À l’écoute du Réveil

6. Le fondateur de la Société évangélique

Nous l’avons déjà rencontré. Né en 1790 dans une famille émigrée du Languedoc lors de la Révocation de l’Édit de Nantes, François Samuel Robert Louis Gaussen se distingue, enfant, par un caractère heureux, vif, un brin désinvolte, mais dans lequel le cœur toujours parle le plus haut. C’est ainsi qu’au Collège, figé dans un programme désuet, il ne se met à travailler, d’abord peu motivé, que pour faire plaisir à sa mère. On l’en retire pour le confier au professeur de belles lettres Antoine Duvillard, qui lui communique sa passion pour le grec d’Eschyle et de Sophocle. Rien, toutefois, dans cet adolescent courtois qui pratique l’escrime, le patinage, l’équitation, la danse, comme tous les jeunes gens de bonne famille, qui laisse présager le rôle éminent qu’il jouera dans la vie de son Église. Les mathématiques, les sciences naturelles, la littérature l’attirent. Quant à son instruction religieuse, elle est couronnée par ce mot d’ordre surprenant : « Sois vertueux, et mérite le nom de chrétien ! » Si quelque chose vraiment le tient, à cette époque, Genève étant occupée par la France, c’est une ferveur, un amour ardent pour la cité.

Est-ce pour cela que ses études classiques le mènent, en 1809, à la théologie ?

Nul semble-t-il, ne dira jamais exactement quand il se convertit. César Pronier, pasteur et professeur à l’École de théologie, dans une notice nécrologique substantielle, dit judicieusement à ce propos, en 1863 : « Ce furent les clartés d’un beau jour qui se lève plutôt qu’un orage vivifiant ». Le jeune homme, en effet, se penche assidûment sur la Bible. Il y découvre, en même temps que la tendresse de Dieu, la dureté d’une parole de granit. Il médite. Il se livre aux saintes amitiés. Il visite souvent, à Satigny, le « pasteur des champs » Jean Isaac Samuel Cellérier, cher à Mme de Staël, qui l’accueille avec beaucoup d’affection. Pourtant, le drame n’est pas absent de cette recherche. Son ami intime, le fils du professeur de morale Jacques François Louis Peschier, de Cologny, lui est enlevé. Un autre de ses condisciples meurt tragiquement. N’est-ce pas Dieu, au travers des circonstances, qui l’appelle ? Et n’entend-t-il pas en lui-même ce qu’il prêchera bientôt, dans un sermon sur la conversion, plus tard publié : « Le temps s’envole ; les heures continuent de sonner ; l’éternité s’avance ; le Seigneur va paraître. Ah! c’est donc maintenant pour moi le temps favorable ; c’est donc aujourd’hui le jour du salut » ?

Ainsi Louis Gaussen est-il saisi par l’Évangile. Il a lu l’Institution de la religion chrétienne de Calvin. Il en a goûté la pertinence, et sa troisième « proposition » de sermon, qu’il n’aura pas l’autorisation de prêcher, l’atteste : il y nomme Jésus le Fils éternel.

On le consacre avec Ami Bost. On lui confie ces prières publiques en décadence dont il fait des méditations vivifiantes qui attirent la foule. La Vénérable Compagnie ne le trouve pas de son goût. Elle biffe d’une semonce cette innovation.

En 1816, pourtant, à Satigny, on le préfère à un collègue plus âgé pour succéder à Cellérier fils, qui devient professeur. On ne le juge pas encore dangereux.

Le sera-t-il jamais, cet homme doux, dévoué, qui se consacre si totalement à son ministère ? En 1817, pour onze mois d’un bonheur sans nuage, il épouse Caroline Lullin. Elle montre, dans la paroisse, beaucoup d’amour aux pauvres, aux enfants. Mais le 5 juin 1818, après avoir mis au monde une fille le 10 mai, elle lui est enlevée. L’épreuve est dévastatrice, radicale. Le soir du deuil, Cellérier père le rejoint au presbytère. Il le trouve au salon, pleurant. «Il se jeta à genoux, écrira-t-il plus tard, il pria, et nous lûmes les XIe et XIIe chapitres de l’épître aux Hébreux ». Gaussen restera seul, entouré par sa mère, par sa sœur. Il ne se remariera pas. N’avait-il pas fait monter au ciel, au plus sombre de la douleur : « O mon Dieu ! le murmure ne s’est pas approché de mes lèvres, tu m’as soutenu par ta grâce (...) Tu veux me détacher d’un monde que j’avais trop aimé ? » La défunte, un an plus tôt, lui avait elle-même montré l’exemple. Frappée par la mort de sa mère, elle avait répété, simplement, les paroles de Job... (F. C. Hugon, Louis Gaussen et l’époque du Réveil, Montauban, 1897, pp. 61 ss. César Pronier, « Louis Gaussen », in Le Chrétien évangélique, 6e année, 1863, pp. 433-439. Louis Gaussen, La conversion, sa nécessité, sa nature (…), Genève, 1822, p. 5.)

C’est à ce moment même qu’éclate le Réveil. Gaussen a vu Haldane. Il prêche dans sa paroisse ce que la Compagnie juge prudent de taire. Il se solidarise avec ceux qu’elle rejette. Il fraternise avec ceux que leur fidélité à la Parole de Dieu a contraints de se séparer et qui viennent le consulter. Mais il n’entre pas dans la dissidence. Il se veut dans la ligne de la Réforme à l’intérieur de son Église. Et comme par son règlement du 3 mai 1817 elle a dit ce qu’elle ne voulait pas enseigner, formulant en quelque sorte une confession de foi négative, il en publie avec Cellérier père une positive en faisant réimprimer en 1819 une version française de la Confession helvétique postérieure de Bullinger. L’un et l’autre estimant qu’on ne saurait, dans la communauté, laisser chacun croire à sa manière ; le pasteur et le docteur en théologie pas plus qu’un autre.

Voient-ils, avec une clairvoyance prophétique, le chemin qui peu à peu conduit leur Église à renier ce qui jadis en fit la force ?

Certes, il n’est point dans leur propos de prêter à ce remarquable sommaire de la pensée réformée l’autorité qui ne revient qu’à la Bible. Ils le notent dès le début de leur préface : « Nous n’avons point d’autre règle de foi que la sainte Écriture ; il n’y a d’infaillible que la Parole de Dieu ». Mais ils sont persuadés qu’il est bon, pour l’orgueilleuse raison de l’homme, que le Seigneur lui dévoile « des mystères où il reste un côté obscur, et qu’il doit adorer sans les comprendre ».

Louis Gaussen a le sens du pastorat. S’il ne déploie pas, dans ses sermons, la faculté d’un Alexandre Vinet de révéler l’auditeur à lui-même ou celle d’un Adolphe Monod de le saisir soudain jusqu’aux tréfonds de sa conscience, il répand par sa parole vivifiée au feu de l’amour une émotion, une solennité, un charme, une majesté incomparables. Il a de l’âme. Et, comme son ami vénéré qui prêcha sous les voûtes du même temple, il y attire des fidèles de la ville que l’on voit attendre le son de la cloche, le dimanche, sous le vieux tilleul... À midi, au presbytère, il explique la Bible aux enfants. Des adultes en profitent. À une heure, dans l’église, c’est le catéchisme officiel, obligatoire. L’après-midi, la chapelle de Peney se remplit pour le culte et le soir, à la Société des Missions, on vient écouter volontiers ses méditations savoureuses.

Le but de cette association de fondation récente n’est pas correctement perçu par tous. Jean-Jacques Caton Chenevière, professeur de théologie systématique à l’Académie, un des adversaires les plus coriaces du Réveil, se montre particulièrement réticent. C’est pourquoi Louis Gaussen, évoquant leur vieille amitié, tente dans une longue lettre, en date du 12 juin 1824, de lever ses objections. Vous vous trompez beaucoup, écrit-il, « en imaginant que nous prétendions obtenir des dons au préjudice des entreprises de bienfaisance plus rapprochées de nous. Nous croyons comme vous que celles-ci ne sauraient cesser d’avoir les premiers titres à notre religieux intérêt et qu’on aurait bien tort de les négliger pour ne s’occuper que des Cherokées et des Esquimaux ». Car c’est bien sûr le même Esprit qui fait envoyer des prédicateurs aux païens et fonder en Europe des établissements de charité. Aussi les donateurs que les besoins spirituels des populations d’outre-mer auront émus ne retrancheront-ils pas leurs libéralités nouvelles des anciennes. Ils les prendront sur les dépenses inutiles, spectacles, bals, cafés. Qui est-ce qui ne peut pas faire encore, note le pasteur de Satigny, quelque prélèvement dans ses repas, ses habits ou ses plaisirs ? Le salut des millions d’hommes sans Christ ne vaut-il pas un sacrifice ?

Le fond du problème, sans doute, n’est pas là. Chenevière, en fait, ne partage pas les vues théologiques des 500 missionnaires de 22 sociétés protestantes qui appartiennent à 12 dénomination différentes mais proclament tous la justification par la foi et la régénération par le Saint-Esprit. Les principes qu’il professe n’apparaissent que dans des Églises déjà vieilles. Ils n’ont jamais converti un seul village païen.

Étrange, dans cette Église de Genève qui tranche sur ses sœurs de l’étranger par son rationalisme, que Gaussen se voie reprocher son esprit d’exclusion parce qu’il réunit en privé quelques personnes pour étudier la Parole de Dieu. « Vous m’auriez très bien pardonné de leur lire des comédies », s’exclame-t-il. « Convenez, note-t-il un peu plus loin, qu’il faut que nous vivions en des temps bien fâcheux pour qu’un pasteur soit blâmé d’expliquer la Bible à des amis de sa famille dans la maison de sa mère. Oh mon cher Chenevière, quand vous et moi nous serons devant le tribunal de Jésus-Christ, et le temps en est proche, je ne serai confus que d’avoir perdu trop d’occasions d’annoncer le seul nom donné pour être sauvé (...) Je sens tous les jours davantage tout ce qui manque à mon ministère ; je sens que les saintes et bienheureuses vérités que mon Dieu m’a révélées dans sa parole devraient être beaucoup plus vivantes dans mon cœur, mais je sens aussi qu’elles sont le principe de ma reconnaissance pour mon Sauveur, de ma confiance dans la prière, de ma consolation dans la vie et de mon espérance dans la mort... Je ne m’appellerai point votre antagoniste, comme vous le dites, mon cher Chenevière. Je crois que vous l’êtes, sans le savoir, des vérités fondamentales de l’Évangile, mais j’évite avec un très grand soin de parler des individus, et je me contente d’annoncer le conseil de Dieu avec autant de clarté qu’il m’est possible ; je sais que vous ne pouvez contre la vérité que ce que le Seigneur a déterminé de vous permettre, et que personne ne saurait l’empêcher s’il le veut de faire lever sur son Église ce beau jour dont il semble que toutes les nations de la terre voient déjà l’aurore. J’aime souvent à me dire qu’un temps viendra où il vous ouvrira les yeux sur votre cœur et sur le seul chemin de la véritable paix ; je sais mieux que personne tout ce qu’il y a d’aimable dans votre caractère, et je n’ai cessé ni de le penser ni de le dire ; et j’aime à croire que la noble franchise qui vous distingue vous facilitera l’accès de la vérité. Je le demande souvent dans mes prières, pour un ancien ami que je ne cesserai point d’aimer et dont le bonheur me sera toujours cher ».

Louis Gaussen, quand bien-même son interlocuteur le taxe d’orgueilleux, garde le sens de la fraternité. Chenevière le reconnaîtra : « Les paroles amicales que vous m’avez adressées », lui écrit-il un jour, après l’avoir rencontré à la Grand’Rue, « sont allées droit à mon cœur ». Le professeur de dogmatique a beau accuser son collègue « d’exclusisme », il ne peut que saluer en lui ces qualités humaines qu’un christianisme vrai porte à leur développement optimum : « Votre personne que j’honore et que j’aime », dit-il encore dans cette même lettre, sans date. Et le fanatique historien anticalviniste J. A. Galiffe, cousin de Gaussen, et son paroissien, qui ne met jamais les pieds au temple, doit lui aussi l’avouer. « Personne, lit-on dans ses Notices généalogiques, n’est plus profondément pénétré de la bonté de Dieu et n’en parle avec plus d’effusion (…) dans la vie ordinaire (…) Son cœur et sa main sont toujours prêts à s’ouvrir, et jamais je ne l’ai entendu exprimer un sentiment d’aversion pour aucun individu quelconque ».

C’est à cette époque qu’il pousse Ami Bost à rédiger sa Défense avec le succès qu’on a vu. La Vénérable Compagnie ne le lui pardonnera pas. (Confession de foi des Églises de la Suisse, précédée de quelques réflexions des éditeurs sur la nature, le légitime usage et la nécessité des confessions de foi, Genève, 1819, XV et 158 p., pp. II, VIII. Pronier, pp. 495 ss. Lettres de Gaussen du 12 juin 1824 et de J.-J. Caton Chenevière (s.l.n.d.) obligeamment communiquées par M. Marc Chenevière. J.-A. Galiffe, Notices généalogiques, t. III, pp. 228-231.)

L’affaire, comme dans le cas de César Malan, tourne d’abord autour du catéchisme. Il en est un, officiel, que le pasteur doit expliquer et le régent faire réciter à l’école. Comme ailleurs, cela se fait à Satigny, conformément au règlement. Mais Gaussen, bien que libre de prêcher selon ses convictions en est gêné, parce que ce n’est plus celui de Calvin, et qu’il n’enseigne plus les vérités fondamentales. De plus, en bon pédagogue – c’est lui qui introduit la méthode lancastérienne à l’école de Satigny et en fait l’établissement modèle de l’Ancien Territoire – il le juge ennuyeux, peu intelligible, difficile. C’est pourquoi, dans ses explications libres du dimanche, au presbytère, il n’a utilisé que la Bible dès 1819. Et peu à peu, dans ses autres leçons, il a fait de même, annonçant pour finir à la Vénérable Compagnie, le 10 septembre 1830, qu’il a, face aux difficultés, totalement renoncé au manuel.

Sans doute, réglementairement, n’en a-t-il pas le droit. L’autorité ecclésiastique, qui elle aussi l’estime mauvais, et songe à le remplacer, exige de lui, en attendant, qu’il s’en serve à nouveau. Dans une longue lettre, rédigée en deux fois, les 15 et 22 octobre, donc soigneusement pesée, il refuse de se plier à cet ordre. La Compagnie expose-t-il en substance, manque de cohérence. Elle dit ne vouloir que la Bible avec la liberté, rejeter tout « livre d’homme » par conséquent toute confession de foi, combattant ce qu’elle appelle chez les autres l’« exclusisme », et voilà maintenant qu’elle impose  un manuel que de plus elle juge médiocre.

Les pasteurs répondent que le catéchisme maintient un minimum d’unité et que chaque ministre peut, comme il l’entend, le commenter et le compléter.

Gaussen, de la simple défense, passe alors à l’accusation. La Vénérable Compagnie, en abandonnant le catéchisme de Calvin que les Ordonnances ecclésiastiques de 1576 comprennent comme la confession de foi des Genevois, viole elle-même sa propre loi. Or, ce texte fondateur n’a jamais été aboli, si ce n’est par une constitution de l’époque révolutionnaire, celle de 1794, qui n’a guère eu le temps d’être appliquée.

Certes, rétorquent les pasteurs, aucun décret n’a supprimé les Ordonnances. On les a simplement laissé tomber en désuétude.

Les interlocuteurs campent sur leurs positions. Pour Gaussen, le débat concerne la doctrine. Pour la Compagnie, la discipline. Aussi prescrit-elle le 5 novembre que les enfants et les catéchumènes de Satigny étudient et récitent le catéchisme à l’école et au temple, que le pasteur Gaussen fasse toutes les propositions qu’il estime judicieuses pour l’amélioration de l’instruction religieuse de la jeunesse et qu’enfin il reprenne sa longue lettre jugée blessante, pleine de défiance et de défi.

Sur les deux premiers points, le destinataire de cet arrêté se plie. Quant au troisième, en conscience, il ne peut l’admettre : retirer la liasse de feuillets qu’il a envoyée à la Compagnie équivaudrait à ses yeux à en renier le contenu, à en supprimer l’existence même ; elle ne serait pas aux archives, et la pensée qu’elle expose serait comme nulle et non avenue. Si l’on veut, il désavouera les expressions qui ont été ressenties comme inconvenantes. Mais l’ensemble, cette parole qui vibre au plus profond de son être, le cœur de la vérité révélée par Dieu pour le salut des hommes, comment pourrait-il donner ne serait-ce que l’impression que ce n’est pas là le message unique dont a besoin l’humanité et que seule la Bible propose : Jésus-Christ ? Il trahirait sa vocation.

La Compagnie a beau lui répéter qu’elle ne comprend nullement dans ce geste qu’elle exige de lui une rétractation de sa doctrine : Gaussen, que l’insistance de ses amis un moment a ébranlé, s’enferre dans son refus. Car comment pourrait-il prêcher l’Évangile de la grâce si l’épée de l’Esprit, la parole de Dieu, se trouve privée de sa pointe ?

Les pasteurs, réunis le 3 décembre, et écartant, après un débat de neuf heures, l’avis de ceux qui se prononcent pour une destitution – le Journal de Genève y pousse – choisissent une voie plus modérée : ils censurent la conduite de leur collègue et lui interdisent de siéger parmi eux pendant un an. Ainsi, ni les faucons de l’autoritarisme, ni ceux qui au contraire proposent de laisser à chacun la liberté d’enseigner avec les moyens qu’il juge convenables, n’ont pu emporter la décision. Cette demi-mesure ne règle rien. Et si les divergences d’ordre pédagogique et juridique peuvent passer à l’arrière-plan, celles qui touchent à la théologie demeurent. Elles referont surface, plus aiguës encore. (AEG, Cp. pasto R38, fol. 208 à 220. Lettres de M. le pasteur Gaussen à la Vénérable Compagnie des pasteurs de Genève, Genève, 1831, XV + 93p. in-8. Exposé historique des discussions élevées entre la Compagnie des pasteurs de Genève et M. Gaussen, l’un de ses membres, à l’occasion d’un point de discipline ecclésiastique (...), Genève, 1831, 160 p. in-8.)

Le mercredi 19 janvier 1831 en effet, Gaussen, son collègue Antoine J. L. Galland, et sept notables, dont quatre membres du Conseil représentatif et souverain, (Ce sont MM. Cramer-Audéoud, Gautier-Boissier, Vieusseux-Colladon, le frère du pasteur A.J.P. Gaussen, membres du Conseil représentatif, le colonel Henri Tronchin, et MM. de Loriol-de Portes et P. Vaucher-Veyrassat.) constituent le Comité provisoire de la future Société évangélique. Leur doyen d’âge, Cramer-Audéoud, bientôt président, propose un règlement. Face à la situation précaire du christianisme réformé à Genève, il s’agit de concourir à l’avancement du règne de Dieu en encourageant la lecture de la Bible, la prière, les dons pour les missions évangéliques, la distribution de traités. On décide donc de s’adresser au public, de chercher un local, de constituer une bibliothèque. Le 1er février, Louis Gaussen propose la fondation d’une École de théologie respectueuse des doctrines fondamentales que le professeur J. J. C. Chenevière vient de mettre en question dans un récent ouvrage : Du système théologique de la Trinité. Il est d’avis qu’il convient également, pour la fraction orthodoxe de l’Église nationale, de solliciter du Conseil d’Etat un temple. Toutefois, comme la Compagnie, en janvier, a refusé une demande semblable de Galland, le Comité fait des démarches pour trouver une salle. En mars, au 115 rue des Chanoines (rue Calvin 14 aujourd’hui), c’est chose faite. Le 20 de ce même mois, le colonel Tronchin dépose sur le bureau un chèque de dix mille francs, première contribution pour l’École de théologie. Jean-Henri Merle d’Aubigné, pasteur à Bruxelles, est appelé à y être professeur. Il accepte. Enfin, deux adresses, rédigées par Gaussen et lui, l’une destinée aux Églises et universités de la chrétienté protestante, Établissement d’une École de théologie de l’Église réformée de Genève, l’autre, de diffusion locale, Communication respectueuse à MM les Syndics et Conseil d’État de la République de Genève et aux citoyens protestants de ce Canton, informent largement, en septembre, le public. Mais les réactions négatives, voire venimeuses, n’attendent pas cette publication pour se manifester.

Dès le 10 mars, le Journal de Genève, en effet, dénonce chez Gaussen une soif de domination spirituelle et taxe ses amis et lui de « jésuites du protestantisme ». Le 1er juin, le numéro 1 du Protestant de Genève paraît. Ce périodique, avec le talent d’une rhétorique exercée, mais parfois ambiguë, exprime l’opinion dominante de la Vénéable Compagnie. Parlant de l’association qui vient de se  constituer, il s’exclame : « Que peut-elle avoir de distinctif dans une Eglise qui (…) n’étant liée ni par des traditions, ni par des systèmes, ni par des articles de foi rédigés par des hommes,  ne règle sa croyance et son culte que sur la Parole de Dieu librement interprétée par la raison et reçue avec simplicité dans le cœur ? En vérité, la Société évangélique, c’est nous ! »

Cette assurance voile une inquiétude. Après la fondation, voici quelque quinze ans, de deux communautés dissidentes, une troisième, de plus vaste ambition, va-t-elle se former dans les milieux de la haute bourgeoisie, voire de l’aristocratie ? Cramer, Boissier, Vieusseux, Gautier, Colladon… autant de noms prestigieux que l’histoire de la cité retient dans ses annales. Quant à Henri Tronchin, il descend en droite ligne de l’un des deux délégués de l’Église de Genève au Synode de Dordrecht de 1618-1619. Or, la Société évangélique, qui se défend d’être une Eglise, célèbre des cultes, tient un catéchisme, et se propose d’ouvrir une Faculté. Ces faits sont éloquents. Ils démontrent un séparatisme non avoué peut-être mais réel. Et de la part des trois pasteurs de l’Église nationale qui en font partie, une infidélité à leurs devoirs de fonctionnaires. La Vénérable Compagnie, par conséquent, ne peut pas ne pas intervenir. D’autant plus que la Communication respectueuse aux autorités civiles et au peuple protestant a été mal ressentie par le Conseil d’État. C’est pourquoi, le 30 septembre 1831, elle arrête, « considérant que les divers actes de cette société ont été dirigés dans un esprit d’hostilité au gouvernement actuel de l’Église nationale, et même dans l’intention de le supplanter (…) », « de révoquer M. Gaussen de ses fonctions de pasteur de Satigny et d’interdire à MM. Gaussen, Galland et Merle toutes les fonctions de la chaire dans les temples et chapelles au canton ».

Le Consistoire, consulté, décide, après avoir fait comparaître les prévenus les 5 et 7 octobre, de confirmer l’arrêté de la Compagnie, à cette différence près qu’il n’interdit aux trois ministres que la prédication, et non les actes ecclésiastiques tels que baptême, mariage, sainte cène. S’il doit se montrer sévère, précise-t-il, c’est que les adresses de la Société évangélique qu’ils ont signées portent les accusations les plus graves contre les autorités de l’Église, déclarant même que ces dernières sont « en tout ou en partie non chrétiennes et usurpatrices », et que si de tels jugements à leur endroit peuvent être admis au nom de la liberté sous la plume d’un citoyen quelconque, on ne saurait les tolérer de la part de fonctionnaires.

Le Conseil d’État, le 30 novembre, confirme. Non toutefois sans que quelques membres de sa Commission chargée d’examiner l’affaire ne relèvent que « des réunions ne sont pas un culte, et qu’on fera naître un schisme là où il n’existe pas ». Ni qu’il ne soit fait remarquer à l’Église que la procédure adoptée par elle a été fort discutable.

Gaussen, pour sa part, dans un long Mémoire au Conseil d’État, ira plus en montrant, selon les Ordonnances ecclésiastiques, qu’elle a été parfaitement illégale. La Compagnie, dit-il, devrait se borner aux remontrances, le Consistoire se contenter d’informer et de faire rapport au gouvernement, le Conseil d’État seul juger et prononcer. Ainsi aurait-on respecté la loi.

Toutefois, il est permis de se demander s’il est possible, en 1830, de s’appuyer sur un texte du XVIe siècle alors que ses principes tendent depuis une centaine d’années au moins à tomber en désuétude. Des précédents disent non. De plus, comme dans le conflit au sujet du catéchisme, le point de vue de la Compagnie est avant tout administratif, celui de Gaussen doctrinal. Même si la défense se fait très juridique. De là à dire, dans cette situation confuse, que l’autorité ecclésiastique ne peut faire autrement, il y a un pas que Vinet, la révocation tombée, franchit dans une lettre à Henri Grandpierre : « M. Gaussen, membre de la Compagnie, se déclare publiquement contre la Compagnie ; il l’accuse d’infidélité ; il élève école contre école ; il prend, vis-à-vis de ce corps, une position franchement hostile. Que doit faire ce corps ? Ou se reconnaître infidèle et se convertir à Gaussen ou plutôt à l’Évangile ; ou se prétendre fidèle et en conséquence repousser l’homme qui s’est déclaré son adversaire ».

Le grand Vaudois, on le voit, pense bien que la décision prise est dans l’ordre des choses. Plus : elle est selon la volonté de Dieu. « Il ne fallait pas que M. Gaussen se retirât, dit-il un peu plus loin, il fallait qu’il fût chassé. Il n’est point séparatiste, c’est un fait évident. Il est indépendant ; on lui ôte le privilège, mais on lui laisse la liberté ».

Un autre observateur, un Genevois de dix ans plus jeune que Vinet, Albert Rilliet-de-Candolle, futur historien, aborde lui aussi le cas avec beaucoup de bon sens. Dans une lettre du 21 octobre, avant la décision du Conseil d’État, il dit : « Je n’ai pas été jusqu’ici ardent partisan de la liberté de conscience en matière de religion et zélé défenseur de la liberté d’enseignement pour refuser à Gaussen le droit plein et entier d’agir comme il l’a fait et pour approuver la Compagnie dans sa conduite envers lui (…) Voici selon moi le véritable état de la question : Gaussen dit à la Compagnie : les opinions que vous professez sont fausses les miennes sont vraies, donc je me crois en droit et en devoir de les enseigner (…) Que doit répondre la Compagnie ? Tout simplement ceci à mon avis : Nos opinions ne sont pas fausses pour la raison toute simple que nous n’avons pas d’opinion en tant que corps et que chacun de nos membres n’étant astreint par aucune confession de foi peut prêcher l’Évangile selon qu’il lui est donné de le comprendre (…) Prêchez et enseignez votre opinion (…) et nous allons nommer pasteurs de nos cures vacantes des hommes dont vous reconnaissez vous-même l’orthodoxie et placer à côté du professeur actuel de dogmatique dont nous respectons les opinions sans prétendre les partager entièrement un autre professeur dont les croyances religieuses soient purement orthodoxes, de telle sorte que soit dans l’enseignement, soit dans la prédication, cette partie du troupeau dont vous vous prétendez le représentant et l’homme nécessaire trouvera une instruction et une édification qui rendront probablement inutiles tous les établissements que vous voulez élever à côté de nos chaires et de notre faculté. – Voilà ce me semble la conduite non seulement d’hommes d’esprit, mais encore de véritables chrétiens (…). »

Cette attitude tolérante, favorable, somme toute, au pluralisme doctrinal, aurait-elle désamorcé l’entreprise la plus audacieuse de la Société évangélique, l’École de théologie ? Il est difficile de le dire. Ce qui est sûr, c’est que la lettre de Rilliet centre le problème sur l’enjeu véritable du conflit : la fidélité à la Parole de Dieu. Gaussen, dans son Mémoire, y revient sans cesse : « Si les fontaines qui répandent leurs eaux dans toutes les parties de notre cité, écrit-il, venaient tout d’un coup à verser une onde malsaine (…), un cri général ne s’élèverait-t-il pas de toutes nos demeures ? et le plus humble citoyen attendrait-il pour élever sa voix que nos autorités eussent fait entendre la leur ? Si donc l’enseignement de la religion de Jésus-Christ est altéré chez nous dans ses sources, n’est-ce pas un droit, et n’est-ce pas un devoir, pour le plus humble fidèle, d’aller s’ouvrir des fontaines plus pures, d’avertir tous ses frères, et de les inviter avec les instances de la charité à venir s’abreuver à l’eau vivante qui jaillit en vie éternelle ? »

Le pasteur de Satigny - il écrit ces lignes au Conseil d’État la veille même de sa destitution par lui - saisi qu’il a été par le spectacle de la décadence théologique de son Église, demeure dans ses affirmations les plus nettes respectueux de ses frères : « Qu’ils appellent la Trinité une idolâtrie, un polythéisme (…), qu’ils parlent hautement des dangers de nos principes (…) Nous ne les poursuivrons pas en criant à la liberté ; nous ne les destituerons pas en criant à la tolérance ; nous ne les exclurons pas de toutes les chaires en criant à l’exclusisme ». Car ce qu’il veut, c’est la liberté de prêcher et d’enseigner le pur Évangile. Quant à celui qui ne pense pas comme lui, il ne continuera pas moins à l’estimer et à l’aimer. Nous l’avons vu plus haut à propos des Galiffe, des Chenevière…

À la fin de son adresse du 29 novembre au Conseil d’État, Gaussen exprime pourtant la gravité de l’alternative. L’Église de Genève est-elle arienne ? dit-il. Alors il faudra la quitter... Mais l’est-elle vraiment ? Les opinions y sont si diverses !...

En fait, selon le jugement de Vinet, la révocation crée bien en ce cas une manière de liberté : celle de suivre la voie que Dieu lui-même a préparée pour lui. Il le fera. Au cœur le chagrin de ne plus pouvoir vivre au milieu de ses paroissiens dont quatre-vingt-cinq, l’année précédente, au plus fort du conflit sur le catéchisme, ont signé une pétition en sa faveur. Il est rapidement remplacé. Le 18 décembre, le pasteur Jacques-Marie Humbert est installé à Satigny. Gaussen y est regretté. Le Protestant du 1er janvier 1832 l’admettra. Pas par tous c’est vrai. Et nulle protestation collective ne s’élève cette fois. Mais le registre du Consistoire exagère, le 22 décembre, en notant que ce changement « était désiré depuis longtemps ». De même que le Journal de Genève quand il dit que « le plus éloquent et le plus persévérant des nouveaux convertisseurs n’avait pas pu convertir sa paroisse au cours de quinze années d’efforts ». La malveillance y perce. Elle n’est pas à l’honneur de ceux qui s’y sont laissé aller. Mais le dynamisme de la Société évangélique leur répondra. (BPU, Société évangélique 1, pp. 1. s., 4 ss., 9 ss., 16 ss., 22 ss., 26, 29 ss., 40 ss., 51, 61, 67ss., 79 ss., 87 ss., 97 ss., 104 ss., 115 ss. Journal de Genève des 10 et 17 mars 1831. AEG, Cp. past. 83, lettres du 23 décembre 1830, 21 janvier 1831 ; « Premier rapport de la Commission ». Cp. past. R 38, fol. 277. Consistoire R 98, fol. 478 ss. RC 348, fol. 502 ss., 545, 557, 630 ss., 649 ss., 656 ss. Mémoires adressés au Conseil d’État (…) par M. Gaussen, Genève-Paris, 1832, 122 p. in-8, pp. 2 ss. 59,79 ss., Le Protestant de Genève du 15 janvier 1832. Alexandre Vinet, Lettres, II, Lausanne 1948, pp. 124ss. Lettre de A. Rilliet à François Thérémin du 21 octobre 1831. Pronier, pp. 509 ss., 557 ss. AEG, Consistoire R 98, fol. 495.)

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