À l’écoute du Réveil

2. L’épreuve de la Contre-Réforme

Théodore de Bèze, le 10 mars 1567, moins de trois ans après la mort de Calvin, écrit à Louis de Vaudray : « J’espère aussi que les enfants auront toujours au besoin souvenance de leur pauvre mère nourrice » – Genève – « laquelle est prête à s’employer mieux que jamais si elle peut, et craint surtout que ses mamelles ne tarissent par faute de les bien sucer ». (Bèze, Correspondance, t. VIII, p. 81.) L’exigeant recteur de l’Académie le suppose : le zèle et l’amour de la vérité ne suffiront peut-être pas à motiver un engagement que la Contre-Réforme, et, plus tard, le blocus renouvelé de Genève par le duc de Savoie, plus « puissant catéchète » par ses soldats que François de Sales par son éloquence, voudraient pourtant plus résolu.

Les nuages à l’horizon s’accumulent : ravitaillement difficile, guerre, pression religieuse, harcèlement psychologique, corps pastoral vieillissant... Quand il écrit cette lettre, Bèze n’a pas encore sous les yeux tous ces rebondissements fâcheux. Mais Berne est en train de restituer au duc Emmanuel-Philibert les territoires – le Pays de Vaud excepté – qu’elle a conquis en 1536. À condition que la population réformée, en changeant de maître, ne change pas de religion. Ce qui est promis. Non sans réticences...

On comprend alors, quelques lustres écoulés, et Charles-Emmanuelle fanatique monté sur le trône – l’imbroglio diplomatique de la fin du siècle aidant – qu’on se soit empressé d’oublier les clauses religieuses autrefois négociées pour mettre tranquillement en chantier la conversion du Chablais et des environs de Genève. Il s’agit avant tout, pense-t-on, de démontrer aux gens qu’ils se sont trompés : sur le plan de la vérité d’abord, car l’Église romaine n’erre pas ; sur le plan de leur destinée ensuite, car ils sont retournés à la Savoie ; sur le plan du statut social enfin, car l’individu, en pays catholique, ne peut jouir d’avantages substantiels que s’il est catholique. On le fait bien comprendre. Les moyens de pression sont là. Mais on voudrait les éviter. On voudrait à tout le moins en avoir l’air. Surtout, victoire plus décisive encore, il faudrait arriver à circonvenir Genève elle-même. Abattre la Rome protestante. Et on pense y parvenir. Les pasteurs ont été chassés du Chablais par la guerre et remplacés par des missionnaires actifs. On déploie aux yeux des réformés dans l’épreuve tous les prestiges d’une Église puissante et sûre d’elle-même : processions grandioses, « Oraisons des Quarante Heures » tenant de la kermesse et du pèlerinage solennel en présence de hauts dignitaires, élévation de croix sur la frontière... Et tandis que le duc, pour rallier les réfractaires, entreprend de brutales chevauchées, le clergé lance aux Genevois son défi pour une dispute de religion à Thonon et envoie François de Sales à Théodore de Bèze. Tout cela savamment orchestré. Et sans attendre les comptes rendus de la réalité pour pavoiser. La propagande s’emparant des rumeurs les plus fantaisistes. Insinuant que Genève est prête à se rendre et que le successeur de Calvin s’est converti. Répétant, dans une attitude bientôt classique de la Contre-Réforme, que les divergences entre les deux confessions ne sont après tout pas si graves...

La Rome protestante se recroqueville. Elle n’a pas, face à la faconde du père capucin Chérubin, de jouteur qui fasse le poids. Bèze approche des quatre-vingts. Berne émet des réserves. Où sont les Zwingli, les Farel ? La conviction manque pour ce duel. On gardera certes sa foi. Mais on ne la défendra pas dans cette arène. D’ailleurs, fût-il vaincu, l’ennemi n’en chanterait pas moins victoire. On a vu les bruits qu’il fait courir.

Genève se sent donc impuissante. Pratiquement, en dépit de multiples démarches, elle abandonne ses coreligionnaires des environs à leur triste sort. L’initiative spirituelle n’est plus dans son sein. Est-elle encore dans le camp réformé ? On en doute. Aussi la délivrance accordée à la cité lors de l’Escalade apparaît-elle avec d’autant plus d’éclat comme un acte souverain de la Providence. (Roger Stauffenegger, Église et société. Genève au XVII siècle. Genève, 1983 (Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève = MDG, t. XLIX), pp. 154 ss. Simon Goulard écrit à Joseph Juste Scaliger le 23 aout 1602 (p. 777, n. 124) : « Le duc de Savoie a fait un jubilé de deux mois à Thonon, et tenait quatre mille hommes prêts en Piémont avec six mille en Savoie pour nous assaillir ( … ) »)

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