À l’écoute du Réveil

5. Le catéchisme abandonné

Quand, en effet, aux Promotions de 1704, Jean-Alphonse Turrettini, recteur de l’Académie, rend hommage à la méthode de Descartes et rompt une lance en faveur de l’enseignement des mathématiques, on peut bien se dire que le tournant esquissé à Genève dans le dernier tiers du XVIIe siècle est pris. Élève de Jean-Robert Chouet, professeur de philosophie ouvert à l’innovation, mais fils de François Turrettini, ferme défenseur de l’orthodoxie, ce théologien brillant, délicat, rompu aux usages du monde, et par-dessus tout tolérant, pense bien marcher avec son temps. L’absolutisme louisquatorzien a beau continuer de prétendre à son hégémonie politique et à son mercantilisme totalitaire en faisant la guerre à l’Europe : le bond en avant d’une science qui devient autonome, expérimentale, la recherche de la vérité en dehors de la Révélation divine, l’aspiration à l’universel et à une unité religieuse qui ne soit pas celle de la persécution comme dans les États du Roi-Soleil, tout cela, irrésistiblement, le pousse sur des chemins nouveaux. Prudemment certes. À l’exemple de son maître. Car Jean-Robert Chouet, lors de sa nomination, en 1669, a dû, bien que laïque, faire profession d’orthodoxie. Magistrat écouté, il a cru rester fidèle aux principes de la Réforme tout en affirmant que la Bible ne se soucie ni de physique, ni d’astronomie..., et qu’il s’agit donc de séparer, dans la pratique, la théologie de la philosophie et de la science.

En fait, ce sont bien ces deux hommes, attentifs à l’évolution des mentalités, qui font le pont entre Genève, cette gardienne de la tradition réformée, et l’Europe du progrès. L’un et l’autre avaient noué des relations à l’étranger. Chouet avait enseigné à Saumur, Académie où florissait un certain libéralisme théologique. Turrettini, lui, au cours d’un voyage de trois ans, avait frayé en Hollande avec Pierre Bayle, le critique impénitent, en Angleterre avec Isaac Newton, aussi génial savant que chrétien sincère, en France avec Bossuet, ouvert comme lui aux entretiens « œcuméniques ». De là son propos, non certes d’abandonner la Révélation en tant qu’autorité suprême en matière de foi, mais de réveiller I’Église en l’arrachant à son dogmatisme desséché. Ambition louable…

Mais comment – nous arrivons ici au point décisif – la faire passer dans les faits ? Une doctrine morte est inutile. Faut-il donc la supprimer ? Ne convient-il pas plutôt de lui rendre vie ? Turrettini, pour sa part, estime qu’il est nécessaire, là où était l’obscurantisme, de faire briller la lumière. Il le dit, prédicateur écouté, lors du Jubilé de la Réformation du 24 août 1735. Si deux siècles plus tôt, on a abattu les idoles, ce n’est pas pour anéantir la Parole de Dieu en se remettant sous le joug de traditions ou de dogmes absurdes. La liberté spirituelle doit régner dans l’Église.

Un espace de lumière, au simple énoncé de ce mot magique – liberté – semble s’ouvrir. Mais quel en est le sens exact ? Le théologien, ou le simple fidèle, peut-il analyser le texte sacré de la Bible comme il l’entend, le disséquer, le passer au crible de la science, de la conscience, de la raison ? L’esprit de l’homme est-il, en cette matière, le juge suprême ? La Bible, au contraire, ne s’explique-t-elle pas par elle-même, dans l’analogie de la foi ?

Pour Jean-Alphonse Turrettini, la Réforme a mis en évidence le libre examen. Mais quelle Réforme ? Celle de Luther, de Calvin ? N’est-ce pas plutôt le réformisme humaniste d’Erasme ? Et n’en arrive-t-on pas, par un glissement qui dépouille l’Ecriture sainte de son autorité, à dire que le Dieu de la raison étant le même que celui de la Révélation, la véritable révélation ne peut enseigner ce que la raison contredit ? Les deux ne pouvant subsister qu’en harmonie ?…

Le propos, dans une perspective d’unité chrétienne, de cosmopolitisme moral et social, et d’un certain universalisme, peut paraître séduisant. Leibnitz, « citoyen du monde » - c’est ainsi qu’il se nomme dans une lettre à Pierre-le-Grand - pousse loin son exigence. Tout, dans l’univers, étant intelligible, logique, il faut, selon lui, rendre raison de tout, et assidûment chercher la paix. Il tente de le faire en religion dans une longue correspondance avec Bossuet. En vain. Jean-Alphonse Turrettini nourrit, du moins entre protestants, de semblables espérances. Elles n’aboutissent pas non plus. On ne s’en étonne pas. Mais on s’émerveille en lisant le portrait du vrai chrétien qu’il présente à ses coreligionnaires. Peu importe à ses yeux qu’il ignore, ou ne comprenne pas, les points controversés de la théologie. N’a-t-il pas l’essentiel ?

« Il se reconnaît pauvre et misérable pécheur devant Dieu, il ressent une vraie repentance de ses fautes, il se réfugie sans réserve dans la miséricorde divine, il se livre tout entier à Jésus-Christ, il demande son pardon, il repose en lui toute sa confiance. Aidé par la grâce divine, il s’efforce d’être juste, charitable envers le prochain, d’exercer la patience, la tempérance, l’humilité, il atteint l’heure de la mort en s’en remettant complètement au pardon céleste... Qui voudra retrancher cet homme du troupeau de Jésus-Christ ? » (Godet, op. cit., p.201. Cf. Barth, op. cit., pp. 84 ss.; Wernle, op. cit., pp. 494 ss.)

L’accent porte, ici, on le voit, sur la pratique du christianisme. On rejoint les impératifs d’un piétisme modéré. Ou ceux d’un certain moralisme très attentif, dans l’Église, à la nécessité d’une vie chrétienne véritable. Attitude familière à l’un des meilleurs amis de Turrettini, Jean-Frédéric Osterwald écrivant : « La piété est encore plus importante que les sciences ».

De toute évidence, sur cette lancée – les théologiens en ont-ils conscience ? – on tend à relativiser le dogme, à le considérer comme une sentence vénérable (mais qui n’engage pas !), voire à le reléguer aux oubliettes. Toutefois, au début du siècle, on se garde d’aller trop loin. On est attaché aux fondements de la Réforme. À peine, le plus souvent, la doctrine traditionnelle se voit-elle émoussée. Quant aux thèmes qui prêtent à controverse, on préfère les éviter. La prédestination, la grâce souveraine, la Trinité..., deviennent des sujets tabous. Une déclaration de Jean Robert Chouet, à cet égard, paraît révélatrice : « Comme philosophe, je ne raisonne jamais de la Trinité ; je la considère comme un système complètement incompréhensible à l’esprit humain et, comme chrétien, je m’en tiens essentiellement à ce que nous enseigne la Parole de Dieu, sans aller au-delà ». (Léonard, op. cit., p.51.)

Ce que ces hommes refusent, on l’a pressenti, c’est une adhésion formelle à une confession de foi de l’Eglise, expression humaine, selon eux, des vérités éternelles de l’Écriture. De là leurs interventions pour que l’autorité ecclésiastique ne demande plus aux nouveaux ministres la signature du Consensus helveticus. Elles aboutissent en 1725. La Vénérable Compagnie, renonçant à tout formulaire, en revient à l’article 6 des Ordonnances ecclésiastiques de 1576 prescrivant au pasteur de s’en tenir à la doctrine contenue dans les « livres du Vieil et Nouveau Testaments, de laquelle Doctrine nous avons un sommaire en notre Catéchisme ». Il s’agit bien entendu de celui de Calvin. Or, un tel ouvrage ne pouvant être égalé à la Bible, on ne saurait obliger quelqu’un de le suivre en tout, ni, par, conséquent, de le considérer comme une confession de foi. L’Eglise de Genève n’en a dès ce moment plus de contraignante. Le pasteur est libre. Il pense, voire enseigne ce qu’il veut. On respecte sa conscience. Divers catéchismes sont alors utilisés jusqu’à ce que la Compagnie, en 1788, en publie un nouveau.

La date de 1725 marque donc un tournant. L’autorité ecclésiastique, tout en affirmant qu’on a dans le catéchisme de Calvin « la substance et le sommaire de la doctrine chrétienne », se refuse pratiquement à le considérer comme normatif. Elle ouvre la porte à ce pluralisme théologique auquel la philosophie des Lumières applaudira. (Ordonnances ecclésiastiques de l’Église de Genève, Genève (De Tournes), 1735. Titre I, ch. I, VI, p.4. Registres de la Compagnie des pasteurs, Archives d’État, Genève.(= AEG), Cp. pasto R. 22, fol. 112, 1er juin 1725. Cf. Exposé historique des discussions élevées entre la Compagnie des pasteurs de Genève et M. Gaussen (…), Genève, 1831, pp. 71 ss.) On comprend alors que L’Encyclopédie, par la plume de d’Alembert, à l’article Genève, loue le clergé pour sa tolérance, pour sa foi éclairée, pour son « socinianisme parfait rejetant tout ce qu’on appelle mystère » et considérant qu’il ne faut point prendre à la lettre les livres saints mais les passer au crible de la raison et du bon sens. Elle signale comme une vertu le fait que plusieurs ministres – et c’est vrai ! – « ne croient plus à la divinité de Jésus-Christ, dont Calvin leur chef était si zélé défenseur ». Et elle conclut : « L’Etre suprême est honoré à Genève avec une décence et un recueillement qu’on ne remarque point dans nos églises ». (Encyclopédie, t. VII, p.578.)

Cet éloge, accueilli par la Vénérable Compagnie avec des sentiments très mélangés – elle s’estime défigurée – est plus embarrassant qu’une critique. Il loue ce dont d’autres se scandalisent. Et l’on se souvient alors de ce jugement de Rousseau sur les ministres de l’Église de Genève : « On ne sait ni ce qu’ils croient ni ce qu’ils ne croient pas ; on ne sait même pas ce qu’ils font semblant de croire ». (« Lettres de la Montagne », Œuvres complètes, t. III, Pléiade, Paris, 1964, p.718.)

Ce flou doctrinal, on le voit, remplace le dogme momifié de l’orthodoxie. Même si les témoignages de d’Alembert et de Rousseau caricaturent quelque peu le pasteur genevois, la dérive est nette. Les fondements de la Réforme s’estompent. La morale se détache de la foi pour suivre ses propres voies. N’est-ce pas elle qui justifie ? Elle s’émancipe, devient autonome. Bientôt elle se desséchera et on n’aura plus, ayant abandonné Calvin, qu’un moralisme exsangue.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant