L’épître de Jacques en 25 sermons

Qui es-tu, qui juges les autres ?

Mes frères, ne médisez point les uns des autres. Celui qui médit de son frère, et qui condamne son frère, médit de la loi, et condamne la loi. Or, si tu juges la loi, tu n’es point observateur de la loi, mais tu t’en rends le juge. Il y a un seul législateur, qui peut sauver et détruire. Toi, qui es-tu qui juges les autres ?

Jacques 4.11-12

    Mes frères,

On médit beaucoup des chrétiens, on médit surtout beaucoup des pasteurs. Il y a pour cela différentes raisons.

Tout d’abord la bonne conduite du chrétien, sa morale pure, condamnation de la conduite et de la morale relâchée de l’homme du monde. Tels les frères de Joseph médisant de leur frère, qui valait mieux qu’eux, tels les Pharisiens médisant de Jésus-Christ. Il n’y a rien dans ce fait qui doive nous affliger, ni même nous étonner. « Réjouissez-vous, » dit l’apôtre, de ce que vous avez part aux souffrances de Christ » — et encore : « Si l’on vous dit des injures pour le nom de Christ, vous êtes bienheureux : car l’Esprit de gloire, qui est l’esprit de Christ, repose sur vous, lequel est blasphémé par eux, mais il est glorifié par vous » (1 Pierre 4.14). — « Vous serez heureux, dit le Maître lui-même, lorsque à cause de moi on vous dira des injures, on vous persécutera, on dira faussement contre vous toute sorte de mal » (Matthieu 5.11).

Mais, chers frères, ce n’est pas toujours la méchanceté qui s’attaque au chrétien, c’est quelquefois aussi la clairvoyance des gens du monde. Il donne souvent prise à la médisance, non seulement par des scandales, rares heureusement, mais par des défauts, qui sont de tous les jours.

Et parmi ces défauts, je citerai la médisance elle même. Le chrétien n’est pas toujours l’agneau innocent et muet devant celui qui le tond, il se fait quelquefois loup, je veux dire qu’il a des griffes et des dents, et qu’il s’en sert pour déchirer le tiers et le quart.

Calvin dit en parlant de la médisance : Ce vice de détraction s’étend bien loin. Il a raison, il s’étend même aux chrétiens. Saint-Jacques, trois fois en cinq chapitres, met en garde contre ce péché les lecteurs de son épître, qui sont des chrétiens. Mes frères, leur dit-il, nous dit-il, ne médisez point les uns des autres. Notez ce : mes frères, et reconnaissez par là que si la médisance est le péché de tous, le péché le plus universel, il est particulièrement le péché des chrétiens.

Il y a pour cela des raisons spéciales, que nous allons vous exposer brièvement. Mais, vous le sentez, votre conscience vous le dit, notre texte vous le confirme, s’il y a des raisons particulières pour que le chrétien tombe dans ce péché, il y en a aussi pour qu’il n’y tombe pas. Nous vous les exposerons également. Ce sera tout le sujet de ce discours.

Heureux, si nous réussissons, non seulement à vous faire concevoir une fois de plus de la haine pour ce péché que tout le monde hait, mais à vous faire prendre la résolution de n’y plus tomber, quand même tout le monde y tomberait.

Le chrétien, disons-nous, est plus enclin qu’homme du monde à la médisance, plus disposé qu’un autre à juger son prochain.

Tout d’abord parce qu’il a appris à se juger soi-même. La surveillance dans laquelle il se tient sans cesse lui a appris à démêler parmi les sentiments qui s’agitent dans son cœur et qui sont les mobiles de ses actions, ceux qui sont coupables. Que d’autres s’abandonnent sans contrôle à leurs impulsions, il s’observe et se juge. Il est habile à distinguer le motif égoïste qui l’a poussé à telle action dont on admire la générosité. Il se connaît, il n’est la dupe d’aucun de ceux qui le louent. Il se voit tel qu’il est, dans toute sa nudité, dans toute sa laideur naturelle. Sa conscience a été rendue clairvoyante par l’Évangile.

Qu’il aille appliquer aux autres la mesure dont il se sert pour soi-même, sans y apporter le tempérament de la charité, qu’il oublie le précepte en vertu duquel chacun doit considérer les autres comme plus excellents que soi-même, et le voilà engagé dans la voie qui conduit à la médisance.

Il y a plus. Le chrétien vit isolé au milieu d’un monde qui ne partage pas ses croyances, qui les dénigre quelquefois. Pour lui, son expérience est celle-ci : sans religion point de moralité, point de sanctification. Si je n’avais pas la foi en Christ et son Esprit, je serais peut-être un honnête homme aux yeux du monde, ce n’est pas même certain, — en tous cas je serais un orgueilleux et un égoïste, l’amour de Dieu ni l’amour du prochain n’habiteraient pas dans mon cœur.

Qu’il voie les ennemis de la foi tomber dans quelque péché ou dans quelque désordre, qu’il voie l’égoïsme ou l’orgueil inspirer leur conduite, comment se défendre d’une secrète joie, comment ne pas invoquer ce nouvel argument en faveur de sa foi ? Et le voilà de nouveau, et dans l’intérêt même du trésor de son cœur, tout porté à marcher dans la voie de la médisance.

Et ce ne sera pas seulement aux adversaires qu’il sera redoutable, c’est aux frères eux-mêmes, s’il n’y prend garde. Il y a dans tout chrétien, quelque avancé qu’il soit dans la consécration au Seigneur et dans la sainteté, un vieux levain de péché qui pourra exercer sa foi et exciter sa vigilance, sans doute, mais aussi lui faire commettre des actions dont il aura à rougir.

Or quelle joie, joie non pas céleste, mais diabolique, disons mieux, humaine pour un saint qui, croyant être debout, s’aperçoit qu’il est tombé, de voir que d’autres tombent aussi, que cette faiblesse, il n’est pas seul à l’éprouver, ces défaillances, les frères en ressentent aussi les atteintes. Il semble qu’il y a là une apologie pour sa propre lâcheté et les inconséquences de sa vie. Si elle n’est pas valable devant le tribunal de sa propre conscience, elle fera son effet auprès des autres. Il se hâte donc de profiter de l’aubaine. Son cœur est plein, sa bouche déborde, il accuse les autres, il croit s’excuser : il médit.

Enfin, mes frères, les chrétiens de nos jours, comme ceux auxquels s’adresse l’auteur de notre épître, sont partagés par leurs vues ecclésiastiques en camps opposés. Quel prétexte plausible fourni à l’esprit de dénigrement, quel champ ouvert à la médisance ! Avec quelle joie on surprend les défauts des adversaires, avec quel empressement on les raconte, on les grossit ! Quel venin mortel on distille tour à tour par la plume ou par la langue ! Et comme on se plaît à fournir à l’adversaire commun les armes dont il se servira contre la religion que l’on prétend défendre.

Pasteurs, ne vous êtes-vous jamais réjouis du scandale qui s’était passé dans l’autre Église, n’avez-vous jamais allègrement colporté ce que vous eussiez soigneusement gardé pour vous s’il se fut agi de la vôtre ? Vous avez cru qu’il était de bonne guerre d’user de ce moyen pour mettre au jour l’excellence de vos principes ecclésiastiques et, tout brûlants de zèle pour la maison de l’Éternel, vous avez médit.

Se réjouir de la chute de son frère, se réjouir de ce que l’Esprit est contristé, se laver avec de la boue, voilà à quel point en peut venir un chrétien. Et que celui d’entre vous qui n’a jamais surpris dans son cœur le sinistre éclair de ce sentiment, vienne ici me démentir.

Voilà les raisons qui rendent le chrétien, le chrétien sérieux, plus enclin que d’autres à la médisance. J’ai hâte d’en venir aux raisons qui doivent l’en détourner. Evidemment, elles sont plus fortes. Saint-Jacques les mentionne en ces termes :

« Celui qui médit de son frère et qui condamne son frère, médit de la loi et condamne la loi. Or, si tu juges la loi, tu n’es point observateur de la loi, mais tu t’en rends le juge. »

Médire de la loi, condamner la loi, juger la loi, en vain un commentateur nous engage-t-il à ne pas presser ces expressions, elles attirent notre attention.

Il est une louange que le médisant semble, au moins dans tous les cas, pouvoir revendiquer, c’est celle du zèle pour la loi.

Etre juge, et appliquer le code, brûler de zèle pour la loi, et condamner ceux qui la transgressent, cela paraît ne faire qu’un. Et comme c’est dans la loi que s’exprime la volonté de Dieu, condamner son frère qui viole la loi, c’est faire preuve, semble-t-il, de zèle pour la gloire de Dieu.

D’un seul mot, Saint-Jacques détruit tout cet échafaudage : médire de son frère, c’est médire de la loi, condamner son frère, c’est condamner la loi, juger son frère, c’est juger la loi. C’est se mettre au-dessus de la loi, et par conséquent au-dessus de Dieu qui l’a donnée.

Vous avouez, mes frères, qu’une loi qui n’est pas la même pour tous, est méconnue et violée dans son principe. N’est-ce pas cette accusation, d’employer la loi au profit d’un parti, qui a provoqué les colères dont nous avons vu l’explosiona ?

a – Prêché au lendemain de la révolution tessinoise.

Or, mes frères, quand je médis, j’applique la loi, c’est vrai ; je juge d’après elle, mais parmi ceux auxquels je l’applique, je fais une exception, et cette exception, c’est moi-même.

Cela est si vrai que Jésus-Christ a fait à l’instant taire et partir une douzaine de docteurs de la loi qui accusaient une femme adultère, en leur appliquant la loi, en leur disant simplement : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! »

Rentrez donc en vous-mêmes, vous que je vois si prompts à juger les autres, et à la lumière de cette loi divine que vous prétendez servir, examinez vos actions, non pas seulement celles qui paraissent, mais celles que vous mettez tant d’art à soustraire aux regards indiscrets, repassez vos paroles, vous qui savez si bien retenir celles des autres et, en les rapportant, leur donner un air de méchanceté, sondez-vous, vous qui êtes si habiles à juger des intentions des cœurs, à trouver chez les autres des motifs ambitieux, intéressés et égoïstes, demandez-vous si votre propre cœur est dénué d’ambitions, de mesquins calculs, et de vanité blessée, — et puis, si vous l’osez, venez jeter la pierre à ceux que vous condamniez tout à l’heure. Mais non, vous vous en garderez bien, la loi est là pour les autres, et non pour vous, en condamnant les autres, vous condamnez la loi.

Un autre principe, qui est celui de toute législation, c’est que toute la loi, la loi tout entière, dans toutes, ses prescriptions, dans tous ses articles, lie celui qui prétend l’observer. Cela est vrai des lois humaines. Il suffit de violer un seul article de la Constitution pour que celle-ci soit violée. C’est le principe que Saint-Jacques applique à la loi divine : « Quiconque aura observé toute la loi, s’il vient à pécher dans un seul commandement, est coupable comme s’il les avait tous violés » (Jacques 2.10).

Or, mes frères, quand un chrétien médit, c’est tout d’abord le neuvième commandement qu’il transgresse, c’est ensuite le sommaire de toute la loi, le commandement royal de l’amour du prochain.

Où est-elle donc, cette charité qui croit tout, espère tout, supporte tout ; où reste-t-il, cet amour auquel on doit reconnaître les disciples du Maître, alors qu’on s’entre-déchire, alors qu’on se noircit et qu’on médit les uns des autres, alors qu’on n’a pas même pour son prochain les égards que commande la justice ? Ah ! si vous aimiez votre frère, au lieu de raconter partout ses fautes, et de les promener en triomphe, vous vous en affligeriez pour lui, et votre premier souci serait d’en atténuer les conséquences, en les taisant, car la charité ne se réjouit pas de l’injustice.

Enfin, mes frères, médire, ce n’est pas seulement transgresser la lettre de la loi divine, comme nous venons de le montrer, c’est en méconnaître totalement l’esprit. Voilà, nous semble-t-il, ce que l’apôtre a surtout en vue, lorsqu’il dit que celui qui juge son frère, juge la loi.

En effet, quelle a été l’intention de Dieu en donnant aux hommes sa loi, en leur manifestant sa volonté, en se révélant à eux ? S’il avait eu l’intention de condamner, alors l’homme qui condamne, médit, juge, cet homme accomplit la loi, fait l’œuvre de Dieu. Des juifs, des pharisiens pouvaient avoir cette idée, et Saul a cru être agréable à Dieu en se faisant persécuteur.

Mais des chrétiens, n’ont-ils pas entendu que la « miséricorde s’élève par-dessus la condamnation, » (Jacques 2.13) « que Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion et sa vie » (Ézéchiel 33.11), n’ont-ils pas vu Jésus-Christ, le saint et le juste, prendre la défense des péagers et des gens de mauvaise vie, et n’ont-ils pas compris que l’amour est le fond de la révélation de Dieu et la raison d’être de sa loi ?

Ah ! si vous aviez l’esprit de Jésus-Christ, si la loi de Dieu était véritablement implantée au dedans de vous, elle y produirait d’autres effets ; c’est contre vous-mêmes qu’elle vous rendrait sévères, comme elle fait pour tous ceux qui l’ont prise pour règle de leur conduite, et pour les autres que vous voyez l’enfreindre, elle vous amènerait à les plaindre, à les aimer, à les redresser !

Vous les condamnez, vous condamnez la loi.

Vous faites plus : « Il y a un seul législateur qui peut sauver et détruire », et dont la volonté pour le moment est de sauver et non de détruire. Le Dieu saint peut, sans porter atteinte à sa dignité, laisser au plus coupable le temps de grâce pour se repentir et revenir à lui. Le Dieu juste, qui connaît les pensées et les intentions des cœurs, use de patience, il attend, et ses anges se réjouissent pour tout pécheur qui s’amende, — et vous jugez, vous médisez, vous condamnez, vous vous mettez à la place de Dieu, vous empiétez sur son autorité, vous taxez sa justice de lenteur, sa patience de faiblesse et sa sainteté d’indifférence. Il y a dans votre péché un caractère auquel vous n’avez pas songé, caractère grave, effrayant : l’impiété. Vous croyez juger vos frères, vous jugez Dieu !

Mais ne voyez-vous pas le tribunal se dresser pour votre jugement, mais n’entendez vous pas ces voix des témoins de votre crime, qui vous accusent et qui vous posent la question : Qui es-tu, qui juges les autres ?

C’est tout d’abord votre victime qui se présente : Qui es-tu ? es-tu éclairé ? Me connais-tu ? sais-tu les intentions qui m’ont poussé à agir comme j’ai fait, plutôt qu’autrement ? Et puis, si j’ai mal fait, sais-tu les tentations auxquelles je suis exposé, l’éducation que j’ai reçue, les secours qui m’ont fait défaut ?

Et quand cette voix s’est tue, voici l’auditeur de votre médisance, qui n’a rien dit en vous écoutant, mais qui n’en a pas moins pensé, et qui maintenant vous accuse à son tour : Qui es-tu ? Es-tu impartial ? N’as-tu pas quelque rancune à satisfaire, quelque rival à mettre de côté, quelque revanche à prendre ? N’est-ce pas un moyen de te faire valoir que d’abaisser le prochain ?

Et quand cette voix s’est tue, en voici une troisième, votre conscience, que vous ne pourrez guère récuser, celle-là. Elle répète : Es-tu éclairé ? Es-tu impartial ? Elle ajoute : Es-tu innocent ? Vaux-tu mieux que celui dont tu parles ? Est-il réellement un péché, de ceux que tu imputes aux autres, que tu n’aies jamais commis ? Qui es-tu, toi qui juges ?

Enfin, la voix de Dieu lui-même, voix de l’Éternel, effrayante comme le tonnerre. Es-tu compétent ? Qui t’a donné le pouvoir de faire comparaître les autres devant ton tribunal ? D’où te vient ce mandat, de juger, de compter, de peser ? Descends de ce tribunal, range-toi parmi les coupables, et sache que tu vas être jugé, toi qui juges, car il y aura une condamnation sans miséricorde sur celui qui n’aura pas usé de miséricorde.

Mes frères, pour vous, pour moi, je demande à Dieu de pouvoir être mis au bénéfice d’un autre article de sa loi : « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. » Amen.

Charles Ecklin

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