À l’écoute du Réveil

IV. Le second réveil

1. L’Oratoire

Cette chapelle de mille places en sera le signe.

Dès son origine, la Société évangélique entretient une activité intense. Bien que jamais constituée en Église, elle en a pourtant toutes les apparences : prédication à 11 heures – il ne faut pas concurrencer les services officiels – école du dimanche, réunion le soir ; de plus, une école de filles, une bibliothèque, un dépôt de Bibles et de traités, d’autres rencontres la semaine… Il lui faut donc un local, et, un temple lui ayant été refusé, elle jette son dévolu sur un appartement de la maison de Mme Des Arts, rue des Chanoines 115. Elle y est très vite à l’étroit.

Elle se met en quête d’un bâtiment, ou d’un terrain. Tâche ardue dans une ville qu’enserre encore ses remparts, ses fossés, ses ouvrages de défense avancés, et à laquelle trois portes seulement donnent accès : Neuve, Rive, Cornavin. On y étouffe quelque peu. On aurait voulu, après 1815, briser ce carcan. Mais cela aurait donné à la Suisse l’impression que Genève, qu’elle venait de faire canton, refusait de se défendre. On y avait donc renoncé et la population nouvelle, de plus en plus nombreuse, et en quête de logement, avait dû chercher hors les murs, dans des faubourgs qui timidement s’implantent à quelque distance des murailles, Les Grottes par exemple – le pasteur Gaussen s’y installera – ou dans les combles des maisons. (Le poète Petit-Senn, dans son journal Le Fantasque, présente avec humour le type du spéculateur immobilier de l’époque : « Grosloyer a le projet de bâtir sur son toit ; il est vrai qu’il ne saurait mieux placer son argent que dans son grenier, en le convertissant en appartements. Des bûches et des fascines rapportent moins que des locataires ; il reste à savoir pourtant s’il pourra faire indéfiniment des allonges à son bâtiment, comme à une lettre de change, et tirer du sein des nuages des loyers dont le rapport aérien descendrait sur lui comme une manne céleste » (p. 350).) Il n’est donc pas facile de trouver un emplacement pour édifier une chapelle.

En 1833, néanmoins, douze particuliers s’unissent pour acheter, le long des rues Tabazan et des Belles-Filles, au prix de 170 000 francs environ, quelques immeubles et un jardin. Ils en revendent une grande partie pour un peu moins de 160 000 francs et font construire sur le terrain restant, par l’architecte Louis Brocher, frais rentré d’Angleterre, le Temple de l’Oratoire. Parmi les acheteurs, on retrouve le colonel Henri Tronchin, M. Gautier-Boissier, la femme de Vieusseux-Colladon, et on rencontre aussi la veuve d’Auguste de Staël, des Rilliet, des Du Pan… Collectivement propriétaires des bâtiments, qui ont coûté quelque 90 000 francs, ils les louent à la Société évangélique pour 2’644 francs par an. L’Église évangélique libre, dès 1849, les sous-louera, avant de les racheter, en 1923, pour 20 000 francs.

L’édifice, d’une simplicité presque romane à l’extérieur, offre à l’intérieur, par ses colonnes doriques, sa balustrade, son abside sans fenêtres, une dominante plutôt classique. Son inauguration, prévue pour le 2 février 1834, est renvoyée au 9 en raison des troubles qui, par l’action d’une poignée de réfugiés, Polonais notamment, jettent l’effervescence dans la cité. Ils se sont mis en tête en effet, à l’appel du chef de la Jeune Italie Giuseppe Mazzini, d’organiser à partir de Genève une expédition contre la Savoie. On devine, l’équipée ayant échoué, les reproches cinglants des chancelleries européennes aux gouvernements genevois et suisse. L’abus du droit d’asile est flagrant. Le fait que la Sardaigne, dont la frontière a été violée, ait un régime réactionnaire digne de l’absolutisme le plus obscurantiste n’y change rien. Le Conseil d’État est sur les dents. Non seulement sur le plan diplomatique, ou par les problèmes que lui pose l’internement des réfugiés ayant battu en retraite, mais aussi, et peut être surtout, par l’agitation que mènent les radicaux, les gauchistes de l’époque, contre la politique du gouvernement. Heureusement pour ce dernier, la majorité de la population n’est pas pour eux, et les esprits peu à peu se calment. Aussi le pasteur Gaussen, dans son sermon de dédicace, peut-il rendre grâces pour la délivrance que Dieu a accordée à la cité. (Certes, cette affaire, dite des Polonais, provoquera encore bien des remous. Quant aux radicaux, qui en 1834 font peur, ils mettent à profit l’événement pour accroître leur influence. Cf. notre étude : « Rodolphe Topffer et le sentiment national » in Revue suisse d’histoire, 1977, pp. 122-132, et notre thèse : Genève 1830. Restauration de l’École, Lausanne, 1974, pp. 113-123 (chez l’auteur).)

Il le fait avec un rare bonheur. Plus : son message, vingt-cinq ans après, demeurera si pertinent qu’on décidera de le publier pour marquer le quart de siècle de la Société évangélique. Devant tant d’amis venus en famille – « jusqu’au plus petit de ces chers enfants qui m’écoutent », s’exclame le prédicateur – il invoque le Dieu béni éternellement : « Que cette maison lui appartienne, dit-il, que son Esprit y habite, que sa gloire la remplisse ! »

Ce qu’il veut de tout son être, en montant pour la première fois dans cette chaire, c’est que Jésus-Christ seul soit annoncé. Car devant lui « toutes les religions de l’homme et toutes ses idoles, connues ou inconnues, doivent tôt ou tard s’écrouler et demeurer sans tête et sans bras, comme Dagon devant l’Arche de l’Éternel. » Devant lui, l’homme est perdu, l’homme est condamné, mais l’homme aussi est pardonné, justifié, sauvé. Aussi son cœur de berger tressaille-t-il d’allégresse. « Nous avons l’espérance que tous les disciples de Jésus-Christ dans notre patrie aimeront les portes de cette maison, et qu’en passant sous ses murailles, en en voyant de loin le faîte au milieu des édifices de la cité de nos pères, ils élèveront leur âme à Dieu avec actions de grâces, et que même n’y dussent-ils point entrer, ils y penseront avec prières et diront avec affection : « Que la paix soit sur elle : c’est une maison de mon Père, elle est remplie de mes frères, on y prêche mon espérance, on y glorifie mon Sauveur : que la paix soit sur elle ! »

Le pasteur va jusqu’au bout de ses exigences. « Périsse trois fois ce temple et tombe cette chaire, clame-t-il, plutôt que de devenir jamais le temple d’une société et la chaire d’un parti ; le temple d’une secte et la chaire de l’orgueil humain (…) Que ses murailles soient désolées et ses portes consumées par le feu, si elle ne devait pas être l’église de la Bonne Nouvelle annoncée aux pauvres, le refuge de l’humilité, le temple des cœurs travaillés et chargés qui invoquent leur Dieu comme du fond d’un abîme et qui cherchent avec ardeur les paroles de la paix ! »

Ce n’est pas sans regret que la Société évangélique a quitté la « chambre haute » de la rue des Chanoines où le Seigneur l’a visitée. Elle y a été heureuse. Elle s’en souvient avec reconnaissance. Elle voit que Dieu, en bénissant ce temple, fait rentrer dans la cité l’Arche de son alliance. Comme aux jours de la Réforme quand Farel, il y aura bientôt trois siècles, jour pour jour, le premier dimanche de mars 1534, vint prêcher la Parole dans l’oratoire du couvent de Rive.

Il n’est pas question, en élevant cette chapelle, de fonder une nouvelle Église. Les réformateurs y seront chez eux. Et Gaussen, en quelques touches, les fait monter devant son auditoire… Puis il évoque les réfugiés.

« Vous savez qu’ils n’arrivèrent ici ni pour la liberté civile, toute précieuse qu’elle est, ni pour le charme du séjour (c’était pour eux l’exil) ; ni pour la fortune ou les honneurs : ils quittaient tout cela. Ils arrivaient pour ton Arche sainte, ô mon Dieu ! Ils venaient pour la paix de leur conscience, pour suivre Jésus-Christ, pour obéir à Dieu, pour sauver leurs âmes. »

La Vérité, celle qu’on avait voulu arracher de leur cœur, brûlait au-dedans d’eux. Ils avaient tout abandonné pour elle. Aussi, devant ce temple où la divinité de leur Sauveur à nouveau est honorée verseraient-ils, reconnaissants, des larmes de joie.

« Leur sépulcre est encore parmi nous », continue le prédicateur, « et du cimetière où l’on déposa leurs cendres, aux portes de notre ville, ils se relèveront avec nous à la venue du Fils de l’Homme arrivant sur les nuées du ciel (…) »

Garder ses racines, oui. Gaussen en mesure l’importance. Mieux : il en tire les conclusions. « Que vous disent ces réveils récents, ces conversions nombreuses (…), ces publications qui se multiplient ? Et que vous crie ce temple ? – Que Dieu veut vous sauver ; que l’état de votre âme est à ses yeux une grande affaire ; qu’il s’en occupe avec puissance, avec tendresse (…) »

« Prenez garde » précise-t-il – et sa voix se fait solennelle – « qu’il ne s’agit pas tant pour vous ici-bas de ce que pourraient devenir, dans quelques années, les Églises de la Suisse, de l’Europe ou de Genève ; mais de ce que deviendra dans quelques mois, lorsqu’elle aura quitté son corps mortel, cette âme dont vous allez rendre compte et que Dieu voulait sauver ».

Encore une fois, l’essentiel, pour lui, consiste à faire connaître à tous l’Évangile, la Bonne Nouvelle du salut. La doctrine, purifiée, doit devenir vie. « Si cette lumière ne réchauffe pas, malheur à cette lumière ! Si elle ne se montre pas en dedans par des prières et en dehors par des œuvres (…), malheur à cette lumière ! Ce n’est pas là la lumière, ce n’est pas là la foi. »

De même, la communauté ne saurait se contenter d’avoir désormais à sa disposition un lieu suffisamment vaste pour se rassembler. « Il faut que votre maison aussi soit un temple, dit-il, il faut que votre chambre soit un temple, il faut que votre corps soit un temple, le temple du Saint-Esprit ; car il faut que vous entriez vous-même dans le temple spirituel de Dieu comme une pierre vivante ; chaque pierre doit être un temple. »

Il en est intimement persuadé : le bonheur consiste à suivre Christ, à faire la volonté de Dieu. « Votre foi, demande-t-il, vous a-t-elle rendu humble, charitable, patient, doux, laborieux, pur, compatissant, heureux ? (…) La gloire d’une religion, c’est la sainteté qu’elle engendre. » Mais il connaît trop la faiblesse de l’homme en constatant la sienne propre. « Hélas ! s’exclame-t-il, il y a si longtemps que nous luttons contre le mal ; que nous ramons, ce semble, sans avancer (…) et qu’un vent contraire paraît plutôt nous repousser en arrière ! Qui sommes-nous pour glorifier Dieu ! »

Pourtant Dieu règne. Et en rappelant les événements politiques dont Genève vient d’être le théâtre, le prédicateur, les yeux levés, déclare encore : « Mes frères, nous ne craindrons pas de l’attester : nous regardons cette maison, élevée par la foi dans nos murs, et nous regardons toutes les institutions qui pourront s’établir dans un même esprit au milieu de cette ville, comme une sauvegarde plus assurée que nos remparts et que nos soldats. Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? »

L’Oratoire, désormais, sera debout dans la cité. Il se dresse en témoin, ruche bourdonnante où la Société évangélique rassemble ses membres et amis, jeunes et vieux, pauvres et riches. Car passé son seuil les différences de tous ordres s’estompent ; on se retrouve un en Christ. Et Dieu remplit tout l’horizon. (Ouverture de l’Oratoire, sermon prononcé le 9 février 1834, Genève (Beroud), 1859, 35 p. in-8.)

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