À l’écoute du Réveil

6. La rescousse catholique

Miné de l’intérieur, le protestantisme, et singulièrement à Genève, subit aussi de l’extérieur, par le jeu de constantes pressions, celles de la Contre-Réforme – a-t-elle jamais réellement posé les armes ? – de très insidieuses et dangereuses attaques. On l’a vu au cap du XVIIe siècle par cette reconquête de territoires où les violences du duc de Savoie ont plus fait pour persuader les réformés abandonnés à eux-mêmes que l’apostolat de François de Sales et des pères capucins. On le verra à nouveau à la veille de la Révocation de l’Édit de Nantes par le rétablissement du culte catholique au cœur même de la cité de Calvin, dans la chapelle de l’hôtel particulier du premier résident de France Laurent de Chauvigny, le jeudi 30 novembre 1679.

Ce personnage, d’un fanatisme s’alliant plutôt mal à la diplomatie, se vante en effet dès son arrivée qu’il ne quittera pas la ville avant d’avoir fait dire la messe dans tous les temples. Promesse de fanfaron ? N’empêche que les offices quotidiens qu’il fait célébrer chez lui par les curés des environs, qui s’en glorifient bruyamment, attirent une foule de gens de l’extérieur et suscitent dans la population le plus vif déplaisir. Des manifestations hostiles, et même un véritable début d’émeute, répondent à cette provocation. Le Conseil, dans un premier temps, rendu circonspect par la politique de force de Louis XIV à l’apogée de sa puissance, tente d’une part de tempérer le zèle intempestif du résident et de restreindre aux gens de sa maison la fréquentation de sa chapelle, d’autre part de calmer les esprits en demandant aux pasteurs de visiter les familles. Car les Genevois, dans les abords immédiats de la Résidence de France, chantent des psaumes de tout leur cœur pour troubler la messe. Dans un second temps, M. de Chauvigny s’étant avisé, perdant tout sens de la mesure, non seulement de faire venir le plus de monde possible aux offices, mais encore de s’en aller railler les ministres de l’Évangile dans leurs temples, le Conseil intervient à la cour pour obtenir son rappel.

En juin 1680, Roland Dupré, son successeur, moins provoquant, ne fait pourtant pas cesser l’état de pénible tension que le rétablissement du culte catholique, après cent quarante-quatre ans d’interruption, a introduit dans la cité. De fait, la République, déchirée entre sa sympathie pour les puissances protestantes et la déférente soumission qu’elle doit au monarque qui la réduit à une manière de protectorat, se voit contrainte à s’aligner. Strasbourg ne vient-elle pas d’être mise au pas, et sa cathédrale rendue aux pompes romaines ? On a vu les troupes de l’Eglise du pape, jésuites en tête, dès le deuxième tiers du siècle précédent, tenter de circonvenir, souvent avec succès, les marches avancées de la Réforme : Pologne, Hongrie, Autriche, Bohême, Bavière. Voire de pénétrer, non sans audace, la guerre de Trente-Ans ouvrant la voie aux entreprises les plus folles, au cœur même des citadelles évangéliques…

L’investissement de Genève par le catholicisme, dans cette perspective, paraît tout à fait dans l’ordre des choses. Peu importe qu’il soit le fait du duc de Savoie, comme c’est le cas au début du siècle, ou du roi de France, comme on le voit à la fin ! L’important est de saper, par une pression qui ne se relâche pas, la force de résistance d’une cité qu’à l’aube des « Lumières » beaucoup considèrent encore comme modèle. Or, il est bien clair que le zèle du résident, quand il organise un culte qui n’est pas que privé, mais qui déborde sur l’extérieur, et prend même à l’occasion les allures d’une campagne de conversions - Il y en aura - contribue à préparer, la tourmente révolutionnaire passée, la véritable rentrée du catholicisme. (Olivier Fatio, « L’Église de Genève et la Révocation de l’Édit de Nantes », in Genève et la Révocation de l’Edit de Nantes, Genève, MDG, t. L, 1985, pp. 164 ss.)

Elle se fera en effet dès l’Annexion à la France du 26 avril 1798. Non certes que les Français du Directoire se trouvent gratifiés d’un zèle de convertisseurs particulier. Simplement, Genève devient le chef lieu du département du Léman. Or, ce territoire, aux six septièmes catholique, n’a qu’une trentaine de milliers de protestants concentrés entre les étroites limites de l’ancienne République. C’est dire que les nécessités administratives et militaires, infailliblement, pousseront vers la ville nombre de fonctionnaires et de soldats. Une bureaucratie s’installe, une garnison.

Des commerçants suivent. Puis des pauvres de toute la région, attirés par de généreuses institutions de bienfaisance.

Genève, même si elle maintient son Collège, son Académie, son Eglise, et fonde la Société économique pour sauvegarder son patrimoine et ses institutions, n’est plus indépendante désormais. Savoyards et Français catholiques y sont chez eux. On comprend que certains d’entre eux désirent y célébrer leur culte et que des missionnaires, discrètement, y fassent leur apparition. Bientôt, deux ecclésiastiques louent des appartements pour en faire des chapelles. Les Genevois, on le devine, n’en sont pas enchantés. Quand les propriétaires des locaux s’aperçoivent de leur destination, ils refusent de renouveler le bail. Ne dit-on pas que les prêtres enlèvent des enfants pauvres pour les faire élever en Savoie ?...

Le contexte, on le voit, exprime une certaine tension. Que faire, toutefois, contre la logique des faits ? Des catholiques sont là. Ils en ont le droit. Et le libre exercice des cultes étant assuré par la loi du 8 avril 1802, il faut bien qu’une paroisse se constitue pour eux et qu’elle ait son église. Le 16 octobre 1803 le temple de Saint-Germain, concédé par la Société économique, est consacré à sa nouvelle destination. Deux ans et demi plus tard, Jean-François Vuarin, ouvrier de la première heure est nommé curé. Il restera à son poste pendant près de quarante ans. Sa forte personnalité – celle d’un Savoyard royaliste ennemi de toute république – dominera la scène confessionnelle du pays tant sous le régime français (1798-1813) que sous celui de la Restauration. Il saura, par son habileté diplomatique, désarmer l’opinion tout en se conciliant, pour la protection de ses intérêts, les plus hautes autorités européennes : la mère de Napoléon avant sa chute, le tsar après. Ainsi parviendra-t-il, au milieu d’une ville devenue - il le dit lui-même - le rendez-vous des malheureux qu’appâte « sa réputation bien méritée de bienfaisance », à installer des sœurs de charité et à se faire allouer un traitement qui se monte au double de celui des pasteurs les mieux payés. Eu égard à ses pauvres... Mais cela ne l’empêche pas de quêter bruyamment pour eux dans toute l’Europe. Ni de dénigrer le gouvernement et le protestantisme. Ni de prononcer à leur endroit les déclarations les plus provocantes, voire les plus injurieuses. Et de les publier. Sous son nom. Ou sous le couvert d’un anonymat qui ne trompe personne...

À sa mort, Jean-Jacques Rigaud, le magistrat le plus souvent Premier Syndic au cours de cette période, écrit dans ses Mémoires :

« Le 6 septembre 1843 mourut le curé Vuarin qui avait suscité de si fréquents embarras au gouvernement (…). Ce prêtre, doué de grands talents et surtout d’une remarquable énergie, s’était toujours placé, le visage découvert, comme l’ennemi acharné du protestantisme genevois. Implanter le catholicisme dans Genève avait été la pensée de toute sa vie, et dans ce but il n’avait jamais voulu échanger sa place de curé contre un évêché. Il mourut sans avoir reçu l’extrême-onction et dans les bras d’un hérétique, M. le Dr Coindet, qui venait d’être appelé et qui lui prenait la main au moment où le pouls cessait de battre. Son corps fut embaumé, exposé dans sa chambre tendue de noir, sur son lit de parade entouré de cierges (…). Une grande partie de la population catholique de Genève et des environs, ainsi que plusieurs protestants, traversèrent ses appartements.

L’évêque de Fribourg (…) hâta son arrivée pour assister à ses funérailles, qui eurent lieu le 13 septembre avec une pompe tout à fait inusitée.

Le comité dirigeant les affaires catholiques, sous l’influence du premier vicaire, l’abbé Marilley, et de la sœur Marie, supérieure des Sœurs de la Charité, chercha à donner à cet enterrement le caractère d’une grande solennité.

Les évêques et tous les curés des pays environnants avaient été convoqués et l’on parvint ainsi, grâce au délai d’une semaine pris pour l’ensevelissement, à organiser un cortège tel que tout étranger qui aurait traversé Genève ce jour-là aurait pu nous prendre pour la métropole du catholicisme.

On y comptait plus de 1800 personnes parmi lesquelles 2 évêques (ceux de Fribourg et d’Annecy), 157 prêtres, avec deux capucins en tête, plus de 30 Sœurs de la Charité et religieuses de Saint-Joseph, 816 femmes en voiles blancs et noirs, des Frères ignorantins, etc. C’était un pénible spectacle que celui qu’offraient les rues de la calviniste Genève envahie par cette masse de prêtres étrangers qui semblaient constater la prise de possession de la Rome protestante par le clergé savoyard (...) »

Ce témoignage, celui d’un magistrat modéré, conciliant, et d’une diplomatie sûre, définit bien le climat confessionnel qui règne dans la cité, avec des hauts et des bas, tout au long du XIXe siècle. Il n’y sera mis un terme, tout provisoire d’ailleurs, que par la séparation de l’Église et de l’État. Car le catholicisme, sur sa lancée, continuera de monter à l’assaut de la Genève protestante. Majoritaire dès 1860, il cesse de l’être en 1920 pour le redevenir en 1960 grâce, essentiellement, à l’immigration : La démographie semble avoir le dernier mot. On ne saurait ignorer, toutefois, que dépendante des mentalités, c’est la spiritualité, en définitive, qui la gouverne. (Mémoires manuscrits de J.-J. Rigaud, t. Il, p.453 (Bibliothèque publique et universitaire de Genève = BPU, Ms. Suppl. 1291). Pour toute cette partie, G. Mützenberg, Genève 1830. Restauration de l’Ecole, Lausanne, 1974, pp. 125 ss. La démographie suicidaire du protestant occidental, dans l’évolution de la population genevoise que nous esquissons ici, explique le fait qu’en 1986, alors qu’on fête le 450e anniversaire de la Réformation, les supposes héritiers de Calvin ne soient plus que le 30%. Or, ce chiffre, déjà si bas, ne peut que diminuer à moins d’un réveil prodigieux, puisque les jeunes accusent une proportion beaucoup plus faible encore (voir, à ce sujet, les investigations du Service informatique de l’Eglise nationale protestante de Genève, janvier 1986).)

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