Histoire des Protestants de France – Tome 1

2.16.
Intrigues de Catherine de Médicis. – La guerre des amoureux. – La Ligue. – Vaste plan de Philippe II. – Caractère du duc Henri de Guise. – Faiblesse de Henri III. – Anarchie du royaume. – Edit de Nemours. – Excommunication des Bourbons par Sixte-Quint.

Catherine de Médicis avait imaginé un moyen de venir à bout, pendant la paix, des gentilshommes huguenots qu'on n’avait pu vaincre par les armes : c’était de les dépraver. Elle parcourut les provinces avec une grande troupe de filles d’honneur (on en compta quelquefois cent cinquante), qui furent appelées son escadron volant. Partout sur ses pas, marchaient les bals, les galanteries, les intrigues, au milieu desquelles la vieille austérité des compagnons de Coligny achevait de se perdre.

Ainsi, sous prétexte de conduire Marguerite de Valois dans la maison de son mari, le roi de Navarre, Catherine se mit en route, au mois de juillet 1578, pour les provinces méridionales. Le Béarnais, qui avait trop oublié, dans sa longue résidence au Louvre, les leçons de sa mère, ne résista point aux séductions qui l’entouraient. « La cour du roi de Navarre, dit Agrippa d’Aubigné, se faisait florissante en brave noblesse, en dames excellentes. L’aise y amena les vices, comme la chaleur les serpents. La reine de Navarre eut bientôt dérouillé les esprits, et fait rouiller les armes. Elle apprit au roi son mari qu’un cavalier était sans âme quand il était sans amour » (l. IV, c. 5).

Le même historien nous raconte que Catherine de Médicis affectait de parler un langage emprunté à la Bible. Elle s’était fait composer un vocabulaire des expressions usitées parmi les plus rigides des réformés, et s’en servait, tantôt par politique, tantôt par dérision. « Elle avait appris par cœur, dit-il, plusieurs locutions qu’elle appelait consistoriales, comme d’approuver le conseil de Gamaliel, dire que les pieds sont beaux de ceux qui apportent la paix ; appeler le roi l’oint du Seigneur, l’image du Dieu vivant, avec plusieurs sentences de l’épître de saint Pierre en faveur des dominations ; s’écrier souvent : Dieu soit juge entre vous et nous ! J’atteste l’Éternel devant Dieu et ses anges ! Tout ce style, qu’ils appelaient entre les dames le langage de Canaan, s’étudiait au soir, au coucher de la reine, et non sans rire » (l. IV, c. 3).

Avant et après les fêtes on tenait des conférences, d’où sortit le traité explicatif de Nérac signé le 28 février 1579. Il n’ajoutait rien d’essentiel à l’édit de Poitiers. Le roi de Navarre obtint seulement quelques nouvelles places de sûreté en Guyenne et en Languedoc, à condition qu’il ne les garderait que six mois.

Une intrigue de cour fit reprendre les armes, et cette querelle ridicule fut nommée la guerre des amoureux. Le grand corps des réformés n’y prit aucune part. Elle se termina par la signature de la paix au château de Fleix, en Périgord, le 26 novembre 1580. Le traité confirmait l’édit de Poitiers : seulement, le Béarnais avait conquis l’apanage donné en dot à sa femme dans l’Agenois et le Quercy.

Quatre à cinq ans se passèrent sans guerre déclarée, mais sans sécurité ni repos. A diverses reprises les réformés envoyèrent à la cour d’amples cahiers de griefs et remontrances. On promettait d’y faire droit, et le lendemain le conseil ne s’en inquiétait plus.

Un autre moyen fut inventé pour affaiblir le parti calviniste, et il eut plus de succès que tous les précédents : ce fut de mettre ou de laisser les huguenots hors des charges publiques. Bien que l’édit de pacification leur accordât un droit égal d’admission à tous les emplois, on avait mille prétextes pour éluder cet article. C’était une persécution sourde, indirecte, mais systématique et constante.

Mézeray prétend que ces procédés en convertirent plus en quatre ans que les bourreaux ni les armes n’avaient fait en quarante ans. C’est trop dire. Il est certain, cependant, que beaucoup de gentilshommes succombèrent à la tentation d’avoir des places ou des faveurs de la Cour. Les uns, selon le récit de l’historien Elie Benoît, honteux d’abandonner eux-même la religion, y faisaient renoncer leurs enfants, en alléguant les devoirs de l’affection et de la prévoyance paternelles. D’autres, tout au contraire, se déclaraient catholiques afin d’entrer dans les charges, et faisaient élever leurs enfants dans la communion réformée pour tranquilliser, disaient-ils, leur conscience. Le cœur humain a-t-il jamais manqué de sophismes en face d’une passion ?

Au reste, les catholiques ardents se plaignaient encore, et accusaient les lenteurs de Henri III et de la reine Catherine. Leur esprit d’opposition s’augmenta par la mort du duc d’Alençon ou d’Anjou, qui survint en 1584. Henri III n’avait pas d’enfant, et ses médecins annonçaient qu’il ne passerait peut-être pas l’année. La race des Valois allait donc s’éteindre. Qui lui succéderait ? Henri de Bourbon, selon les anciennes lois du royaume. Il était le plus proche héritier de la ligne masculine, et nul ne pouvait lui contester le titre de premier prince du sang. Mais un hérétique, un apostat, un relaps (car on affectait de tenir pour sérieuse l’abjuration qui lui avait été imposée à la Saint-Barthélemy), un excommunié du saint-siège, monterait-il sur le trône des rois très chrétiens ? Cette seule pensée révoltait les trois quarts de la nation, et la Ligue en reçut un immense accroissement.

La Ligue ou Sainte-Union existait déjà depuis l’an 1576. Elle remontait même plus haut, et s’étendait au delà des frontières de la France. Le cardinal de Lorraine en avait formé le plan au concile de Trente ; les Jésuites l’avaient repris et agrandi ; Philippe II, les papes, le duc Henri de Guise y avaient mis successivement la main, et par degrés l’association se développa au point d’aspirer à soulever toute l’Europe catholique pour écraser l’Europe protestante. C’est en France que devaient se porter les premiers coups.

Après avoir exterminé les huguenots, les nouveaux croisés auraient terrassé les rebelles de la Hollande, puis ils se seraient jetés tous ensemble sur l’Angleterre, et après sur l’Allemagne et le Nord, ne s’arrêtant plus jusqu’à ce qu’ils eussent ramené dans l’Église de Rome ou étouffé dans son sang le dernier des disciples de Luther et de Calvin. Lutte suprême, duel à mort, dans lequel on se proposait de rétablir sur des monceaux de cadavres l’unité catholique !

Philippe II était le principal chef armé de cette vaste conjuration. Dans sa retraite de San-Lorenzo, il méditait incessamment, comme l’atteste sa correspondance publiée de nos jours, ces grandes et sombres pensées. Il ne comprenait que deux choses au monde : la souveraine puissance du prince dans les affaires politiques, et l’infaillibilité du pape dans les questions religieuses. Le droit de résistance au temporel, le droit d’examen au spirituel, étaient à ses yeux les plus détestables des crimes. Toute autorité se concentrait pour lui entre les mains de quelques chefs ; nulle liberté en dehors ni au-dessous. Les deux glaives devaient frapper ensemble pour tenir les peuples asservis et tremblants ; il y joignait la hache du bourreau, le bûcher de l’inquisiteur, et même le poignard de l’assassin ; car le roi catholique descendit à ce degré d’infamie de conférer des lettres de noblesse aux parents de Balthazar Gérard, le meurtrier du prince d’Orange. Philippe II avait conçu cet exécrable système de terreur au profit de la royauté et du pontificat. Il n’en a retiré que la déchéance de l’Espagne et l’horreur de la postérité.

Le saint-siège éprouvait d’implacables ressentiments à la vue de l’hérésie se relevant sans cesse devant lui, et il voulait rétablir à tout prix une seule foi sous un seul chef spirituel. Cardinaux, évêques, prêtres, Jésuites et moines de tout ordre s’en allaient répandre ces maximes d’extermination dans les cours et au sein des peuples, par la chaire et le confessionnal.

En France, Henri de Guise, le Balafré, était l’âme de la Ligue. Caché d’abord dans l’ombre, il se laissa voir davantage à mesure que Henri III se faisait plus mépriser, et lui plus estimer des masses populaires. Il tâchait d’être affable envers les petits, ami sûr, inexorable ennemi, généreux envers qui lui rendait service, aux cupides prodiguant de l’or, aux ambitieux de grandes promesses, aux bourgeois et aux artisans de Paris des prévenances qui flattaient leur vanité. Capable d’une dissimulation profonde, il avait l’air ouvert et franc du soldat. Grand capitaine, il connaissait encore mieux l’art de gagner des victoires à propos que de les remporter. Il montrait beaucoup de zèle pour l’Église de Rome, mais sans tomber dans les abjectes dévotions de Henri III ; et toujours attentif au soin de sa fortune, il ne prenait de la religion que ce qui pouvait y servir.

L’un des clients de sa maison, Jacques d’Humières, s’était mis en 1576 à recruter dans les villes de Picardie des adhérents à la Ligue, et l’association se répandit bientôt dans toutes les provinces. Il y eut quelques différences dans les articles qu’on présentait à jurer et à signer, mais le fond était partout le même : assurance mutuelle entre les membres de l’union ; obéissance absolue au chef secret de la Ligue ; engagement de tout sacrifier, corps et biens, pour exterminer les hérétiques et rétablir l’unité de religion.

L’association se composait d’éléments bien distincts. Pour les Guises, c’était une question d’agrandissement et de pouvoir ; pour une partie de la bourgeoisie et de la magistrature, un moyen d’ordre public ; pour une autre partie, une précaution contre les représailles dont pourraient user les calvinistes envers les égorgeurs et les spoliateurs de la Saint-Barthélemy ; pour les gens de métier, une manifestation d’antipathie contre les huguenots ; pour les prêtres enfin, une affaire de domination religieuse. Il y avait là, comme il arrive toujours, les hommes de bonne foi, qui se dévouaient au triomphe d’une idée, et les ambitieux ou les hypocrites qui exploitaient la sincérité des autres. On faisait figurer les plus modérés à l’avant-garde, de peur d’effaroucher les âmes honnêtes ; mais les plus exaltés se promettaient de recueillir tous les fruits de la conspiration.

A Paris, le chanoine Launoy, les curés Prévôt et Boucher, et des aventuriers de toute sorte s’adressaient aux individus les plus infimes, ouvriers d’abattoir, mariniers, maquignons, portefaix, en leur disant que les huguenots voulaient couper la gorge à tous les bons catholiques, et que dix mille d’entre eux étaient cachés dans le faubourg Saint-Germain, prêts à commencer le massacre. Les clubs les plus forcenés se tenaient alors dans les églises ; et les prêcheurs, moines ou docteurs de Sorbonne, poussaient le peuple aux plus sanglants excès, en attestant la volonté du ciel. Les mêmes provocations se répétaient dans tout le royaume, et la Ligue en prit une extension formidable.

Henri III, n’osant pas la combattre à face ouverte, crut faire un coup de maître en signant de sa propre main les articles de l’union ; mais il ne fit que l’enhardir et s’avilir. De roi il devint le second des conjurés, et un conjuré méprisé de ses complices.

La Ligue demandait qu’il prononçât l’exhérédation du roi de Navarre, et nommât pour son héritier le cardinal de Bourbon, vieillard de plus de soixante ans, personnage d’esprit borné, de caractère faible, prêtre de peu de crédit, qui avait vécu dans des habitudes molles et dissolues. Ce cardinal eût préparé la place au duc de Guise. Henri III le savait ; il savait aussi que les Lorrains n’attendaient que l’occasion de le faire tonsurer et enfermer dans un cloître, comme on avait fait des anciens rois fainéants.

Dans ce péril suprême, Henri III retrouva quelque courage, et refusa. Le royaume fut alors en proie à une anarchie sans nom. Plus d’autorité ; plus de frein ni de lois. Les ligueurs publièrent des manifestes au nom du cardinal de Bourbon, et s’emparèrent par trahison ou à main armée de Toul, Verdun, Lyon, Châlons, Bourges, et d’autres villes importantes. Henri III, qui n’avait point d’armée à leur opposer, fit la paix avec le duc de Guise aux dépens des huguenots. Il promit par le traité de Nemours, signé en 1585, de leur ôter non seulement l’exercice public de la religion, mais encore la liberté de conscience. Ordre fut donné à tous les ministres de sortir du royaume dans le délai d’un mois, et à tous les réformés d’abjurer ou d’émigrer au bout de six mois, sous peine de confiscation des biens et de mort. Le terme fut même bientôt réduit à quinze jours, comme si l’on eût voulu ôter à ces abjurations jusqu’à l’apparence de la bonne foi !

C’était, en éteignant la guerre d’un côté, la rallumer de l’autre. Il ne s’agissait plus ici de quelque misérable querelle de cour ; il y allait de la liberté, de la foi, de la fortune, de l’existence de tous.

L’édit de Nemours parut devoir être si rigoureusement exécuté que le roi rejeta la requête de pauvres femmes, qui sollicitaient la grâce de vivre avec leurs enfants dans quelque coin de la France qu’il plairait à Sa Majesté de leur assigner. Henri III leur promit seulement de les faire transporter sans offense ni dommage en Angleterre. Il y eut même des femmes brûlées à Paris après le traité. On en était revenu aux atroces lois de Henri II.

Certains réformés timides essayèrent de se réfugier derrière des formules équivoques telles que celles-ci : Puisqu’il plaît au roi, etc., et ils signaient de la sorte, non une abjuration, mais un acte d’obéissance à la volonté royale. Les évêques s’en aperçurent, et usèrent de rigueur dans les admissions. Il y en eut un, l’évêque d’Angers, qui ordonna de ne recevoir les huguenots qu’après une longue instruction et un diligent examen de leur foi. Ainsi, le prince leur enjoignait de se convertir en quinze jours, et le clergé repoussait ceux qui ne seraient pas bien pénétrés de toute la doctrine romaine. Etait-ce assez de contradictions ?

Henri III ne voulait pas, cependant, écraser entièrement le parti calviniste ; il aurait craint de donner trop de force à la Ligue et au duc de Guise. Son plus ardent désir était de ruiner chacun des deux partis par l’autre, et on l’entendait souvent répéter à demi-voix : « Je me vengerai de mes ennemis par mes ennemis. »

En voyant que le roi manquait de vigueur dans la poursuite des hérétiques, le pape Sixte-Quint perdit patience, et fulmina contre les Bourbons une excommunication que vingt-cinq cardinaux signèrent avec lui. Elle portait que Henri de Bourbon, jadis roi de Navarre, et Henri, aussi de Bourbon, prince de Condé, étant hérétiques, relaps en hérésie, et non repentants, étaient déchus de toutes leurs principautés, eux et leurs héritiers à tout jamais. Si quelqu’un osait encore obéir à cette génération bâtarde et détestable des Bourbons, et reconnaître comme son souverain le ci-devant roi du prétendu royaume de Navarre, il devait encourir la même excommunication. Jamais, dans ses plus violentes invectives contre le ci-devant roi Louis Capet, la Convention de 93 n’a manqué si complètement de mesure et de pudeur.

Le Béarnais répondit à cette bulle insolente, en faisant afficher, le 6 novembre 1585, dans tous les lieux publics de Rome, une protestation qui commençait ainsi : « Henri, par la grâce de Dieu, roi de Navarre, prince souverain de Béarn, premier pair et prince de France, s’oppose à la déclaration et excommunication de Sixte cinquième, soi-disant pape de Rome, la maintient fausse, et en appelle comme d’abus à la cour des pairs de France. Et en ce qui touche le crime d’hérésie, duquel il est faussement accusé par la déclaration, il dit et soutient que monsieur Sixte, soi-disant pape, en a faussement et malicieusement menti, et que lui-même est hérétique, ce qu’il fera prouver en plein concile libre et légitimement assemblé. On assure que Sixte-Quint, étonné d’un acte si hardi, commença depuis lors à estimer son adversaire.

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