L’épître de Jacques en 25 sermons

La race adultère

Race adultère ! Ne savez-vous pas que l’amour du monde est inimitié contre Dieu ? Celui donc qui veut être ami du monde, se rend ennemi de Dieu. Ou pensez-vous qu’elle ne tire pas à conséquence, cette déclaration de l’Écriture : « C’est un esprit de convoitise et d’envie que celui dont nous sommes animés ? » L’Écriture, au contraire, y confère une grâce plus grande que vous ne le croyez, du moment qu’elle dit : « Dieu résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humbles. »

Jacques 4.4-6

    Mes frères,

Rien ici-bas n’est absolument parfait. Les astronomes nous disent que le soleil lui-même a des taches, et des taches qui parfois sont assez considérables, ce qui ne l’empêche pas, on le sait, d’être toujours le soleil, l’éblouissant astre du jour. Or, ce qui est vrai du soleil peut se dire de notre Bible, qui, elle aussi, a ses points obscurs, ses passages difficiles, que les plus habiles théologiens ne parviennent pas toujours à élucider. Mais elle n’en reste pas moins toujours la Bible, le livre par excellence, à la portée de chacun, du petit comme du grand, de l’ignorant comme du savant, du faible comme du fort, continuant à inonder l’humanité de ses torrents de lumière, de chaleur et de vie. Cela est si vrai, que le plus souvent, comme d’ailleurs les taches du soleil, ces quelques points obscurs de notre Bible passent complètement inaperçus à la généralité des hommes. Qui se serait douté, par exemple, que le passage qui nous sert de texte, est précisément l’un de ces points obscurs ? qu’il est même envisagé comme l’un des passages les plus difficiles de tout le Nouveau Testament ? C’est de lui que le plus récent des traducteurs français du Nouveau Testament (M. Stpafer) est allé jusqu’à dire : « Je défie qui que ce soit au monde d’y trouver un sens quelconque, » étant d’avis qu’ici le texte grec doit nous être parvenu tronqué ou altéré. — Nous croyons cependant avoir des raisons pour ne pas partager cette manière de voir, mais la traduction que nous donnons de ce passage, bien qu’elle ne soit au fond que celle de la vieille Vulgate, diffère tellement de toutes celles que nous avons pu avoir sous les yeux et qui s’accordent très peu entre elles, qu’elle exige deux mots de justification. Que l’on nous pardonne, eu égard à l’importance de la question, une courte digression théologique. Nous verrons ensuite jusqu’à quel point remarquable ce passage peut nous concerner.

Que le Seigneur nous assiste dans cette modeste étude et la fasse contribuer à sa gloire, au triomphe de la vérité et à notre édification ! Amen.

I

A vrai dire, la difficulté fondamentale de notre texte réside dans la signification qu’il s’agit de donner au mot esprit du verset cinquième. S’agit-il ici, comme le voudrait la grande majorité de nos versions, du Saint-Esprit, de l’Esprit de Christ ? Ou bien tout simplement de notre esprit naturel, du cœur de l’homme, dans le mauvais sens du mot ? Il est bien évident qu’avec la première interprétation, on ne comprendra plus comment cet esprit, le Saint-Esprit, peut convoiter avec envie, et que l’on sera obligé de forcer le texte de toutes les manières, soit en renonçant à voir une citation dans ce qui en est positivement une et en donnant au mot précis dire le sens général de parler ; soit en mettant cette citation sous une forme interrogative, qui n’est pas sa vraie forme : soit en ajoutant le mot vous, qui ne se trouve dans aucun texte ancien. Or, la question est toute différente, si l’on adopte la seconde interprétation, c’est-à-dire, si l’on donne au mot esprit le sens de cœur naturel de l’homme. Quoi de plus vrai et de plus biblique, au fond, que cette sentence : Nous sommes de notre nature portés à la convoitise et à l’envie ?

La grande question est évidemment, de savoir si c’est bien cela que Saint-Jacques a voulu rappeler. Pour nous, cela ne fait guère l’ombre d’un doute. Que l’on se mette un instant en contact immédiat avec la théologie de Saint-Jacques. L’on constatera tout d’abord que la doctrine de la transmission du Saint-Esprit, doctrine qui joue un si grand rôle dans la théologie de Saint-Paul, est formellement absente de notre épître ; que si elle y est peut-être sous-entendue, elle ne s’y trouve nulle part catégoriquement exprimée. Le mot esprit ne s’y rencontre même qu’une seule fois — et c’est dans notre texte. Ce que Saint-Paul aurait attribué au Saint-Esprit, Saint-Jacques l’attribue, lui, à qui ? A Dieu, d’une manière immédiate, comme étant la source directe de toute vraie sagesse, de toute grâce excellente et tout don parfait (Jacques 1.5,17) ; mais aussi, d’une manière plus ou moins médiate, à sa Parole, à l’Écriture. C’est par cette Parole que nous sommes engendrés ; c’est elle qui peut, sauver nos âmes ; c’est elle qui nous rendra heureux dans toutes nos entreprises (Jacques 1.18, 21, 25). C’est encore elle, et non le Saint-Esprit, comme on l’a cru, qui dans notre texte, loin de parler en vain, nous accorde une grâce plus grande qu’on ne le croit, du moment qu’elle nous arrache à une fatale illusion, proclamant que « Dieu résiste aux orgueilleux, mais qu’il fait grâce aux humbles. » — N’y aurait-il pas quelque chose d’anormal à voir surgir tout à coup, dans un passage isolé, cette grave doctrine dont Saint-Jacques ne dit pas un mot ailleurs, bien que les occasions ne lui eussent certes pas manqué de la préconiser ? Quelque chose comme un palmier qui aurait surgi dans une de nos forêts de chênes ?

En second lieu, que l’on remarque l’idée profonde que Saint-Jacques nous donne du péché. Qu’est-ce que le péché pour lui ? C’est un mal inhérent à la nature humaine, ayant ses racines dans les profondeurs de notre être. Il ne nous vient pas du dehors, mais bien de nous-mêmes ; il fait réellement partie de notre être, de l’esprit qui nous anime. Sa source est précisément la convoitise, qui nous est propre, qui attire et qui amorce (Jacques 1.14-15). Elle se trouvera aussi dans un zèle amer et des dispositions orgueilleuses (Jacques 3.14 ; 4.1, 16). — Et à qui parle Saint-Jacques en parlant ainsi de la malice du cœur de l’homme ? A des païens ? A des juifs non convertis ? Non, mais à des chrétiens, à des chrétiens qui sans doute étaient censés avoir reçu le Saint-Esprit et au nombre desquels il se place aussi une fois lui-même, lorsqu’il dit : « Nous bronchons tous en plusieurs manières » (Jacques 3.2). — Qu’y aurait-il donc de choquant à ce qu’en parlant dans notre passage de l’esprit qui a sa demeure en nous, il ait eu uniquement en vue nos instincts naturels, ces instincts qui se retrouvent encore à chaque instant, et quelquefois avec une violence extraordinaire, chez les meilleurs et les plus avancés des chrétiens ? — Que d’ailleurs le mot esprit puisse être employé dans un sens défavorable, nous en avons maints exemples dans le Nouveau Testament. Nous ne citerons que cette parole de Jésus à ses disciples : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés ! » (Luc 9.55) Par une coïncidence qui n’est peut-être pas aussi fortuite qu’on pourrait le croire, il s’agit ici précisément d’un esprit de haine ou d’envie. Aurions-nous dans notre passage une réminiscence de cette vive apostrophe de Jésus ?

Ce qui, en troisième lieu, nous confirmera dans notre manière de voir, c’est que l’un des plus graves reproches adressés par Saint-Jacques à ses lecteurs est celui de faire trop peu de cas de la Parole de Dieu. On la lisait, mais on ne la pratiquait guère. C’était bien un miroir dans lequel on voyait ses taches et ses souillures, mais sans qu’il vînt à l’idée de s’en laver. On l’interprétait d’une manière arbitraire « en se séduisant par de vains raisonnements » (Jacques 1.22-24). On s’attachait à certains préceptes que l’on considérait comme étant les plus importants, et l’on ne faisait aucun cas des autres (Jacques 2.10, 12). Il paraîtrait que tout ce qui n’était exprimé que sous forme de maximes ou d’aphorismes, sans être précisément un ordre ou une défense, sans être accompagné explicitement d’une promesse ou d’une menace, était dédaigneusement laissé de côté. On pouvait, par exemple, avoir des scrupules de tuer ou de commettre adultère, mais l’on ne s’en faisait aucun de se montrer sans entrailles envers les pauvres. « Que voulez-vous, semblait-on dire, cela ne tire pas à conséquence, et d’ailleurs, ne sommes-nous pas fidèles à l’Écriture dans ses points essentiels ? » — Or, c’est contre cette manière arbitraire et pharisaïque de se comporter vis-à-vis de l’Écriture, que Saint-Jacques s’élève avec la plus grande énergie. D’abord, dans les versets 8 à 13 du chapitre second, où, sans faire toutefois de citation formelle, il rappelle pourtant par de vraies déclarations bibliques, tirées de Job et des Proverbes (Job 22.5-11 ; Proverbes 21.13), que le manque de miséricorde dont ses lecteurs n’avaient pas l’air de se soucier, était formellement condamné et recevrait son juste châtiment. Puis, dans notre texte, où, d’une manière presque identique, il démontre que l’amour du monde, source d’orgueil et d’envie, cet amour adultère que l’on se permet si aisément et que l’on s’imagine être sans conséquence, aura au contraire pour terrible effet de rendre Dieu notre adversaire implacable, et de nous priver de sa grâce.

C’est en tenant compte de tout cela que nous considérons la version donnée par la Vulgate comme étant la seule vraie. C’est la seule, en tout cas, qui tout en paraissant se trouver en parfaite harmonie avec les vues spéciales de Saint-Jacques et sa manière de raisonner, a le sérieux avantage de respecter scrupuleusement le texte, ainsi que les lois de la grammaire et de la logique. — On peut pourtant y faire deux objections : La première est que la citation donnée au verset cinquième, « c’est un esprit de convoitise et d’envie que celui qui habite en nous, » ne se trouve nulle part textuellement dans l’Écriture. Mais empressons-nous de dire qu’elle s’y trouverait encore bien moins, si nous donnions au mot esprit le sens de Saint-Esprit. Toutefois, si dans le sens où nous l’entendons, nous ne la retrouvons pas à la lettre dans l’Ancien Testament, il est certain qu’elle s’y trouve dans son esprit, dans son idée essentielle. Que rappelle-t-elle, sinon la malice et la corruption innées du cœur de l’homme ? Ne se peut-il pas que Saint-Jacques ait cité de mémoire un des nombreux passages qui établissent cette grande vérité, en se bornant à en faire ressortir l’idée fondamentale ? Cela est d’autant plus admissible, que Saint-Jacques, tout en étant imprégné de l’Ancien Testament, pour lequel il professe d’ailleurs le plus grand respect, se comporte à son égard avec une liberté d’allures qui rappelle celle de Jésus-Christ lui-même. Ce n’est certes pas lui qui enseignera ou pratiquera jamais l’esclavage de la lettre, lui qui semble au contraire à chaque ligne dire comme Jésus, avec lequel il a une si remarquable affinité : « La lettre tue, mais l’esprit vivifie. » — La seconde objection que l’on pourrait nous faire, c’est qu’au verset cinquième il est question de convoitise et d’envie, tandis qu’au sixième il s’agit d’orgueil. Mais le verset quatrième s’élève avant tout contre l’amour du monde, dont la convoitise et l’envie ne sont au fond que des dérivés. L’on sait, au surplus, la relation intime qui existe entre ces vices, l’orgueil étant spécialement le propre de ceux qui possèdent, la convoitise et l’envie de ceux qui ne possèdent pas. On ne pourrait pas même reprocher à Saint-Jacques de ne pas se montrer ici un dialecticien absolument correct.

II

Tout cela dit, examinons maintenant jusqu’à quel point ce passage peut nous concerner. Nous croyons ne pas nous tromper en affirmant qu’il n’en est peut-être aucun qui ait au fond plus d’actualité que celui-là. En effet, il s’attaque à deux péchés qui, s’ils pouvaient caractériser les Judéo-Chrétiens, auxquels Saint-Jacques s’adresse spécialement, se sont retrouvés plus ou moins accentués dans toutes les églises chrétiennes et constituent tout particulièrement de nos jours l’une des plus graves plaies de notre christianisme : c’est, d’une part, l’amour du monde et, d’autre part, la tendance à s’affranchir toujours plus de la Parole de Dieu.

L’amour du monde, disons-nous tout d’abord. Que l’on ne se fasse pas d’illusion : la position du chrétien au milieu du monde est des plus difficiles et des plus délicates. Etre tenu d’y rester, ne pouvoir s’en mettre à l’écart sans se rendre coupable d’infidélité, d’une lâche désertion ; avoir en plus le droit imprescriptible d’user de tous les biens, tous les avantages qu’il peut offrir et ne pouvoir, en une foule de circonstances, s’en abstenir sans substituer sa propre sagesse ou des « commandements d’hommes » à la sagesse, voire même parfois à la volonté expresse de Dieu. D’un autre côté, savoir toujours conserver vis-à-vis du monde la plus complète indépendance, ne jamais se laisser séduire ou absorber par lui ; en user comme n’en usant point ; se limiter à n’en être que le sel et la lumière… Voilà certes l’un des problèmes les plus difficiles à résoudre dans la vie pratique. — Sont-ils vraiment nombreux les chrétiens qui à cet égard savent marcher sur les traces de Jésus-Christ, ou sont tout au moins à la hauteur des premiers chrétiens, d’un Saint-Paul, par exemple ? Ah ! s’il ne s’agissait que de s’abstenir de certaines jouissances grossières, de la sensualité proprement dite, il s’en rencontrerait encore à chaque pas. Mais le véritable amour du monde ne se manifeste pas toujours, tant s’en faut, par un cynique épicuréïsme ; il revêt souvent les formes les plus subtiles et les plus raffinées. N’est-on pas douloureusement affecté en voyant parfois combien certains vices, l’amour de l’argent, par exemple, la soif des honneurs et des louanges, la crainte servile de l’opinion, la recherche d’une vie agréable et facile, l’étroitesse de cœur, la dureté, la haine, l’orgueil, l’envie, la jalousie, sont caressés par ceux-là mêmes que l’on considère comme les plus distingués des chrétiens ! Avec quelle déplorable facilité, tout en sachant peut-être se préserver de quelques grossiers péchés de la chair, ne se pardonne-t-on pas ces péchés de l’esprit, qui n’en sont au fond ni moins graves, ni moins l’expression de l’adultère où l’on vit, ni moins stigmatisés par la Parole de Dieu ! — Mais ce qu’il y a de particulièrement effrayant dans un pareil état de choses, c’est la sécurité où l’on s’y trouve, le contentement que l’on y manifeste de soi-même. Ce sera d’un cœur léger que l’on continuera à rendre son culte à Dieu, qu’on le remerciera d’être l’objet de sa grâce et qu’on lui demandera sa bénédiction. Qui sait même si dans son for intérieur l’on pourra toujours bien s’empêcher de lui rendre grâces de ne pas être comme le reste des hommes ! Or, quand la conscience est faussée à un pareil point, il est bien difficile qu’elle parvienne à se redresser. Nous avons vu souvent ce que l’on appelle de grands pécheurs, des débauchés, des ivrognes, des larrons, des meurtriers, donner des preuves indiscutables du plus sincère repentir et finir par se convertir entièrement, mais jamais, disons-le, nous n’avons vu un chrétien avare, un chrétien avide d’honneurs, un chrétien sybarite, un chrétien au prudent égoïsme, un chrétien bouffi de son importance ou consumé par l’envie, confesser un jour humblement son péché et venir s’en décharger avec larmes aux pieds de la croix. Est-ce que l’amour du monde, sous la forme spéciale de certains péchés de l’esprit, ne serait pas au fond l’une des faces du péché contre le Saint-Esprit ? En tout cas, ce qui le caractérise d’ordinaire, on en conviendra, c’est un aveuglement et un endurcissement exceptionnels. — Disons-le franchement, pour beaucoup, la grande question est uniquement de savoir sauver les apparences, de savoir se montrer homme d’esprit. L’on est vraiment stupéfait en voyant parfois de quels tours de force le cœur de l’homme est capable pour se faire illusion à lui-même et se mettre tout à fait à l’aise ; pour faire un accord avec le monde sans se mettre en franche opposition avec Dieu. Que l’on sait bien s’ingénier à toujours avoir un pied dans le monde sans cesser d’avoir l’autre dans l’Église, et marcher ainsi sans trop clocher des deux côtés ; en d’autres termes, à établir un compromis entre ses instincts naturels et les ordres les plus formels de la Sainte-Écriture !

Ici, nous entrons en plein dans le second reproche que Saint-Jacques adresse à ses lecteurs, celui de se soustraire à la Parole de Dieu, ou de la manipuler d’une manière arbitraire, soit en en tordant le sens, soit en n’y prenant que ce qui peut flatter et en laissant soigneusement de côté tout ce qui déplaît ou condamne. — Sans parler de ceux qui ne rougissent pas d’exploiter ouvertement l’Évangile au profit de leurs penchants mondains, sans même parler de la confusion qui se fait journellement de certains vices avec la vertu, de la lâcheté avec la prudence, par exemple, de l’avarice avec l’économie, de la prodigalité avec la libéralité, de la dureté de cœur avec la fermeté, de la jactance avec le courage, de la brutalité avec la franchise, où sont de nos jours les chrétiens qui ont pris au sérieux et mettent littéralement en pratique des préceptes comme ceux-ci :

« Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et après cela, viens, suis-moi, t’étant chargé de ta croix. » — « Vendez ce que vous avez et donnez-le en aumônes : faites-vous des bourses qui ne s’usent point, un trésor dans les cieux qui ne manque jamais. » — « Ne prenez ni or, ni argent, ni monnaie dans vos ceintures, ni sac pour le voyage, ni deux habits, ni souliers, ni bâton, » — « Quand tu fais un dîner ou un souper, n’invite pas tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni tes voisins qui sont riches, de peur qu’ils ne t’invitent à leur tour et ne te rendent la pareille. Mais invite les pauvres, les impotents, les boiteux et les aveugles, précisément ceux qui ne peuvent pas te le rendre »a. — Ou bien encore des préceptes comme ceux-ci :

aMarc 10.21 ; Luc 12.33 ; Matthieu 10.9-10 ; Luc 14.12-13.

« Ne soyez point en souci, disant : Que mangerons-nous ? Que boirons-nous ? De quoi serons-nous vêtus ? » — « Soyez contents de ce que vous avez. » — « Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, mais amassez-vous des trésors dans le ciel. » — « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera donné par-dessus. » — « Ne soyez point en souci pour le lendemain, car le lendemain aura soin de ce qui le regarde. A chaque jour suffit sa peine » (Matthieu 6.25 ; 19.20 ; 33.34). — Ou bien encore des préceptes comme ceux-ci :

« Si l’on te donne un soufflet sur la joue gauche, présente encore la droite ; si l’on veut t’ôter ton manteau, donne encore ta tunique. » — « Je ne vous dis pas de pardonner seulement jusqu’à sept fois, mais bien jusqu’à septante fois sept fois. » — « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent » (Matthieu 5.39-41 ; 18.21-22 ; 5.44). Ou bien encore des préceptes comme ceux-ci :

« Ne jugez point afin que vous ne soyez pas jugés. » — « Hypocrite ! Ote premièrement la poutre qui est dans ton œil, et tu songeras ensuite à enlever le fétu qui est dans l’œil de ton frère. » — « N’aspirez point aux choses relevées, mais marchez avec les humbles ; ne présumez pas de vous-mêmes. » — « Que chacun de vous regarde par humilité les autres comme étant plus excellents que soi-même. » — « Qui es-tu, toi qui condamnes ton frère ? » — « Comme je vous ai moi-même lavé les pieds, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres » (Matthieu 7.1-5 ; Romains 12.16 ; Philippiens 2.3 ; Romains 14.4,10 ; Jean 13.14).

Ou bien encore des préceptes comme ceux-ci :

« Considérez comme le sujet d’une parfaite joie les diverses afflictions qui vous arrivent. » — « Soyez toujours joyeux. Priez sans cesse. » — « Que votre douceur soit connue de tous les hommes. » — « Soyez joyeux dans l’espérance, patients dans l’affliction, persévérants dans la prière » (Jacques 1.2 ; 1 Thessaloniciens 5.16-17 ; Philippiens 4.4-5 ; Romains 12.12).

Est-ce que ces ordres, qui pourtant sont tous bien formels, et auxquels nous pourrions en ajouter une infinité d’autres, ne sont pas en fait considérés par la généralité des chrétiens comme de pures hyperboles, dont la stricte observance serait une utopie, peut-être même un mal ? Fera-t-on même toujours quelques efforts pour les suivre, sinon à la lettre, du moins dans leur esprit ? Ah ! nous savons qu’il est certains chrétiens ne doutant de rien, qui prétendent avoir observé toutes ces choses, si ce n’est dès leur jeunesse, du moins depuis l’heure et la minute où ils prétendent avoir été convertis. — Oh ! les illusions et l’orgueil du cœur humain ! L’on nous citait naguère un de ces chrétiens d’élite, comme ils aiment assez à s’intituler modestement, qui, sollicité, eu égard à sa belle position de fortune, de tendre quelque peu la main à son propre frère — lequel, entre parenthèse, lui avait autrefois rendu d’éminents services, — répondit : « Hélas ! Je sympathise beaucoup avec mon pauvre frère, mais la charité chrétienne embrasse un domaine si incommensurable, qu’il vaut mieux laisser à Dieu le soin de l’exercer. Comment aurais-je, moi, son faible enfant, la prétention de vouloir seconder sa divine providence ! » — Un autre de ces chrétiens nous disait un jour : « J’ai fait la paix avec Dieu, mais avec mon frère, je ne la ferai jamais ! » — Et penser encore que c’est ce dernier qui au fond était l’offensé, la vraie dupe du premier !

Mais en dehors de ces vraies aberrations du sens religieux et moral, nous voulons encore signaler cette tendance, si fréquente chez les meilleurs chrétiens, à s’attacher à telle ou telle doctrine spéciale de l’Évangile, parfois à un simple passage isolé, en laissant totalement de côté ce qui lui sert de contre-partie ou de complément indispensable. C’est ainsi qu’il n’est pas rare de rencontrer des chrétiens qui auront bien toute la simplicité de la colombe, mais manqueront totalement de la prudence du serpent ; et d’autres, en échange, qui auront au plus haut degré la prudence du serpent, mais n’auront rien du tout de la simplicité de la colombe. Les uns sauront s’appliquer d’une manière admirable à ramasser les restes, afin que rien ne se perde, mais ils ne briseront jamais le vase de parfum ; ils connaîtront à fond la valeur de l’argent, mais seront incapables d’apprécier le prix du vrai désintéressement. D’autres, en échange, n’auront d’estime que pour les sacrifices grandioses, les dévouements sublimes, et négligeront les premiers et les plus élémentaires de leurs devoirs. Or, n’en doit-il pas être de la pratique de l’Évangile comme de la vraie grandeur, qui, suivant la belle expression de Pascal, ne consiste pas à savoir se tenir sur l’un des côtés de l’abîme, mais à embrasser les deux bords à la fois ?

Mes frères ! Nous nous plaignons quelquefois de ce que les progrès de l’Évangile dans le monde sont si lents, de ce que l’impiété, l’immoralité, un matérialisme toujours plus accentué, semblent gagner du terrain autour de nous, malgré nos travaux intelligents, nos efforts soutenus, nos sacrifices réels ; nous nous plaignons souvent des épreuves multipliées qui viennent fondre sur nous, un abîme appelant un autre abîme, toutes les vagues et tous les flots de Dieu semblant passer sur nous, et le ciel restant sourd à nos prières, à nos larmes, à nos cris d’angoisse et de douleur, Dieu paraissant nous avoir abandonnés. — Mais ne se pourrait-il pas qu’en effet il nous eût abandonnés, et pourquoi ? Pourquoi ? Osons-nous bien encore le demander ! Parce que nous les premiers nous l’avons abandonné ; parce qu’au fond nous lui avons préféré le monde et que par là-même nous sommes devenus de véritables adultères, les appels les plus pressants et les plus touchants de sa Parole n’ayant plus le pouvoir même de nous faire rentrer dans l’ordre. « Il y a de l’interdit en toi, ô Israël, c’est pourquoi ton Dieu s’est retiré de toi ! » Oui, Dieu nous résiste, et nous pouvons maintenant savoir par expérience ce que vaut cette résistance, à laquelle peut-être nous n’avions jamais sérieusement songé ; ce que c’est que d’être privé de cette grâce que nous nous étions si souvent flattés de posséder pour jamais. Sa bénédiction ne peut plus reposer sur nous ; c’est en vain que nous prétendons être encore ouvriers avec lui. Nous aurons beau semer, nous aurons beau arroser, il ne donnera plus l’accroissement. Ah ! l’on se plaint parfois naïvement d’être méconnu du monde et d’avoir si peu de prise sur lui : comme si cela était bien surprenant ! Est-ce que ce monde, avec ses yeux de lynx, n’a pas su du premier coup discerner la fausseté de notre position ? Croyez-vous que sous notre piété apparente, sous nos airs graves et corrects, dans nos belles paroles, ces flots de rhétorique, souvent si creuse, que nous prenons candidement pour de l’éloquence, il n’a pas su distinguer tout, ce qu’au fond nous avons de commun avec lui ? Comme alors il s’empressera de nous marquer au front de ce stigmate : « Hypocrite ! » — En faudra-t-il de plus pour que l’on nous tourne le dos, que nos temples se vident, que les sectes pullulent et que la question sociale devienne de plus en plus brûlante ! — Si encore ce monde, ce valet que nous avons préféré à notre époux légitime, pouvait nous donner une compensation quelconque à tout ce que nous avons perdu pour le suivre ! Nous aimera-t-il au moins d’un amour sincère ? Bien au contraire. Il pourra, il est vrai, nous combler des ses louanges et de ses flatteries, car il a tout intérêt à nous retenir à lui, mais, sachons-le bien, jamais il n’a peut-être pour nous autant de mépris que lorsqu’il nous encense, et de vrai respect, que lorsqu’il nous repousse et nous bafoue. Il nous offrira ses joies, ses présents, mais qu’est-ce que tout cela en comparaison de ceux dont nous aurions été comblés en restant fidèles à notre Dieu ? Qu’en reste-t-il, en définitive, de ces biens du monde dans la main de celui qui croit les tenir, si ce n’est quelques feuilles mortes et le plus souvent une plaie brûlante et rongeuse !

Cependant, grâces à Dieu, disons-le en terminant, tous n’ont pas fléchi le genou devant Bahal. Il est encore quelques vrais chrétiens dans toute la force et toute la beauté du terme, des chrétiens qui, par leur exemple, savent montrer que la pratique de l’Évangile dans ce qu’il peut avoir de plus difficile et de plus sublime, n’est pas un vain mot. En contact immédiat et permanent avec le monde, avec toutes ses plaies et toutes ses misères, usant de tout, mais comme n’en usant point, il ont su conserver vis-à-vis de lui la plus complète indépendance. Leur sel n’a rien perdu de sa saveur, leur lumière brille du plus pur éclat. Ce qui les caractérise, ce ne sera peut-être pas une piété tapageuse, à grand orchestre, mais ce sera la véritable piété, une vie cachée avec Christ en Dieu ; ce sera l’humilité vraie et profonde dans laquelle ils se consument ; ce sera leur ardente charité, leur absolu désintéressement, leur parfaite douceur, leur inaltérable sérénité. On voit qu’ils se sont donnés à Dieu joyeusement, sans partage et sans regrets. Ils sont humbles, aussi Dieu leur a-t-il fait grâce ; aussi est-ce à eux, à ces rares colonnes, souvent bien dans l’ombre et bien méconnues, que le christianisme doit peut-être de ne pas s’effondrer. Grâce au pur parfum de Christ dont ils sont imprégnés, n’arriveront-ils pas souvent, confondant toutes les idées de la sagesse humaine, à réconcilier avec l’Évangile ceux qui lui étaient le plus hostiles, à le leur faire non seulement admirer, mais apprécier, aimer et accepter cordialement. Ah ! comme ils ont su prendre la vie à son vrai point de vue ! Comme ils ont bien choisi la bonne part qui ne leur sera point ôtée ! Que leur mort sera digne d’envie ! N’est-ce pas d’eux qu’il est dit « qu’ils brilleront dans la splendeur des cieux, comme des étoiles, à toujours et à perpétuité ? » (Daniel 12.3). Pourquoi, hélas ! faut-il que leur nombre soit si petit ? Mais plutôt, pourquoi ne serions-nous pas nous-mêmes de leur nombre ? Pourquoi ne saurions-nous pas toujours mieux montrer qu’en professant de croire à la vie éternelle, d’aspirer avant tout à la couronne de gloire qui nous est réservée dans les cieux, nous ne sommes pas des hypocrites ; que nous croyons véritablement à ces choses ; que nous ne cessons pas un instant de nous envisager sur cette terre comme des étrangers et des voyageurs, de vrais bourgeois des cieux en marche vers la Patrie !

Mais, ô notre Dieu, combien nous avons besoin pour cela que tu nous pardonnes et que tu nous viennes en aide ! Oui, Dieu de nos beaux jours, Dieu de notre enfance et de notre jeunesse ; Dieu de nos éclatants exaucements, de tant de merveilleuses délivrances ; Dieu aussi de nos jours de deuil, de douleur et d’angoisses que toi seul as connues ; Dieu à qui tant de fois nous avions promis de rester fidèles, et fidèles jusqu’à la mort, et que tant de fois nous avons renié, pardonne-nous ! Tourne de nouveau ta face vers nous et daigne encore nous sourire ! Tu le sais, malgré tout, malgré tant de défaillances, tant de chutes, tant d’égarements, nous t’aimons ! Puissions-nous désormais appartenir à toi seul, sans aucun partage, et pour l’éternité ! Amen.

Célestin Michelin-Bert

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