À l’écoute du Réveil

4. La montée du piétisme

La vie Spirituelle s’exerce. Elle exige une discipline. Calvin l’a su et vécu. Ainsi la prière, selon l’Évangile, se vit-elle par chacun dans sa chambre ou dans l’assemblée des fidèles.

Le premier de ces lieux peut paraître étroit, sans autre interlocuteur que Dieu, le second trop vaste, foule plus ou moins anonyme où le croyant solitaire se perd. Il en faudrait donc un troisième, intermédiaire, communautaire, mais restreint, dans lequel chacun des participants puisse se reconnaître, se trouver.

Martin Bucer, le réformateur de Strasbourg, et l’un des inspirateurs de Calvin, propose déjà de telles réunions. Il les voit comme un moyen, dans les quartiers, de donner corps et vie à l’Eglise, de permettre aux chrétiens convaincus de se sentir proches les uns des autres, de s’entraider, de se confier ensemble dans le Seigneur, d’accepter la correction fraternelle pour l’affermissement de la foi. Petite Église dans la grande, dira-t-on. Nul séparatisme dans ce projet qui ne connaîtra malheureusement, à cette époque, qu’un embryon de réalisation. Mais il trouvera cent trente ans plus tard, à Francfort, après un long temps de sécheresse spirituelle, un champ d’application qui s’étendra jusqu’aux extrémités du monde. Le pasteur alsacien Philipp Jakob Spener, en créant de petites communautés de professants – collegia pietatis – ouvre la porte à une évolution qui correspond admirablement aux besoins profonds du peuple chrétien. Aussi est-il heureux de découvrir, quelques années après, un manuscrit inédit de Bucer sur le sujet, qu’il s’empresse de publier.

Le piétisme, mouvement fluctuant d’obédiences diverses, connaît un essor considérable au début du XVIIIe siècle. Il puise aux sources les plus inattendues, conforté parfois, voire inspiré, par un mysticisme catholique facilement aberrant tel celui d’Antoinette Bourignon, de Mme Guyon, ou encore de Fénelon, sans parler de ce jésuite converti au protestantisme, Jean de Labadie, bien assimilé, et qui rencontre à Genève, en 1659, Philipp Jakob Spener lui-même.

Il y a ainsi en Suisse, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne surtout, un foisonnement de petits groupes spontanés se dénouant sous la persécution pour se reconstituer ailleurs, éphémères souvent, opiniâtres aussi, et en dépit de tout durables, car suscités toujours, et toujours à nouveau, par une soif spirituelle profonde, une nécessité.

On en trouve de solides, d’équilibrés, où pasteurs et laïques se mêlent et désirent rester dans l’Église officielle. D’autres – mais quand ils subissent la prison ou le bannissement, en plus de l’animosité de la foule, on les comprend un peu – deviennent séparatistes. Beaucoup de leurs membres, passagèrement parfois, saisis par des illuminations qu’ils pensent venir du Saint-Esprit, versent dans une piété sentimentale qui dégénère. Ainsi d’un certain Cordier, un Français, qui promène en Suisse romande sa réputation de sainteté, rejette l’Écriture sainte aussi bien que le Jésus historique – car le vrai vit en lui et lui parle – et fonde à Genève, avec succès, une religion de l’eau qui faillit mal tourner pour plusieurs avant qu’il ne tente lui-même, dans une sorte de folie mystique qui le conduit à la mort au bout de seize jours, de ne vivre que de l’air du temps…

C’est là, dans la mouvance du prophétisme cévenol, un cas extrême. Révélateur tout de même. Car on retrouve toujours, dans notre monde, qui est celui de la grâce, mais dont Satan demeure encore le prince, à côté du meilleur, le pire. L’art du Diable, c’est de tordre la vérité.

C’est pourquoi le piétisme authentique, toujours prêt, dans ses turbulences possibles, à se ranger sous l’autorité de la Parole de Dieu, se reconnaît à un certain nombre de signes :

  1. une foi vivante et personnelle qui rend présent le christianisme en l’homme ;
  2. une communauté de frères de même sensibilité où chacun se reconnaît dans l’autre : cela suppose des congrégations de styles différents et une revendication de liberté religieuse encore peu habituelle à l’époque ;
  3. une autorité – provenant de la Bible – qui s’incarne dans l’Église en tant que parole de quelqu’un qui l’a éprouvée personnellement : le pasteur doit être converti ;
  4. une capacité pour chaque croyant, nourri par la lecture de l’Écriture sainte, de parler au nom de Dieu: cela peut déboucher sur des velléités d’anticléricalisme ;
  5. une attitude de non-conformisme à l’endroit des usages du monde : abstention d’un côté, obéissance à ce que commande le Seigneur de l’autre ;
  6. enfin, pour réveiller l’Église, un équilibre entre une piété individuelle forte et la vie spirituelle intense de petites communautés.

Genève, que traversent constamment (et où s’établissent aussi) nombre de réfugiés, dont quelques « prophètes » du Midi, apparaît par moments comme une des plaques tournantes du piétisme. C’est ainsi que des chefs de file comme François de Magny, dont on interdit l’activité à Vevey, ou Beat Ludwig von Muralt, expulsé de Berne, s’y installent pour un temps. Pour eux, la participation d’incrédules à la Cène, réservée aux croyants, est une profanation. Ils sont donc séparatistes. Le Consistoire, responsable de la discipline ecclésiastique et morale se montre attentif, ici et là, aux petits groupes qui se réunissent en privé. Il décide de soigneusement distinguer entre ceux qui restent dans l’Église pour la réveiller et ceux qui font sécession. De plus, il se montrera tolérant à l’endroit des Genevois, sévère pour les étrangers. Muralt sera chassé.

Le mouvement, à Genève, ne milite pas, sauf exceptions, contre l’institution ecclésiastique. Ses ramifications dans tous les quartiers en font toutefois une concurrence sérieuse. Aussi l’autorité pressentant que la persécution ne ferait qu’exacerber le fanatisme, se borne-t-elle à poser quelques barrières : réunions ni trop fréquentes, ni trop longues le soir, interdites aux heures du culte sans sacrements, et privées de tout caractère subversif... Elle fait preuve d’une modération dont parfois on se joue et qui contraste avec la rigueur du peuple considérant les piétistes comme des exaltés qui favorisent la désobéissance des enfants à leurs parents, la discorde dans les foyers, le refus du travail…

En fait, prise entre les influences contradictoires des illuminés des Cévennes des mystiques catholiques français et des « enthousiastes » d’outre-Sarine et d’outre-Rhin, Genève vit ce réveil de la piété dans une certaine confusion. François de Magny, qui prend parfois la Cène au temple de la Madeleine, s’il gagne dans ce combat un zèle ardent pour la vérité évangélique, entretient aussi parmi les Genevois, et surtout les Genevoises, par sa vie spirituelle sévère et douce, un prophétisme où les sentiments du cœur et les instincts trop facilement se confondent avec les voix de l’Esprit. D’autres excès que ceux de Cordier défrayeront la chronique. On y verra l’intelligence la plus raffinée, miracle et dérision, humblement se plier devant l’orgueil spirituel et l’inculture, le savoir longuement acquis faire sa cour à l’ignorance, la sagesse épouser la sottise, sincèrement, en toute piété et honnêteté, et dans le désir d’obéir au Seigneur. Attitude qui témoigne chez les uns d’une abnégation qui confine à la sainteté, chez les autres de beaucoup de présomption et d’illusions. Il en est qui se prennent si facilement pour des envoyés du ciel !

Certes, ceux dont on parle le plus ne constituent ni la norme, ni même la majorité. Beaucoup de chrétiens, dans ce renouveau spirituel qui frémit un peu partout, trouvent la force de demeurer fidèles à leur Église et à ses confessions de foi traditionnelles. Leurs textes desséchés reprennent vie. À nouveau, ils tracent à la réflexion biblique ses voies royales. Ils éveillent de profonds échos dans les cœurs.

Le piétisme, en définitive, tout au long du XVIIIe siècle, jette dans la Rome protestante son ferment de réveil et de liberté intérieure. Et il est bien certain que cette cité, à cause de son rôle de métropole religieuse, et de la direction que prend sa théologie, en a le plus urgent besoin. (Paul Wernle, Der schweizerische Protestantismus im XVIIen Jahrhundert, t. I, Tubingen, 1922, pp. 143 ss.)

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