À l’écoute du Réveil

III. Le premier Réveil

1. Des étudiants désorientés

Dans l’avant-propos de sa Vie de Henri Pyt, Emile Guers, acteur et témoin des débuts et des développements successifs du Réveil, (Genève-Paris, 1850, 388 p. in-12, p.3.) précise ainsi l’expérience spirituelle de son ami : « Vivre loin de son Créateur, mais en sage mondain, puis, réveillé par l’Esprit de Dieu, sentir son état de misère et de condamnation ; chercher et trouver de bonne heure auprès de Jésus le repos de la conscience, la paix du cœur ; se réjouir alors devant le Père après avoir tremblé devant le Juge ; annoncer enfin les richesses incompréhensibles de l’amour de Dieu et passer le reste de sa vie à dire aux pécheurs : « Venez, et je vous raconterai ce qu’il a fait pour mon âme (…) ».

Ce mouvement, latent, en attente, et préparé comme on l’a vu, éclate parmi les étudiants. L’influence, sur eux, de quelques pasteurs fidèles à la Parole de Dieu, Cellérier père, Demellayer, Moulinié surtout, qui les réunit chez lui pour des leçons bibliques, tempère l’insuffisance, on pourrait presque dire la nullité, de l’enseignement de la Faculté de théologie. Ami Bost – il entre en 1809 – dans ses Mémoires, y dénonce un relâchement presque incroyable. « On n’ouvrait pas la Bible dans nos auditoires », déclare-t-il. Sinon pour traduire, de l’hébreu, des psaumes. Pas de cours de dogmatique non plus à cette époque ! L’Académie baigne dans une religion naturelle sans révélation, une manière de déisme. Ou bien, par le rejet de la divinité de Jésus-Christ, dans l’arianisme. Ou encore, dressant le libre arbitre de l’homme contre la grâce souveraine de Dieu, ou passant au crible de la raison et du bon sens toute l’Écriture, dans le pélagianisme ou le socinianisme. Certains, par la suite, le plus souvent de l’extérieur, pour caractériser cette dérive, et relever la cruelle décadence de la cité de Calvin, parleront de « genevianisme ». Néologisme peu flatteur !

Plus décisive encore, pour ces étudiants, le reliquat de l’assemblée morave fondée par Zinzendorf. L’humble réunion, animée par le père d’Ami Bost, chantre de l’église de la Madeleine et homme d’une piété simple et pure qui se lève entre 5 et 6 heures en hiver, à 4 en été, pour prendre de l’exercice et tailler les plumes de sa classe d’écriture en chantant des psaumes et des cantiques, voit peu à peu, entre 1802 et 1805, quelques jeunes s’y agréger : Émile Guers, Henri-Louis Empeytaz, Gonthier, plus tard Pyt. Ils y goûtent l’intimité, l’émotion qu’ils ne trouvent pas dans les temples. Tout particulièrement lors de la semaine sainte. Car le vendredi saint au soir, quand le lecteur en arrive à ce passage : « Et ayant baissé la tête, il rendit l’esprit » et qu’il le fait suivre d’une pause, « toute l’assistance tombe à genoux, il n’y a plus de paroles, il n’y a plus que des larmes ». Expérience émouvante et bien propre à préparer l’œuvre de l’Esprit ! Même si, comme le note encore Ami Bost, « ma conduite n’était pas toujours sainte » – après – « à proportion de l’attendrissement que j’avais éprouvé »… (Ami Bost, Mémoires pouvant servir à l’histoire du réveil religieux (…), 1854, 3 vol. in-16, I, pp. 25 S., 16 ss. Emile Guers, Le premier réveil (…), op. cit., p. 18. Les pélagiens pensent que l’homme est capable, par lui-même, de faire le bien. Quant aux sociniens, s’ils nient l’expiation, ils voient Christ, bien que né miraculeusement immortel et tout puissant, comme un homme d’essence non divine.)

Des frères moraves les visitent, leur écrivent : J. N. Mettetal du Pays de Montbéliard, Jacques Mérillat de Moutiers-Grandval. L’illumination, pour Guers, vient du premier, pour Empeytaz, du second…

Un sermon du pasteur Moulinié sur les mœurs des premiers chrétiens, fin novembre 1812, pousse les deux amis, Pyt se joignant à eux, à tenter de « secourir les pauvres et les affligés par tous les moyens ». La Société des Amis trouve ainsi sa vocation.

On y voit les Bost père et fils, Gonthier, le calligraphe John Boissonas, le futur professeur à la Faculté des lettres François Roget… Il s’agit, pour ces jeunes gens, de croître dans l’amour de Dieu et du prochain, de vivre – ce sont leurs propres paroles – « comme nous voudrions l’avoir fait au moment de la mort », et de « ramener dans nos familles le culte domestique et la piété de nos ancêtres ». Toutefois, tous ne sont pas dans ces dispositions annonciatrices d’un réveil. Seule une minorité désire ne savoir autre chose que Jésus-Christ. Aussi la société, vue de plus d’un mauvais œil par la Vénérable Compagnie, tend-elle à sa dissolution. Un temps, elle s’interdit, non sans de vives discussions, de fréquenter les moraves. Puis, devenue plus libre, elle en reprend le chemin. Mais les étudiants se voient étroitement surveillés.

Qu’importe ! La soif d’une vie spirituelle authentique les tient. Ils vont chez Moulinié, lisent l’Imitation de Jésus-Christ, le Catéchisme de Heidelberg, les Sermons de Jean-Frédéric Nardin, pasteur du Pays de Monbéliard, riches de sève évangélique. (1687-1728 : Léonard, op. cit., III, p. 89. Guers, op. cit., pp. 42 ss.) Ils boivent avidement aux sources que le Seigneur fait jaillir sous leurs pas. Et ils en abreuvent d’autres. Une école du dimanche et du jeudi s’ouvre. Empeytaz, note Guers, qui s’en occupe avec lui, sait à merveille capter l’attention des enfants et toucher leurs cœurs.

Ces jeunes, dans ces conditions, ne participent plus guère au culte de leur Église. Que faire ? Doivent-ils en établir un pour leur compte ? Ils y songent. Toutefois, la religion de Rome, système complexe, élastique, ne va pas sans exercer une certaine fascination sur eux. « À côté de son idolâtrie, écrit A. Bost, elle admet si bien la foi à un Sauveur, elle proclame tellement la doctrine de la croix que faute de mieux, et en présence de l’incrédulité générale, nous nous sentions portés vers elle. » Aussi les voit-on souvent aux services de Saint-Germain où officie Jean-François Vuarin. L’encens, les moraves l’utilisant quelquefois, ne les gêne pas. « Toute la poésie de cette communion, continue Bost, d’ailleurs couverte du sang des protestants, nous éblouissait, et nous passâmes plusieurs années » – Empeytaz et lui – « combattus entre l’attrait que cette Église exerçait sur nous par son élément chrétien, et la juste aversion qu’elle nous inspirait par son élément idolâtre ». Plus tard, son ami continuant de lui rompre la tête avec ce dilemme, il en vient à lui dire : « Eh bien ! fais-toi catholique, et que ce soit fini ! Il me répondit que je l’effrayais en lui donnant cette liberté ; et je crois réellement que dès lors nous n’en avons plus parlé (…) »

Les étudiants, pris entre ces deux extrêmes, le catholicisme et le mysticisme illuministe d’un côté, les déviations d’un certain rationalisme de l’autre, cherchent leur voie au milieu des embûches que dressent devant eux les interdictions de la Vénérable Compagnie. Ceux qui fréquentent les moraves ne peuvent être admis au saint ministère. Vont-ils passer outre ? Guers y incline. Empeytaz, à qui Moulinié conseille la soumission, trouve appui auprès de Mme de Krüdener, qui vient de faire son apparition à Genève, se croyant appelée à y jouer un rôle important, et organise des réunions chez lui, le soir, rue Verdaine, sans aucune idée séparatiste. L’autorité ecclésiastique s’en inquiète. Elle envoie chez lui un député. Puis, comme il persévère, encouragé par les lettres de la baronne séjournant à Bâle, elle le convoque pour le 29 octobre. Il ne répond aux questions qu’on lui fait que par la

Bible. En dépit des interventions de Demellayer et Moulinié, qui prennent sa défense, on le somme d’abandonner dans les quinze jours ses soirées édifiantes ou de renoncer à la théologie. Quand l’échéance approche, il demande un délai. Le lendemain, de Mme de Krüdener, il reçoit cette exhortation : « Jetez-vous, cher ami, les yeux fermés dans le cœur de Jésus ! » Un douloureux déchirement l’étreint. Comment se séparer de tant d’hommes honorables qu’il estime ? Les leçons dont il doit subsister se font rares. Bientôt, exclu du ministère par son insoumission, ainsi que le lui fait savoir la Vénérable Compagnie, il répond à l’appel de la baronne et gagne le Ban de la Roche où elle le rejoint le 12 septembre. En compagnie d’Oberlin, ils prient à genoux et lisent la Bible comme « le testament d’un père chéri dont ils révèrent les dernières volontés ». (Bost, pp. 31 ss. Guers, pp. 43, 53 ss.)

Les amis d’Empeytaz, s’ils quittent la réunion qu’il avait formée pour pouvoir continuer leurs études, ne trouvent dans l’enseignement que leur dispense la Faculté de théologie rien qui parle à la conscience, au sentiment religieux, au cœur. Aussi font-il bon accueil, quand il vient d’Avully pour prêcher en ville, au pasteur Edouard Diodati qui fait une grande place, dans ses sermons, à la vie personnelle du chrétien.

Le 10 mars 1814, Ami Bost et Louis Gaussen sont consacrés. « Deux sociniens, note le premier dans ses Mémoires, signèrent mon diplôme d’aptitude. Ils s’en repentirent plus tard ». Quant au second, à qui l’on confie le service de 3 heures comprenant des lectures bibliques et les Réflexions d’Osterwald, il remplace ces dernières par des méditations de son cru qui remportent le plus franc succès. L’assistance, de 4 à 5 personnes quand il commence, passe bientôt à 10, 20, 60, 100, 200 auditeurs... La Compagnie peut s’en réjouir. N’est-elle pas en présence d’un signe annonciateur du réveil de la piété, voire de la foi ? Eh bien non ! Elle s’inquiète. Elle ne veut pas de cette espèce de culte. Et elle intime à son jeune membre de revenir aux Réflexions d’Osterwald que n’importe qui peut lire.

Louis Gaussen, dont la théologie a été renouvelée par une lecture assidue de Calvin et des contacts répétés avec le pasteur de Satigny Jean-Isaac Cellérier, n’entretient pas de relations suivies avec Bost qui, sans arrière-pensée de dissidence – « ecclesiolae in ecclesia » = « la petite église dans la grande » – réunit ses amis chez lui pour leur édification commune. « Nous ne sommes que trois ou quatre, disent-ils, mais l’heure vient où l’on comptera par centaines ceux que Dieu nous donnera. » « Laissons le passé, leur écrit Mme de Krüdener, c’est une goutte. L’océan nous reste (…) ». La petite société grandit. Elle a bientôt sept membres. Guers et Gonthier s’angoissent. Sont-ils véritablement appelés ? « Tu es toujours sous la loi », dit un jour Bost au premier. Le second, lui, abandonne l’Académie. Pourtant, par moments, sur ce petit groupe de jeunes, une grande grâce repose. (Guers, op. cit., pp. 61 ss. Bost, op. cit., pp. 36 ss.)

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