À l’écoute du Réveil

2. Un mouvement profondément mystique

Que l’exigeante raison en fasse la mesure de toutes choses, comme ce fut presque le cas à l’heure de l’orthodoxie protestante, ou qu’au contraire elle en proscrive radicalement l’usage pour établir son règne, le dogme, absolutisé ou repoussé, ne remplit pas sa mission véritable. Il n’est plus ce sommaire d’une foi biblique, précieux garde-fou pour la pensée. Il s’érige, lui ou sa négation, en juge sans appel. C’est pourquoi l’homme du XVIIIe siècle, desséché par ce rationalisme, aspire à une religion plus existentielle. Il entend devenir, par une rencontre personnelle avec Dieu, un parfait, c’est-à-dire, selon le Nouveau Testament, comme l’explique le pasteur franc-maçon Charles Etienne François Moulinié, un initié.

Soyons surpris ! Une certaine franc-maçonnerie, celle du régime écossais rectifié, prépare dans nos régions l’éclosion du Réveil. À Genève, la loge L’Union des Cœurs fondée en 1768, reconstituée dès 1808, devient pendant un quart de siècle un milieu spirituel privilégié. Forte d’une soixantaine de membres en 1809, peu après l’inauguration de son temple, à Rive, elle compte dans ses rangs des pasteurs évangéliques que la théologie moralisante de leur Eglise ne satisfait plus. Ils y cherchent, en même temps qu’une fraternité plus vraie, une foi vivante fidèle à l’Évangile. Tels sont, par exemple, Antoine Paul P. Demellayer, le populaire ministre de la ville haute très attentif, dans la Bible, aux éléments ternaires illustrant la réalité divine de la Trinité ; Ami Perey, d’abord maître d’école à Plainpalais, puis pasteur de Carouge et de Ferney ; Pierre Lütscher et son fils Lucius, berger l’un et l’autre de l’Église réformée allemande ; Ami Bost, figure d’apôtre et héritier, avec son père, qui lui aussi fait partie de la loge, de la communauté morave ; César Malan enfin, pédagogue hors-pair et évangéliste dans l’âme, mais qui se retire en 1814 dans le sentiment, comme il l’explique dans une lettre très chaleureuse au Vénérable Peschier, qu’il se doit avant tout « aux fidèles de sa patrie ».

La spiritualité en honneur à L’Union des Cœurs, si elle n’est pas sans rapport avec le mysticisme illuministe de Claude-Louis de Saint-Martin et de J.B. Willermoz, membres éminents, à Lyon, de la Loge La Bienfaisance où s’initient certains Genevois, s’enracine de plus en plus, sous l’influence de Moulinié, auteur d’une série de Leçons de la Parole de Dieu sur…, dans une connaissance approfondie de la Bible. Il s’agit en effet, pour le maçon, de « faire de son cœur un temple consacré à la divinité », d’être « chrétien attaché à Christ, chrétien pour avancer le règne de Christ en soi et autour de soi ». Pas question, ici, d’exploration occulte de la nature, de pratiques plus ou moins magiques, d’exaltation des facultés humaines. La révélation s’opère par Jésus-Christ.

Quelques notables, à côté des pasteurs, illustrent ce christianisme ardent. Isaac Bourdillon-Diedey, révolutionnaire modéré en 1794, et converti par des francs-maçons en 1808, pratique les ouvrages de Mme Guyon, de Jung-Stilling, de Jakob Boehme..., tout en se révélant dans ses écrits l’humble serviteur du Créateur, du Réparateur, du Sanctificateur. Charles Gaspard Peschier, médecin et chirurgien, très original, très cultivé, très actif aussi, édifie son entourage par sa piété en même temps que par des méditations où son propos, essentiellement biblique, s’appuie sur tout un choix de citations. Jean-Gédéon Lombard, lui, formé au commerce à Lyon, ainsi qu’à la franc-maçonnerie, ne prend du mysticisme fortement teinté de théosophie qu’il y trouve, qu’une foi plus profonde et plus fervente. Pour lui, le principal, sous l’emblème de la croix, qui résume tout, c’est de dépouiller le vieil homme. Le Diable, en déchaînant les ténèbres, s’y oppose de tout son pouvoir. Mais Christ, avec sa lumière, est vainqueur.

Ces hommes, on le voit, sont véritablement chrétiens. Un certain nombre d’entre eux, en 1821, au nom de L’Union des Cœurs, fondent un Comité auxiliaire de la Société biblique de Genève, elle-même vieille de sept ans. Ils rassemblent des fonds, s’enquièrent des familles et des personnes qui peuvent avoir besoin des saintes Écritures. En zélé protestant, le prince Charles de Hesse, chef du Régime rectifié, les avait encouragés d’une belle lettre, le 8 avril 1819, dans cette activité de diffusion de la Parole de Dieu. Quant à Marc-Jules Suès, secrétaire du Bureau de Bienfaisance, il rejoint les siens à la campagne, un dimanche matin, retenu par ses charges, et ayant manqué le sermon, en lisant la règle maçonnique et en priant…

La loge, sans imposer de confession de foi honore dans son rituel la divinité de Jésus-Christ et la Trinité. C’est pourquoi Ami Bost, dans sa Genève religieuse en mars 1819, la considère comme « un des dépôts où Dieu sauvait son véritable Évangile ». On est d’autant plus étonné d’y trouver au nombre de ses membres le pasteur et professeur Jean-Jacques Caton Chenevière un des ennemis les plus déclarés du Réveil. Ce n’est donc pas lui, en tout cas, qui y a donné le ton.

L’influence mystique, qui se conjugue alors avec la montée du romantisme des Senancour et des Chateaubriand, travaille intensément le mouvement spirituel du temps. On le constate chez un Jean-Frédéric Oberlin, le saint berger du Ban de la Roche, accusé quelquefois, à tort, d’être swedenborgien. Car s’il admire l’illuministe suédois pour tel de ses textes, il dit aussi de lui avec une sagesse dont chaque fidèle – et chaque Église – ferait bien de s’inspirer : « Ce cher homme ne distingue pas assez ce qu’il tient de notre Seigneur Jésus-Christ d’avec ce qu’il tient des anges ou même des esprits, et d’esprits souvent fort ignorants eux-mêmes ; il ne distingue pas non plus ce qu’il tient de son propre raisonnement. Il faut donc, en le lisant, prendre pour règle constante que partout où il contredit effectivement la sainte Écriture, il est effectivement dans l’erreur ». (François Ruchon, Histoire de la Franc-Maçonnerie à Genève de 1736 à 1900, Genève, 1935, 319 p. in-8, pp. 121-174. Gustave Roullet, Charles Etienne François Moulinié (1757-1836), Genève, 1890, 101 p. in-8. C. Leenhardt, La vie de J.-F. Oberlin…, Paris-Nancy, 1911, pp. 258 ss. Cf. notre bulletin critique sur l’ouvrage d’Alice Wemyss, « Histoire du Réveil », dans Ichthus N° 89, janv.-fév. 1980 pp. 29 ss.)

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