie le duc, on les huguenotera bien tantôt d’une autre manière. »

Le dimanche, 1er mars, en entrant à Vassy, il est rejoint par une soixantaine de cavaliers et d’archers. Il met pied à terre devant la halle, et fait appeler le prieur et le prévôt, tous deux grands ennemis de la nouvelle doctrine. Pendant ce temps les réformés, réunis au nombre d’environ douze cents dans une grange, célébraient leur culte sous la protection de l’édit de Janvier. Aucun d’eux n’était armé, à l’exception de deux étrangers, probablement gentilshommes, qui avaient leurs épées.

Les soldats du duc, placés à la tête de l’escorte, s’étant approchés de la grange, se mettent à crier : Huguenots, hérétiques, chiens ! gens rebelles au roi et à Dieu ! Les fidèles se hâtent de fermer les portes ; mais les assaillants se précipitent à bas de leurs chevaux en criant : Tue, tue, mort-dieu ! tue ces huguenots. Le premier qu’ils rencontrent est un pauvre crieur de vin. « En qui crois-tu ? — Je crois en Jésus-Christ, » répond cet homme, et un coup de pique l’étend sur la place. Deux autres sont tués près de la porte, et du dehors on tire des coups d’arquebuse contre ceux qui se montraient aux ouvertures de la grange. Les calvinistes avaient ramassé des pierres pour se défendre.

A l’ouïe du tumulte, Guise accourt et se jette dans la mêlée. En arrivant, il est atteint au visage d’un coup de pierre, et son sang coule. Les siens redoublent de rage, et lui-même ne se possède plus. Point de pitié pour le sexe ni pour l’âge : une horrible tuerie commence. Quelques-uns à genoux, les mains jointes, demandent grâce au nom de Jésus-Christ. On leur répond : « Vous appelez votre Christ ? Où est-il maintenant ? » D’autres soulèvent la toiture, et tâchent de s’échapper par les murs de la ville. On les fait tomber à coups d’arquebuse, dit un vieil historien, comme on le ferait des pigeons sur un toit.

Le pasteur Léonard Morel était agenouillé dans sa chaire, invoquant le Dieu des miséricordes. On tire sur lui ; il veut se sauver ; mais près de la porte il se heurte contre un cadavre, et reçoit des coups d’épée à l’épaule droite et à la tête. Se croyant blessé à mort, il s’écrie : « Seigneur, je viens rendre mon âme entre tes mains, car tu m’as racheté. »

Deux gentilshommes qui se trouvaient là disent : « C’est le ministre ; menons-le à M. de Guise. » On l’emporte, car il ne pouvait marcher, et le duc lui dit : « Ministre, viens çà, es-tu le ministre d’ici ? Qui te fait si hardi de séduire ce peuple ? — Je ne suis point séducteur, dit Morel, j’ai prêché l’Évangile de Jésus-Christ. — Mort-dieu ! répond le duc, l’Évangile prêche-t-il sédition ? Tu es cause de la mort de tous ces gens ; tu seras pendu tout à l’heure. Çà, prévôt, qu’on dresse une potence pour le pendre ! » Heureusement, parmi ces centaines d’égorgeurs, il ne s’en trouva aucun qui voulût remplir l’office de bourreau. Morel fut tenu sous bonne garde, et ce délai le sauva.

Soixante personnes restèrent sur le carreau dans cette boucherie, et deux cents autres furent blessées, dont plusieurs mortellement. On dépouilla les cadavres, et quelques jours après, les laquais du duc faisaient marché public de ces objets, les criant à haute voix, dit Crespin, comme ferait un sergent qui aurait pris des meubles par exécution.

Pendant le carnage, la Bible des calvinistes fut apportée au duc. Il la remit à son frère, le cardinal Louis de Guise, qui s’était tenu sur les murs du cimetière. « Tenez, lui dit-il, voyez les titres des livres de ces huguenots. — Il n’y a point de mal en ceci, répondit le cardinal ; c’est la Sainte-Écriture. — Comment, sang-dieu ! la Sainte-Écriture ? il y a quinze cents ans et plus qu’elle est faite, et il n’y a qu’un an que ces livres sont imprimés ; par la mort-dieu ! tout n’en vaut rien. » Le cardinal ne put s’empêcher de dire : « Mon frère a tort. »

Ce trait n’est pas indigne de l’histoire : il montre une fois de plus quelle était, en matière de religion, la grossière et parfaite ignorance du principal défenseur de l’Église romaine dans notre pays.

Le duc se promenait en long et en large, se mordant la barbe, ce qui était chez lui le signe d’une violente colère. Il manda le juge du lieu, et lui reprocha d’avoir souffert ces conventicules. Le juge allégua l’édit de Janvier. « L’édit de Janvier, » dit Guise en mettant la main à la garde de son épée, « le tranchant de ce fer coupera bientôt cet édit si étroitement lié. »

Le lendemain, étant à Eclairon, ses gens l’avertirent que les huguenots de Vassy avaient envoyé des plaintes au roi. « Qu’ils y aillent, dit-il avec dédain ; ils n’y trouveront ni leur amiral, ni leur chancelier. »

La réflexion cependant lui fit comprendre que ce n’était pas chose de si petite importance d’avoir autorisé cette boucherie en pleine paix, et il envoya un procureur à Vassy pour commencer un semblant d’enquête. On inventa le conte que les huguenots avaient été les agresseurs, comme s’il n’était pas invraisemblable jusqu’à l’extravagance que des gens sans armes, assemblés au pied d’une chaire avec des femmes et des enfants, eussent attaqué les premiers la nombreuse escorte de François de Guise !

L’année suivante, sur son lit de mort, le duc protesta qu’il n’avait ni prémédité, ni ordonné le massacre de Vassy. Nous voulons l’en croire sur parole, malgré les accablantes remarques de Bayle ; il nous serait douloureux de voir un ignoble chef d’assassins dans le défenseur de Metz, le vainqueur de Renty, le vaillant capitaine. Mais n’avait-il pas un dessein bien arrêté d’exercer au moins quelques violences contre les huguenots de Vassy, et qu’a-t-il fait pour empêcher le massacre ? Etait-il homme à être désobéi ? Vers la fin de l’affaire, il a ordonné, sur la demande de la duchesse de Guise, d’épargner les femmes grosses, et rien de plus. A-t-il poursuivi d’ailleurs, a-t-il seulement désavoué aucun des meurtriers ? Qu’on écarte donc la préméditation, soit, mais le consentement de Guise au massacre dans le moment même, non. Le sang de Vassy est sur sa tête : il en a été puni, lui, et son fils, et sa race. « Qui prend l’épée périra par l’épée. »

La nouvelle du massacre de Vassy produisit dans tout le royaume une impression extraordinaire ; il souleva tout le peuple réformé d’indignation et d’horreur. Ce n’était plus ici le crime d’une vile populace conduite par quelques prêtres méprisés ou quelques moines abjects. C’était l’un des plus grands seigneurs de France qui avait, au mépris des lois, versé à flots, le sang des fidèles. Si cet attentat restait impuni, où serait désormais la justice, et qui pouvait s’assurer de n’être pas égorgé ?

A Paris l’agitation fut si grande qu’on craignit une prise d’armes immédiate, et que le maréchal de Montmorency, gouverneur de la ville, invita les calvinistes à suspendre leurs assemblées. Mais ils répondirent que ce serait donner gain de cause à leurs ennemis, et reconnaître qu’il y avait dans le royaume un pouvoir supérieur à celui des lois. Ils se bornèrent à demander main-forte au maréchal pour l’observation des édits.

Le prince de Condé et les principaux membres du parti s’adressèrent à Catherine de Médicis. Ils lui mirent devant les yeux l’insolence du triumvirat, la ligue des princes lorrains avec le roi d’Espagne, l’audace croissante de leurs entreprises, les dangers qui menaçaient l’autorité royale, et protestèrent qu’ils étaient prêts à sacrifier leurs biens et leurs vies pour la cause du trône qui se liait maintenant à celle de la foi réformée. Catherine usa de sa dissimulation ordinaire, fit des réponses évasives, et tâcha de pénétrer dans les secrets des calvinistes, afin de s’en servir, selon les circonstances, pour ou contre eux.

Le consistoire de Paris décida qu’on épuiserait toutes les voies de justice avant d’opposer la force à la force, et envoya Théodore de Bèze à la cour, afin de réclamer la punition exemplaire des meurtriers. Le roi de Navarre, présent à l’audience, et voulant donner des gages à ses nouveaux alliés, s’écria : « Ils ont jeté des pierres contre mon frère le duc de Guise ; il n’a pu retenir la furie de ses gens ; et sachez bien que quiconque lui touchera le bout du doigt me touchera tout le corps. — Sire, lui répondit Bèze, c’est vraiment à l’Église de Dieu, au nom de laquelle je parle, d’endurer les coups, et non pas d’en donner ; mais aussi vous plaira-t-il vous souvenir que c’est une enclume qui a usé beaucoup de marteaux. »

Théodore de Bèze a parlé vrai. Antoine de Bourbon et les siens sont tombés ; les persécuteurs dorment au fond de leur sépulcre, et la Réforme française est encore debout.

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