À l’écoute du Réveil

3. Un héritage discuté

La République est sauve... Dieu aimerait-il la liberté ? Certes. Mais il ne la donne en l’occurrence que pour sauvegarder des biens plus précieux encore : le culte en esprit et en vérité d’une communauté fidèle, une éducation qu’inspire tout entière la Bible. Si donc Genève est protégée dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602 – miraculeusement – puis, à d’autres moments, par les interventions diplomatiques des puissances protestantes, c’est que demeure dans le dessein du Seigneur la volonté de se servir d’elle. On a besoin de son Église, de son École ; on regarde au modèle qu’en a fait Calvin.

Exigence de fidélité. La doctrine, sous les mots du maître, doit être maintenue. On garde les confessions de foi du XVIe siècle. Pour conjurer l’hérésie toujours renaissante, on en rédige de nouvelles conformes aux anciennes – pense-t-on – mais dont les précisions parfois effraient. Ainsi en va-t-il des Canons du Synode de Dordrecht mis au point du 13 novembre 1618 au 9 mai 1619 au cours de cent quatre-vingts séances où délibèrent les théologiens les plus éminents de l’Europe réformée. Ils y condamnent les arminiens qui ne rendent pas à Dieu, seul maître du salut éternel des hommes, la révérence qui lui est due.

Ces décisions graves se mêlent à un conflit politique où la bourgeoisie commerçante des villes maritimes des Provinces-Unies, plus tolérante quant au dogme, se heurte au petit peuple des campagnes et des îles qui voit dans la Maison d’Orange sa protectrice la plus sûre. L’élection divine, fermement affirmée par ce dernier parti, semble alors se faire la complice de certains intérêts temporels. On peut s’en sentir gêné. Même si les articles de foi, mûrement pesés, expriment au plus juste la pensée de l’Écriture sainte. Les deux délégués genevois, Jean Diodati, traducteur de la Bible italienne, et Théodore Tronchin, y souscrivent. Ils ont veillé à ce que la mémoire des chefs de leur Église, Calvin et Bèze, ne soit bafouée. Ils ont conservé à Genève son orthodoxie et une partie de son ascendant. Les Canons de Dordrecht y seront respectés. (Ibid., pp. 245 SS., 825 n. 64.)

Pour combien de temps ? Dans les Provinces-Unies, une fronde contre eux se dessine peu d’années après. En France l’Académie de Saumur, Moïse Amyraut en proue fend de son étrave hardie les eaux jugées monotones de la tradition calvinienne. Le clergé de Genève observe. N’aspire-t-il vraiment qu’à la continuité ? Peut-il se contenter éternellement de son héritage prestigieux ? Ce qui fut vivant hier mourra demain.

L’Évangile en offre un douloureux exemple. Les pharisiens, ces défenseurs héroïques de la foi biblique quelques décennies avant Jésus, n’incarnent plus, face à lui, qu’une religiosité moralisatrice et figée qui se survit. Ils ont gardé les principes. Ils disputent et légifèrent sur les moindres détails de la morale. Ils en font un code de lois compliqué dont le carcan pèse sur la société. Pour quel bénéfice ? Une piété de formes vaines et d’œuvres mortes.

L’Église, au XVIIe siècle, reproduit plus ou moins ce modèle. Pour finir, l’application qu’on met à conserver l’enseignement des pères tourne à vide. À quoi bon cette précision minutieuse dans les termes d’une confession de foi, dont on dispute volontiers, et pas uniquement dans les cercles d’initiés, si les réalités spirituelles dont elle témoigne ne sont pas vécues ! On se dit fondé sur le roc de la Parole de Dieu. On se vante d’être fidèle. Mais où est la vie, le rayonnement ? La sève s’est retirée du tronc. Et au lieu de vivre des intérêts d’une fortune qu’honnêtement on s’efforce de faire fructifier, on entame le capital sans voir qu’ainsi on court à la banqueroute...

Où est l’erreur ? Est-ce dans le fait de formuler correctement sa foi et d’avoir ajouté au Catéchisme de Heidelberg (1563) et à la Confession helvétique postérieure (1566) les Canons du Synode de Dordrecht et, en 1675, sur l’initiative, notamment, de François Turrettini, effrayé par la mondanisation de la théologie, où telle nouveauté à la mode se glisse, le Consensus helveticus ? L’accueil réservé à ce dernier texte dans la cité de Calvin, plutôt frais, s’explique par le fait qu’il ne se borne pas à affirmer, mais, comme le précédent, condamne. Des réticences s’expriment.

On ajourne, à son sujet, la décision. Et si le Petit Conseil et la Vénérable Compagnie en acceptent pour finir les termes, sans en imposer la signature à tous les ministres, on s’aperçoit peu à peu que, dans la ville qui de moins en moins peut se poser en Rome protestante, le vent est en train de tourner. (Ibid., pp. 396 ss., Emile G. Léonard, Histoire générale du protestantisme, P.U.F, t. II, 1961, pp.242 ss.)

Sans doute ne faut-il point radicaliser, ni généraliser cette image négative de l’Église au XVIIe siècle. Un François Turrettini offre une vie de savant théologien où les vertus du chrétien sincère sans cesse apparaissent. Nombreux, comme lui, ceux qui dans une suite d’articles de doctrine lisent le sommaire de l’expérience spirituelle qu’ils ont faite depuis longtemps et continuent de faire jour après jour. Rien d’apprêté, de figé ou de sec, pour eux, dans ces mots qui rendent compte, sobrement, de ce qui vibre au profond de leur cœur. Les réformés que la persécution chasse de France, par milliers, avant et après la Révocation de l’Édit de Nantes (1685), le démontrent aussi. D’autant mieux peut-être que leurs Églises, attaquées de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur - certains vont jusqu’à dire en pleine décadence : discipline relâchée, doctrine peu ferme, manie de la controverse, corps pastoral d’un zèle souvent médiocre... - ne constituent pas le milieu rêvé pour la formation d’âmes fortes. (Léonard, op. cit., pp. 333 ss., 342 ss.)

Il est donc vrai. Au cœur même d’un protestantisme qui se pétrifie en orthodoxie morte, véritable ou supposée, des hommes demeurent prêts à payer leur foi de leur vie. Leur religion n’est pas « prétendue réformée ». Elle est droite. Elle est profonde. Et ils en fournissent la preuve par l’acte.

Pourtant, en un siècle où au nom du christianisme on se fait la guerre, ravage des pays entiers, condamne à une mort cruelle et persécute de mille manières, l’honnête bon sens se demande si celui qui défend ainsi sa croyance peut encore porter le nom de chrétien. Le commandement de Jésus-Christ n’est-il pas, avant tout, d’amour ? Qui se réclame de lui doit s’y conformer : aimer. Le protestantisme, s’il est aussi une doctrine, est d’abord une pratique. Ses membres sont des disciples. Ils suivent leur Maître et vivent dans son intimité. Ils ont fait demi-tour pour cela. Ils ont cru à sa Parole. Ils ont choisi. Ce sont des convertis. Et pour eux toutes choses sont devenues nouvelles.

Expérience lumineuse pour beaucoup ! Pour d’autres, qu’une même exigence habite, la priorité appartient aux devoirs, au perfectionnement de chacun. L’homme, créature de Dieu, est un être éminemment responsable. Ennemi de toute barbarie, de toute démesure aussi, il veut pour religion, non pas un illuminisme incontrôlé, mais une morale solide qu’approuve la raison.

Cette attitude d’authenticité plus grande, qu’elle privilégie le vécu, la subjectivité, comme le feront les piétistes, ou qu’elle se range plutôt à un moralisme éclairé qui se conjugue volontiers avec un certain rationalisme, est caractéristique du siècle dit des « Lumières », le XVIIIe. Elle a en vue une foi plus vraie.

Utopie, disent certains. Peut-on en effet, dans le quotidien, la vivre ? Ou ne se jetterait-on pas, d’aventure, faute d’y réussir, dans la définition sophistiquée du dogme et dans la controverse ?

Sans doute. Il en est qui se disent, voyant le christianisme ainsi figé, dépassé, vieilli, inhumain, coupeur de cheveux en quatre et coupé de la pensée contemporaine, impossible à pratiquer, voire immoral, que c’est lui qu’il faut changer. Qu’il s’agit de le dégager des décombres qu’ont accumulés sur lui les siècles. De le faire éclater, insupportable corset. De le rendre plus naturel, plus rationnel, plus scientifique, plus philosophique, plus moral. Car le Dieu cruel de l’Ancien Testament, le Dieu barbare qui pousse les chrétiens à s’entre-tuer, le Dieu sévère, le Dieu juge, le Dieu du Sinaï et du Calvaire, on s’en distance plutôt. Plus proche apparaît celui qu’on considère comme l’architecte infiniment sage du monde, le dispensateur de la loi parfaite qui le régit. Et Jésus le maître lumineux et doux, modèle de grâce, de sagesse et de vertu. (Karl Barth, La théologie protestante au XIXe siècle, Genève, 1969, pp. 23-71 (Ch. II : Le problème de la théologie au XVIIIe siècle).)

Cette problématique se perpétuera. À Genève, elle apparaît peu à peu, de manière feutrée, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, par la mise en discussion de tel ou tel point de doctrine, le recul de la théologie au profit de la science dans les milieux cultivés de l’aristocratie, l’accueil bienveillant d’hôtes de passage ou de réfugiés dont la piété vivante édifie l’Église…

Sans doute de telles manifestations se révèlent-elles discrètes. Dieu, pour longtemps encore, dans la société, va de soi. On lit la Bible. On la prend même réellement pour la Parole de Dieu. On s’en nourrit.

Toutefois, chez certains fidèles, en même temps que l’image de Dieu tend à changer, les perspectives concernant la vie spirituelle et la destinée de l’homme se modifient. D’un côté l’on individualise, on intériorise le christianisme ; de l’autre, on court le chemin de la morale vers la perfection. Un tel processus ne va pas sans conséquences théologiques. Ainsi, de l’après-mort, évacue-t-on parfois la résurrection de la chair et les peines éternelles.

On le voit chez une Genevoise originaire de Schaffhouse, Marie Huber, qui les conteste au nom de la nature dans son Système des théologiens, puis, en réponse à de nombreux censeurs, dans ses Lettres sur la Religion essentielle à l’homme (1738). Tout, a ses yeux, dans la vie humaine, doit tendre à l’idéal, au bonheur. Aussi s’applique-t-elle, l’attention intensément fixée sur la personne de Jésus, le parfait modèle, à mettre à la portée des gens les plus simples - elle dit même, dans son langage cru, « des idiots » – un développement moral qui mène à la félicité. Mais en même temps, dans une ardeur véritablement iconoclaste, elle dépouille le dogme de ses « scories » et passe l’Evangile au crible de la conscience et de la raison.

Le cas de cette personnalité hors du commun étonne. N’est-ce pas elle, de Lyon, où sa famille s’est transportée, qu’un illuminé cévenol envoie vers les pasteurs genevois pour leur annoncer – nouveau Jonas – le châtiment divin ? Elle obéit. Il faut à nouveau croit-elle évangéliser Genève. Mais elle ne récolte que sarcasmes. Son exaltation tombe. Sans toutefois que son zèle à faire le bien et à aimer ne s’éteigne. Sans non plus qu’un esprit de profonde soumission, au cœur même des souffrances que lui impose la maladie, ne cesse de l’habiter. L’essentiel demeurant, au fond de son regard droit où transparaît une intelligence lumineuse, une logique implacable, de faire en toutes choses ce qu’elle croit la volonté de Dieu.

Théologie déviante et exemplaire charité ? Mariage du piétisme et du rationalisme ? Laissons voltiger où elles veulent nos catégories bien établies ! Dieu seul est juge. (Philippe Godet, Histoire littéraire de la Suisse française, Neuchâtel, 1895, pp. 211 ss.)

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