À l’écoute du Réveil

3. Une romancière évangéliste des pauvres et des princes

Le temps est aux douleurs qui préludent à l’enfantement d’un monde nouveau. Depuis des siècles, le peuple des campagnes, privé du fruit de son labeur, soupire après la délivrance. La récolte profite aux riches, et le peu qu’en garde le paysan s’évapore en impôts de tous genres. Est-elle insuffisante, c’est la famine. Et tandis que l’homme de la terre meurt de faim au milieu des champs qu’il cultive, les privilégiés du rang et de la fortune, à la cour, ce tombeau de la nation, passent leur temps dans une oisiveté brillante.

Cette caricature de la société d’avant la Révolution française explique les bouleversements de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe. Barbara-Juliana de Wietinghoff, descendante d’un glorieux maréchal de Pierre-le-Grand, naît à Riga en 1764, à l’aube de cette période troublée. D’une famille riche, mais pieuse, elle connaît une jeunesse austère, studieuse. A 3 ans, elle parle allemand et français et lit, l’Evangile. A 12, elle a déjà vu l’Allemagne, Paris et Londres. A 16, on la demande en mariage et elle tombe malade. À 18, enfin, elle épouse le baron de Krüdener divorcé deux fois et diplomate de carrière. A Venise, puis à Copenhague, la vie élégante des ambassades bientôt la happe.

Elle a du charme, de la grâce, et même de la beauté. Elle est si jeune ! Les intrigues qui se trament dans les coulisses des chancelleries la hantent. Elle doute de son mari. Elle est malheureuse. Alors elle fuit dans les voyages pour sa santé, les amitiés. Elle rencontre des écrivains : Bernardin de Saint-Pierre, Rivarol, Ducis... puis un futur général lui tourne la tête…

Elle le regrettera plus tard. Tandis que le baron, de vingt ans son aîné, poursuit sa carrière, elle séjourne dans le Midi de la France, à Paris, en Suisse, ou en Livonie auprès de sa mère. En Allemagne, elle trouve chez le poète Jean-Paul Richter une communion d’âme qu’elle n’oubliera pas. Il lui écrit : « Dans le fleuve de ma vie, vous avez fait surgir une île heureuse ».

À Genève, à Lausanne, elle converse avec Mme de Staël, Mme Necker-de-Saussure, Benjamin Constant. L’invasion française la chasse des bords du Léman. Elle se réfugie à Rheineck, non loin du lac de Constance, rend visite, à Zurich, au pénétrant physiognomoniste et pasteur Jean-Gaspard Lavater, l’homme, selon Matthias Claudius, « avec un clair de lune dans le visage » et s’essaie à écrire des romans édifiants à la gloire de la terre qui l’accueille. A la fin de l’année 1800, elle rejoint son mari qui vient d’être nommé à Berlin par le tsar, et se voit à nouveau happée par une vie mondaine qui lui semble de plus en plus vide. Aussi le printemps suivant n’est-il pas écoulé que la baronne, à bout de nerfs, se retrouve aux bains, puis, à la fin de l’été, à Genève avec sa fille. Mais ni le salon de Mme de Staël, au château de Coppet où vit encore l’ancien ministre des finances de Louis XVI Jacques Necker, ni ses projets littéraires, ne parviennent à lui faire oublier complètement son échec conjugal. Y réussit-elle mieux quand, au milieu de l’hiver, elle court se perdre dans le tourbillon de Paris ? C’est là, dans le bruit d’une société frivole, que la nouvelle de la mort de son lointain mari l’atteint comme une morsure. Elle sait qu’elle n’a pas fait son devoir. Mais s’en repent-elle ? Elle s’isole un instant, regagne Genève pour se mettre à écrire ce qui sera le roman de sa vie, Valérie, puis s’installe dans les environs de Lyon. L’ouvrage paraît. Elle en prépare l’accueil par mille démarches. À Paris, elle va de boutique de mode en boutique de mode pour y demander des rubans « à la Valérie ». C’était l’époque, ajoute un de ses biographes, où le baron Portal posait les bases de sa grande réputation médicale en s’envoyant chercher lui-même dans les premiers salons de la capitale au nom des plus illustres clients qui n’avaient point réclamé ses soins »…

Quelles qu’en soient les raisons, le succès sourit à Valérie. La critique parisienne lui fait fête, puis, grâce à des traductions allemande, anglaise, néerlandaise et russe, l’Europe s’en fait l’écho. Mais son maître – Bonaparte – n’y voit qu’ « extravagances Sentimentales ». Aussi la gloire dont elle jouit n’est-elle pas sans mélange et son retour à Riga, en été 1804, fait-il davantage figure d’une retraite que d’un triomphe. La société livonienne lui paraît morte. Elle s’en console en envoyant vers l’ouest force lettres et en mettant au large, sur sa terre de Kosse, ses paysans dont le tsar Alexandre vient d’autoriser l’affranchissement. Toutefois, la mort subite, devant sa maison, d’un gentilhomme qui venait lui rendre hommage la bouleverse. Son ardente soif d’être adulée lui paraît folie, un véritable défi à Dieu. Dans une angoisse terrible, puis de plus en plus morne, et sans espoir, elle se terre dans sa demeure.

La délivrance ne lui vient pas de la société qu’elle a fréquentée jusqu’à ce jour. Un cordonnier de Riga, qui se présente chez elle pour prendre ses mesures, l’étonne par sa sérénité joyeuse. Visiblement, l’homme est heureux et ne se gêne pas, simplement, de l’avouer. Il confesse, membre de la communauté morave, la foi au Sauveur qui le remplit de paix et de joie. La baronne en a comme une révélation de Jésus-Christ. Cet artisan qui n’a pas la pratique du grand monde, mais connaît Dieu, est plus avancé qu’elle sur le chemin de la vérité. Elle prend conscience d’une dimension nouvelle, celle de la fraternité qu’elle découvre au milieu des petites gens de l’Église morave. Soudain, comme dans la flamme d’un premier amour, elle se sent au paradis. Elle s’ouvre à son prochain, lit la Bible, contemple sur le visage d’une malade en danger de mort le bonheur d’une âme en paix avec son Dieu. Ses mouvements de vanité, sa folle envie de briller aux yeux des hommes, se sont évanouis au soleil de la grâce. De même qu’elle, en tant que seigneur terrien, a affranchi ses serfs, de même Jésus, le Seigneur de toute la terre, la rend libre de toute passion.

Cette expérience ne sera pas un feu de paille. L’atmosphère morose de Riga en est transformée. Désormais, c’est en elle, dans la communion de ses frères, et dans l’obéissance à Dieu, qu’elle cherche le contentement. Aussi, quand, en route pour les bains de Toeplitz, elle est arrêtée par les événements à Konigsberg et voit affluer, en plein hiver, les blessés de la bataille d’Eylau (1807), elle se dévoue sans compter, en dépit de sa santé chancelante, pour soulager leurs souffrances.

Mondaine, désormais, elle le sera pour sauver, en les convertissant à Dieu, ceux et celles qu’elle a fréquentés autrefois. Une vocation prophétique la saisit peu à peu. À Herrnhut et à KleinWelk, elle se plonge avec bonheur dans l’atmosphère profondément évangélique des communautés moraves. Ses fautes, elle le sait, par Jésus-Christ lui ont été remises. Elle est donc libre de se donner à une mission sainte. À Karlsruhe, la rencontre du mystique Jung-Stilling l’affermit dans cette conviction. L’Europe, subjuguée par les armes de Napoléon, tend à voir dans la personne de l’Empereur un type de l’Antéchrist. De telles visions, toutefois, n’empêchent pas Mme de Krüdener de visiter les pauvres et les malades. Elle apprend à vaincre ses répulsions. Un jour, alors qu’une jeune servante, autrefois fille d’une riche famille, pleure d’avoir à balayer l’escalier et la rue aux yeux de tous, elle lui prend doucement le balai des mains et lui dit en se mettant au travail : « Mon enfant, il n’y a aucune humiliation à faire une œuvre utile ». Jésus, doux et humble de cœur, en a fait autant pour soulager ses proches.

La mère et sa fille marchent de concert. Elles portaient en toutes choses, dit-on d’elles à cette époque, « l’amour passionné du bien, sans prétention, sans intolérance, sans bruit, sans vanité. C’étaient des chrétiennes primitives qui avaient pris la Bible à la lettre. La charité, la résignation, le pardon des injures et l’humilité étaient leurs vertus pratiques. On les voyait souvent dîner avec du pain noir fort gaiement, ayant abandonné leur repas à des pauvres qu’elles trouvaient tout simple de servir. » Un tel changement, elle le confesse elle-même, n’est possible qu’au moment où l’amour de Dieu réduit « en cendres, dans nos cœurs, tout ce qu’il y a d’impur, de personnel, d’égoïste ». Car cet amour « est contraire à tout espèce de propriété et la regarde comme un vol fait à Dieu. »

Certes, Mme de Krüdener, qui rencontre un J.F. [Jean-Frédéric] Oberlin au Ban-de-Ia-Roche et s’attachera bientôt le jeune prédicateur genevois Henri-Louis Empeytaz, cherche parfois ses lumières à de plus contestables sources. Confiante, elle devient facilement la proie de visionnaires quelque peu charlatans. Pourtant, elle garde la conviction d’être dans la bonne voie. Le 30 juillet 1812, elle écrit au négociant Gounouilhou : « J’ai remis à mon Dieu chaque pas que je fais ».

À Genève, le souffle du Réveil baptise quelques étudiants en théologie d’un esprit nouveau. Saisis dans leur être profond, ils résistent aux admonestations, puis aux mesures disciplinaires de la Vénérable Compagnie des pasteurs. Empeytaz est de leur nombre. Mme de Krüdener vole à leur secours. Elle arrive à Genève le 18 juillet 1813 et y demeure deux mois, recevant de nombreux visiteurs. Puis elle reprend le chemin de Karlsruhe.

Son séjour dans cette ville, où se tient la cour du grand-duc de Bade, lui semble d’une grande portée. « J’ai passé un temps de bénédictions, écrit-elle le 7 septembre 1814, ayant pu prêcher Christ aux reines et à l’Impératrice ». Elle pressent, à l’heure où se tient le Congrès de Vienne, qu’elle verra l’empereur Alexandre. « J’ai, dit-elle, d’immenses choses à lui dire, car j’ai beaucoup éprouvé à son sujet (…). Que l’Éternel dirige et bénisse celui qui est appelé à une si grande mission (…) »

Chose étonnante, elle voit juste. Quand elle fonde une association de prière, ce n’est pas seulement pour les pauvres, mais pour la conversion de tous. Déjà Alexandre, en 1812, sur le conseil du prince Galitzine, s’est mis à lire la Bible. A Vienne, dans le tourbillon de la victoire, il apprend la fuite de Napoléon et regagne son quartier général de Heidelberg. Mais en chemin, à la porte du Wurtemberg, à Heilbronn, après une réception splendide, il rêve d’une conversation intime avec une âme pieuse. Et c’est à ce moment précis qu’une femme, Mme de Krüdener, insiste à sa porte pour être reçue. Aussi lui parle-t-elle sans apprêt : « Non, Sire, vous ne vous êtes pas encore approché de l’Homme-Dieu comme un criminel qui vient demander grâce. Vous ne vous êtes pas encore humilié devant Jésus. Vous n’avez pas encore dit, comme le péager, du fond de votre cœur : O Dieu, sois apaisé envers moi qui suis un pécheur ! Voilà pourquoi vous n’avez point de paix. Écoutez la voix d’une femme qui a été aussi une grande pécheresse, mais qui a trouvé le pardon de tous ses péchés au pied de la croix de Christ. »

Trois heures durant, elle parle ainsi à son souverain. Quelques jours plus tard, le 9 juin 1815, elle le rejoint à Heidelberg. Chaque soir, il vient à elle, dans une simple cabane des bords du Neckar, pour se faire expliquer la Bible. Un jour, après que lui et Empeytaz aient prié à genoux, il dit en se relevant : « Oh ! combien je sens la force de l’amour fraternel qui unit les disciples de Christ entre eux. Oui, votre prière sera exaucée ; il me sera donné d’en-haut de confesser publiquement mon Dieu Sauveur. »

Napoléon vaincu à Waterloo, il retrouve à Paris la petite communauté qui entoure désormais Mme de Krüdener. Installée dans un hôtel du Faubourg Saint-Honoré, dont elle réduit l’ameublement à la plus grande simplicité, elle reçoit chaque soir dans son salon, avec Alexandre, tous ceux qui veulent bien venir. Chateaubriand, Benjamin Constant, Mme Récamier… s’y réchauffent le cœur, pénétrés par la sincérité de la prédication d’Empeytaz ou de la conversation de celle qu’ils ont connue quand elle écrivait Valérie. Elle, comme Alexandre, a trouvé enfin son identité véritable. « Je ne m’appartiens plus à moi-même, dit-elle, ni à l’honneur, ni au monde ; ma nourriture est de faire la volonté de mon Père céleste ; je n’aspire qu’aux biens éternels ; j’aime en Dieu tous mes frères d’une affection cordiale ; je suis contente de vivre, je serai heureuse de mourir ; tout est désormais harmonie en moi, mes forces et mon activité, ma destination et mes désirs, mes affections et mes pensées ; le monde, la vie, les choses humaines n’ont plus de secret qui me tourmente, ni de contradiction qui me désole ; en un mot, je suis ressuscitée en nouveauté de vie. » Quant à Alexandre, il déclare: « Je ne connais point d’autre politique que celle de ma conscience ».

Il le montrera. Du moins au début de cette dernière période de sa vie. La Sainte-Alliance, à l’origine, c’est bien l’union, devant Dieu, pour la paix, des empereurs de Russie et d’Autriche et du roi de Prusse. Tels les mages, dans un prosternement œcuménique de trois souverains, dont l’un est orthodoxe, le deuxième catholique, le dernier protestant. « Avant mon départ, dit Alexandre, je veux, par un acte public, rendre à Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, l’hommage que nous lui devons pour la protection qu’il nous a accordée, et inviter les peuples à se ranger sous l’obéissance de l’Evangile. » Humblement, il soumet son projet à Mme de Krüdener. Jamais texte de traité international ne prônera aussi nettement, en tant que principe politique des nations, la soumission à Jésus-Christ. Dieu, dans une Europe désormais unie, doit être le seul maître. Mais jamais aussi convention entre États ne sera plus délibérément foulée aux pieds. Le chancelier autrichien prince de Metternich y mettra tous ses soins. Il fallait se garder, pour régner, du libéralisme aussi bien que du mysticisme d’Alexandre, et pour cela le séparer de celle en qui l’on voyait parfois son mauvais génie…

L’empereur de Russie rentré dans son pays, la baronne, le 22 octobre 1815, quitte Paris à son tour. Elle pense, par la Suisse, regagner ses terres. Mais partout, sur son passage, la foule se rassemble pour la voir et l’entendre. Empeytaz prêche, elle reçoit les visiteurs, et riches et pauvres, catholiques et protestants, se convertissent.

À Bâle, un professeur de philosophie abandonne sa chaire pour la suivre, des jeunes filles renoncent à la vie mondaine, des avares donnent généreusement. Mais l’autorité, travaillée par la diplomatie autrichienne, expulse Mme de Krüdener. Elle passe au Pays de Bade, prêche de lieu en lieu, habille et nourrit les pauvres. Car le chômage, de mauvaises récoltes, un défaut de prévoyance dans les approvisionnements provoquent, en même temps qu’une grande misère chez les ouvriers, une terrible famine en 1816 et 1817. Les indigents, en foule, errent à travers la Suisse et les régions avoisinantes à la recherche d’un peu de nourriture. La baronne et ses amis les accueillent au nom de Christ. Quand on la chasse, la critique et l’accuse de menacer l’ordre social, elle répond : « À quoi servent les lumières et les idées libérales si l’on n’ose plus ni nourrir le pauvre, ni le vêtir, ni le loger, ni défendre ses droits, ni le consoler l’évangile à la main ? » En ce qui la concerne, elle préfère obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. « C’est lui, dit-elle, qui expliquera pourquoi la faible voix d’une femme a retenti devant les peuples, a fait ployer les genoux au nom de Jésus-Christ à tant d’impies, a arrêté le bras des scélérats, a fait pleurer l’aride désespoir, a demandé et obtenu en priant de quoi nourrir ces milliers et milliers d’affamés, comme dans le désert, et a annoncé, dans ces contrées seulement, à plus de vingt-cinq mille âmes, cette immense charité d’un Dieu de miséricorde qui ouvre, dans son cœur, un asile à ces indigents que les gouvernements et les hommes repoussent et abandonnent. »

Jean-François Ducis, avant de mourir, avait envoyé à Barbara-Juliana de Krüdener un poème dont la dernière strophe résumera pour nous le plus fort de son expérience – après, malheureusement, contrainte de rentrer en Russie, elle passera de son christianisme évangélique non confessionnel à un mysticisme superstitieux et mariolâtre de plus en plus incontrôlé – :

« Mon Dieu, ta croix que j’aime,
En mourant à moi-même,
Me fait vivre pour toi.
Ta force est ma puissance,
Ta grâce ma défense,
Ta volonté ma loi. »

(Charles Eynard, Vie de Madame de Krüdener, Paris, 1849, 2 vol. in-8. Francis Ley, Madame de Krüdener et son temps, 1764-1824, Paris, 1961,646 p. in-8. L’auteur est un descendant de Mme de Krüdener. Ami Bost (Mémoires pouvant servir…, pp. 61 ss.), de passage chez la baronne, en 1817, y trouve un spectacle confus, un « mélange de vrai et de faux » annonciateur de la dérive à venir : « C’étaient partout des Vierges Marie de toutes les couleurs dans leurs petites niches, partout aussi cette sorte de chaleur factice (…) »)

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