Histoire des Protestants de France – Tome 1

4.
Depuis la révocation de l’Édit de Nantes jusqu’à l’Édit de tolérance

4.1.
Influence de deux esprits opposés dans cette période. – Rigueurs exercées contre les pasteurs. – Leur arrivée sur la terre étrangère. Grande émigration des fidèles. – Impuissance des lois et du gouvernement. – Divers moyens d’évasion. – Générosité des pays protestants. – Nombre approximatif des réfugiés, etc.

Deux influences opposées se partagent cette nouvelle période : l’esprit traditionnel de persécution, qui inspire encore de cruelles violences, d’effroyables supplices jusque dans la seconde moitié du dix-huitième siècle ; et l’esprit nouveau de tolérance qui, passant de la conscience de quelques hommes de bien dans les écrits des philosophes, de ces écrits dans les convictions des classes intelligentes, de ces classes dans la magistrature et dans les conseils du roi, acquiert enfin une irrésistible autorité, et force les prêtres mêmes à s’incliner devant des maximes plus vraies, plus morales, plus chrétiennes que les leurs.

En apposant les sceaux de l’Etat sur l’édit de révocation, le chancelier Letellier avait prononcé avec l’accent de la joie et du triomphe le Nunc dimittis de Siméon. Il croyait, et Louis XIV avec lui, que l’édit allait tout finir. C’est alors, au contraire, que tout recommença.

Aussi longtemps que les réformés avaient eu quelque chose à perdre, ne fût-ce qu’une ombre de leur ancienne liberté, ne fût-ce que le vain nom de l’édit de Henri IV, la plupart s’étaient renfermés dans la limite des requêtes et des doléances. Ils espéraient surtout que la sainteté de la loi, la justice, l’humanité se relèveraient dans le cœur du monarque, et ils poussèrent la résignation jusqu’à faire adopter cette locution proverbiale : C’est une patience de huguenot. Mais lorsqu’ils eurent perdu tout, absolument tout, ils ne consultèrent plus que ce qu’ils devaient à leur conscience, à leur foi outragée ; et en persévérant à braver les édits les plus barbares au prix de l’exil, des galères et de la mort, ils finirent par fatiguer, la férocité même des bourreaux.

Un grand enseignement ressort de l’époque où nous entrons : c’est qu’il est plus facile de faire des martyrs que des apostats, et que la force du glaive, à moins de tout exterminer (chose impossible sous le règne de Louis XIV), se brise devant la puissance de l’idée.

L’acte de révocation fut rigoureusement exécuté contre les pasteurs : on dépassa même la lettre de l’édit qui accordait un délai de quinze jours. Claude reçut l’ordre de partir dans les vingt-quatre heures, et ce séditieux, comme l’appelait Mme de Maintenon, fut accompagné d’un valet de pied du roi qui ne le perdit pas de vue un seul moment. Les autres pasteurs de Paris obtinrent deux jours pour faire leurs préparatifs. Ceux des provinces eurent un peu plus de temps ; mais, par un complet renversement de tous les droits de la nature et de la famille, on leur enleva ceux de leurs enfants qui avaient atteint leur septième année. Quelques-uns même durent abandonner des enfants à la mamelle, et prirent le chemin de l’exil en soutenant leurs femmes défaillantes de douleur.

On avait compté sur des abjurations : il n’y en eut que très peu, et encore les pasteurs qui avaient succombé à un premier mouvement de stupeur et d’épouvante revinrent-ils presque tous à leur ancienne foi. Il se rencontra des vieillards de quatre-vingts, de quatre-vingt-dix ans qui ramassèrent les derniers restes de leur vie pour entreprendre de lointains voyages, et plus d’un mourut avant d’avoir atteint l’asile où devaient se reposer son pied tardif et sa tête appesantie.

L’arrivée de ces pasteurs sur la terre étrangère y produisit une inexprimable sensation. De toutes parts, les peuples accouraient, le cœur soulevé d’indignation et de pitié, les yeux baignés de larmes, pour saluer ces vénérables confesseurs de l’Évangile, qui, le bâton du voyageur à la main, les vêtements en lambeaux, le visage amaigri, pleurant leurs enfants et les troupeaux qu’ils avaient dû laisser aux mains des persécuteurs, venaient s’asseoir au foyer de l’hospitalité. Un cri immense, terrible, s’éleva dans toute la chrétienté protestante contre Louis XIV, et les catholiques mêmes de ces contrées sentirent la honte leur monter au front, en pensant à leur Église déshonorée.

Les fidèles suivirent en foule leurs conducteurs. Ce fut en vain que des lois toujours plus impitoyables condamnèrent les hommes qui tentaient de s’expatrier aux galères perpétuelles, les femmes à la réclusion à vie ; les uns et les autres à la confiscation des biens ; ceux qui les avaient aidés dans leur fuite, aux mêmes peines, et plus tard à la peine de mort. Ce fut en vain que l’on promit aux délateurs une part dans les dépouilles des victimes ; l’émigration gagna de proche en proche toutes les provinces, et le despotisme de Louis XIV vint s’y briser.

On ne peut concevoir aujourd’hui de pareilles lois ; car enfin si le roi ne voulait souffrir qu’une religion en France, au moins devait-il autoriser ceux qui n’en étaient pas, qui refusaient d’en être, à sortir du royaume. C’est là un principe tellement élémentaire de justice naturelle que l’Inquisition espagnole et la Ligue avaient toujours permis de choisir entre l’abjuration et le bannissement. Louis XIV, par un abus inouï de pouvoir, ne le permit point. Il ne considérait que sa gloire compromise, et ne voyait pas que nul ne la compromettait plus que lui-même.

Le langage de ses ordonnances est aussi inconcevable que le fond. Les mots y prenaient un sens monstrueux. Ainsi, on lisait que la fuite en pays étranger était une désobéissance criminelle, comme s’il y avait crime à tout abandonner plutôt que de renier sa foi ! On y lisait encore que les fugitifs étaient coupables d’ingratitude pour n’avoir pas profité de la permission de rentrer en France, comme si l’on n’avait pas mis pour condition absolue de leur retour la révolte contre le Dieu de leur conscience ! Voilà jusqu’où Louis XIV était descendu sous la double inspiration de son orgueil et du père La Chaise !

On plaça des gardes à l’entrée des villes, au passage des rivières, dans les ports, sur les ponts, sur les grands chemins, à toutes les issues qui menaient aux frontières, et des milliers de paysans se joignirent aux troupes échelonnées de distance en distance, afin de gagner le salaire promis à ceux qui arrêteraient les fugitifs. Tout y échoua. Les émigrants achetèrent des passeports qui leur étaient vendus par les secrétaires mêmes des gouverneurs, ou par les commis des ministres d’Etat. Ils gagnèrent les gardes à prix d’argent, et donnèrent jusqu’à six mille, huit mille livres pour le prix de leur évasion. Quelques-uns, plus hardis, franchirent la frontière l’épée à la main.

La plupart marchaient, la nuit, à travers des sentiers écartés, et s’enfermaient, le jour, de caverne en caverne. Ils avaient des itinéraires tout tracés pour cette nouvelle espèce de voyage. Ils descendaient dans les précipices, ou gravissaient les pics des montagnes, et prenaient toutes sortes de déguisements. Bergers, pèlerins, soldats, chasseurs, valets, marchands, mendiants : c’étaient toujours des fugitifs. Plusieurs, pour se garantir mieux de tout soupçon, feignirent de vendre des rosaires et des chapelets.

Le témoin oculaire Benoît en fait de longs récits : « Des femmes de qualité, âgées même de soixante et soixante et dix ans, qui n’avaient jamais, pour ainsi dire, mis le pied à terre que pour marcher dans leur chambre ou pour se promener dans une avenue, se rendirent de quatre-vingts et cent lieues à quelque village qu’un guide leur avait marqué. Des filles de quinze et seize ans, de toutes conditions, se hasardaient aux mêmes corvées. Elles traînaient des brouettes, elles portaient du fumier, des hottes et des fardeaux. Elles se défiguraient le visage par des teintures qui leur brunissaient le teint, par des pommades ou des sucs qui leur faisaient élever la peau, ou les faisaient paraître toutes ridées. On vit plusieurs filles et femmes contrefaire les malades, les muettes, les folles. On en vit qui se déguisèrent en hommes ; et quelques-unes, étant trop délicates et trop petites pour passer pour des hommes faits, prenaient des habits de laquais, et suivaient à pied, au travers des boues, un guide à cheval qui faisait l’homme d’importance. Il arriva de ces femmes à Rotterdam dans leur habit emprunté, qui se rendirent au pied de la chaire, avant que d’avoir eu le temps de se mettre dans un état plus modeste, et y donnèrent publiquement des marques de repentance de leur signature forcée » (t. V, p. 953-954).

La voie de mer facilita l’évasion d’une foule de réformés. Ils se cachaient dans des ballots de marchandises, dans des tonneaux, sous des monceaux de charbon. Ils s’entassaient dans des trous à fond de cale, et il y eut des enfants qui passèrent des semaines entières dans ces insupportables cachettes sans pousser un seul cri, de peur de se trahir. Parfois on se hasardait en pleine mer sur de simples bateaux, sans avoir osé faire aucune provision, en n’ayant qu’un peu d’eau saumâtre ou de neige pour se rafraîchir, et les mères en humectaient les lèvres de leurs nourrissons.

Des milliers d’émigrants périrent de fatigue, de froid, de faim, ou dans des naufrages, ou sous les balles des soldats. D’autres milliers furent pris, enchaînés avec des assassins, traînés à travers le royaume pour inspirer plus d’effroi à leurs coreligionnaires, et condamnés à ramer sur des chiourmes. Les galères de Marseille se remplirent de ces infortunés, entre lesquels on voyait d’anciens magistrats, des officiers, des gentilshommes et des vieillards. Les femmes encombrèrent les couvents et la tour de Constance à Aigues-Mortes. Mais ni menaces, ni barrières, ni dangers, ni supplices, ne purent prévaloir contre l’énergie et l’héroïque persévérance des consciences opprimées.

La cour s’épouvanta de la dépopulation du royaume et de la ruine de l’industrie. Elle crut que ce qui poussait tant de Français hors de France était moins une affaire de foi que l’attrait d’un péril à braver, et elle se mit un jour à ouvrir tous les passages. Le lendemain elle les referma, en voyant que l’émigration n’avait fait que s’accroître.

Emus d’une si grande et si noble infortune, les peuples étrangers disputèrent de sympathie envers les réfugiés. L’Angleterre, la Suisse, la Hollande, la Prusse, le Danemark, la Suède, subvinrent généreusement à leurs premiers besoins, et jamais il n’a paru plus clairement, selon la remarque d’un contemporain, que la charité puise à une source qui ne tarit pas. Plus on donnait, plus il semblait qu’on eût encore à donner. Les simples particuliers rivalisaient avec les gouvernements dans la distribution des secours. On allait au-devant des fugitifs ; on leur fournissait des moyens de travail, des maisons, des temples mêmes ; et ils payèrent cette libérale hospitalité par l’exemple de leur foi, une vie probe, et une industrieuse activité qui enrichissait leurs pays adoptifs. « Les protestants français portèrent à l’Angleterre, dit Lémontey, le secret et l’emploi des précieuses machinations qui ont fondé sa prodigieuse fortune, tandis que la juste plainte de ces proscrits alla cimenter dans Augsbourg une ligue vengeresse[a]. »

[a] Essai sur l’établissement monarchique de Louis XIV, p. 413.

Il est difficile de fixer avec quelque précision le nombre des réfugiés. On a déjà lu les chiffres indiqués par Vauban. Un intendant de la Saintonge écrivait, en 1698, que sa province avait perdu cent mille religionnaires. Le Languedoc en avait perdu quarante à cinquante mille avant la guerre des camisards, et la Guyenne au moins autant. L’émigration fut proportionnellement plus considérable encore dans le Lyonnais et le Dauphiné, à cause de la proximité des frontières. Des villages entiers furent abandonnés, et plusieurs villes devinrent à demi désertes. Les manufactures se fermèrent par centaines ; il y eut des industries qui disparurent complètement, et de vastes étendues de terrain manquèrent de bras pour les cultiver.

Voltaire dit que, dans l’espace de trois ans, près de cinquante mille familles sortirent du royaume, et furent suivies de beaucoup d’autres. Un pasteur du désert, Antoine Court, porte le chiffre à huit cent mille personnes. M. de Sismondi croit qu’en se tenant aux nombres les moins élevés, il resta en France un peu plus d’un million de réformés, et que trois à quatre cent mille s’établirent au-dehors. Un écrivain hostile à la Réforme, M. Capefigue, qui a consulté les cartons des généralités, fait monter l’émigration à 225 ou 230 000 âmes, savoir 1580 ministres, 2300 anciens, 15 000 gentilshommes, et le reste composé surtout de marchands et d’artisans. Il est bon d’observer que les intendants ont fait ces comptes rendus dans les premières années de la révocation, et qu’ils avaient intérêt à diminuer le nombre des émigrants pour éviter le reproche de négligence.

[Capefigue, Louis XIV, t. II, chap. 24, p. 258. L’auteur s’est trompé sur le chiffre des pasteurs, ou bien il a mis dans sa liste des professeurs, des étudiants en théologie et d’autres personnes indirectement attachées aux fonctions ecclésiastiques. Rulhières parle aussi de deux mille ministres. Elie Benoît, beaucoup mieux informé à cet égard, puisqu’il était lui-même l’un des pasteurs réfugiés, n’en fait monter le nombre qu’à sept cents.]

Il nous paraît probable que de 1669 à 1760, l’émigration, plus d’une fois renouvelée ou suspendue, selon les alternatives de persécution et de repos, a fait sortir de France, en déduisant ceux qui y revinrent au bout de quelques années, quatre à cinq cent mille personnes, qui appartenaient généralement à la portion la plus éclairée, la plus industrieuse et la plus morale de la nation.

On compta jusqu’à douze à treize cents réfugiés qui passaient par la ville de Genève dans une seule semaine. L’Angleterre forma onze régiments de ceux qui voulurent prendre les armes et il s’éleva dans la ville de Londres vingt-deux Églises françaises. Tout un faubourg de cette métropole en fut peuplé. La Hollande y regagna plus que Louis XIV ne lui avait fait perdre par ses invasions, et des colonies de huguenots se fondèrent jusque dans l’Amérique du Nord et au Cap de Bonne-Espérance. Leur nom et celui de leurs enfants y sont restés partout en honneur.

On a quelquefois comparé cette émigration à celle de 1792 ; mais il y a entre elles plus de différences que de ressemblances. Les émigrés de la Révolution n’avaient perdu que des privilèges aristocratiques, les réfugiés de la révocation avaient été dépouillés de leurs conditions même d’existence religieuse et civile. Les uns, du moins ceux qui émigrèrent les premiers, quittèrent leur patrie parce qu’ils ne voulaient pas accepter le droit commun ; les autres, parce que le droit commun leur avait été enlevé. L’émigration de 1792 ne se composait que d’une seule classe d’individus, qui ne savaient faire que le métier des armes ; l’émigration de 1685 renfermait tous les éléments constitutifs d’un peuple : hommes de négoce, fabricants, ouvriers, laboureurs. Aussi les réfugiés ont-ils fondé de nombreux et utiles établissements, dont beaucoup subsistent encore, tandis que les derniers émigrés n’ont laissé nulle part de traces durables de leur passage.

Il est également difficile de calculer le nombre des réformés qui ont péri dans les tentatives d’émigration, les combats partiels, les prisons, les galères et les échafauds, depuis l’édit révocatoire jusqu’à l’édit de tolérance de Louis XVI. M. de Sismondi croit qu’il en a péri tout autant qu’il en a émigré, c’est-à-dire, selon ses évaluations, trois à quatre cent mille. Le chiffre nous paraît excessif. Cependant Boulainvillers assure que, sous l’intendance de Lamoignon de Bâville, dans la seule province du Languedoc, cent mille personnes ont été victimes d’une mort prématurée, et que le dixième a fini par le feu, la corde ou la roue. On doit probablement en ajouter cent mille autres pour le reste du royaume dans le dix-huitième siècle. Deux cent mille Français sacrifiés après un édit de pacification qui avait duré près de quatre-vingt-dix ans : voilà les nouvelles et sanglantes hécatombes immolées sur les autels de l’intolérance.

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