À l’écoute du Réveil

5. Un défenseur du Réveil

Apôtre, et quelquefois tête brûlée, mais évangéliste persévérant, Ami Bost, fils, comme nous l’avons vu, d’un maître d’école responsable de la petite communauté morave, frappe par son originalité. C’est lui, esprit d’une indépendance rare, qui écrit un jour à Chateaubriand : « O cher Monsieur, vous avez passé votre vie à badiner avec le christianisme et à n’y voir que de la poésie… » Mais c’est lui aussi, à la veille de partir pour Moutiers-Grandval, en octobre 1816 – il le racontera dans ses Mémoires, le regret au cœur – qui répond sans ménagement à son père l’exhortant avec douceur, inquiet de la tournure bruyante que prend le Réveil, de ne pas « casser les vitres » : « Je les casserai toutes. »

En janvier 1819, quand il rentre à Genève, son ardeur à ferrailler contre les faux docteurs l’incite à écrire, puis à publier, manière d’acte d’accusation de l’Église officielle, sa Genève religieuse en mars 1819. Les progrès qu’on pense avoir fait dans la cité en se libérant du joug sous lequel les communautés sœurs de l’étranger peinent encore ne sont qu’un leurre. Le clergé protestant genevois, sans que ses ouailles toujours s’en doutent, verse depuis longtemps dans ces hérésie que sont l’arianisme, le pélagianisme, le socinianisme, le rationalisme. Aussi les forces de l’Évangile mises en question doivent-elles être en ce moment vivement encouragées : la nouvelle Église, l’assemblée de César Malan, les pasteurs Cellérier père et Gaussen qui viennent de republier ensemble la Confession helvétique postérieure de 1566, quelques-uns de leurs collègues dans les mêmes dispositions, le reste du petit troupeau morave... La brochure, non signée, indice probable des hésitations de l’auteur qu’un passage biblique piqué au hasard, mais péremptoire, à décidé, est attribué par le public à une autre plume. On pense Bost incapable de l’avoir écrite. On le connaît encore mal. Mais lui, tenaillé par un zèle impérieux, tandis qu’à Genève on jase à son sujet, non sans dédain, est déjà en train de reprendre la route, avec sa famille cette fois, pour Strasbourg et les Allemagnes.

Si le témoin de la vérité, chez ce missionnaire impénitent, hardi, peut paraître intransigeant, l’homme, qu’il se pose en théologien, en moraliste, voire, dans tel ou tel de ses ouvrages, en historien, demeure le plus souvent mesuré, raisonnable, plein de compréhension pour autrui et de bon sens. On trouve en lui, père de dix garçons, dont sept seront pasteurs, John, notamment, le fondateur des asiles qui portent son nom, une conception de la vie à la fois dynamique, responsable, saine. Ce qu’il veut, l’homme ayant été racheté de la vaine manière de vivre héritée de ses ancêtres, c’est que nouvelle créature il se conforme en toute chose à la visée de son Créateur. Que restauré dans son être même il rejoigne dans tous les domaines la stature parfaite de Christ. Tous ses choix désormais, du lever au coucher, se mesurant à l’aune de son jugement sanctifié.

Ami Bost, dans ses Mémoires, en offre plus d’une fois l’exemple. On appréciera la franchise pleine d’humour, et de plus d’une brûlante actualité en cette fin de XXe siècle, de sa présentation de la tabagie. Qui dira qu’un tel texte, bien que portant sur plus d’un point la marque de son époque – il admet le tabac comme remède – ne garde pas aujourd’hui toute sa pertinence ? « Quelle odieuse manie est-ce donc, s’exclame-t-il, qui s’est emparée de toute la génération actuelle, qu’on ne sache plus vivre qu’avec ce hideux narcotique à la bouche, pour en infecter les maisons, les places publiques, les voitures, les chambres, les habillements, les livres, tout ce qu’on touche, aborde ou avoisine ! A ne parler que de politesse, est-ce d’un bon ton de se livrer ainsi à une pure sensualité devant tout le monde (…), comme si ce poison devait désormais faire partie du bonheur du genre humain ? (…) Un fumeur ne peut vous dire « je vous aime » sans vous faire reculer de dix pas. Vous lui prêtez un livre, il vous le rend fumé ; vous lui en empruntez un, son livre vous donne des nausées ; il ne peut, lui, traverser une chambre sans laisser après sa personne une odeur repoussante. Tout son être sent le tabac ! »

Un tel prétendra sans doute qu’il en a besoin pour écrire, pour ordonner sa pensée et ses mots. Pauvre méthode ! Que dire en effet, note encore notre évangéliste, « d’ecclésiastiques pieux, vraiment pieux, j’en connais de tels, qui, esclaves de l’habitude prise, ne sauraient plus composer un sermon sans aller puiser leurs idées dans le fourneau d’une pipe, ou dans les feuilles d’un cigare ? Ce n’est pas sans étonnement que je me rappelle avoir assisté à telle conférence respectable et nombreuse d’ecclésiastiques qui s’entretenaient gravement des plus grands intérêts du règne de Dieu au milieu d’une fumée qui m’étouffait (…). Vous figurez-vous les apôtres fumant ? »

Bost évoque enfin la dépense qu’entraîne une telle pratique. « Est-ce bien de parler sans cesse de sa gêne, et de demander de l’argent aux autres en leur jetant au nez une bouffée de tabac ? »

Le 13 août 1824, sa mission en Alsace et en Allemagne achevée, il se retrouve à Genève l’esprit bourdonnant des mille événements – incidents divers au cours de ses réunions, interventions de la police, expulsions… – qu’il a vécus pendant cinq ans d’intense activité. Comment, ainsi rentré, va-t-il se situer dans le contexte ecclésiastique plutôt confus de sa ville natale ? L’Église indépendante, de piété profonde, et profondément fraternelle, subit les douloureux tiraillements qui divisent ses fidèles au sujet du baptême : faut-il l’administrer aux enfants, scellant ainsi ceux qui ont déjà la promesse, sans encore y avoir personnellement acquiescé, ou doit-on d’abord, pleinement conscient de ce qui est promis et donné, l’avoir, par la foi, reçue ? Les pasteurs divergent sur ce point : tandis que Guers baptise les adultes en dehors des assemblées régulières de la communauté, Empeytaz le fait pour les enfants à l’issue du culte. Lors d’une conférence fraternelle, les frères, jugeant l’amour plus important que le baptême, décident de proscrire de leur vocabulaire le terme péjoratif d’anabaptiste (= rebaptiseur), ceux qu’on affuble de ce nom n’entendant nullement amoindrir, si peu que ce soit, en ne baptisant que des chrétiens conscients, l’œuvre souveraine de la grâce. L’obéissance qui leur est demandée n’a rien de méritoire, ni d’essentiel au salut. Et alors que Malan pense que « Dieu ordonne que les petits enfants lui soient consacrés par le baptême », l’église indépendante juge préférable de laisser en cette matière controversée une certaine liberté aux fidèles.

Certes, cette décision ne va pas sans heurts. Empeytaz, la discussion close, ne se veut plus pasteur, mais simplement prédicateur. Et quand on songe à son remplacement, Bost, qui se présente lui-même, se voit plébiscité par tous, hommes et femmes. Il partage le ministère avec Guers et L’Huillier. Dès lors, la Société continentale de Londres, qui avait patronné ses missions à l’étranger, cesse de l’entretenir.

C’est à cette époque que la dissidence soulève à nouveau dans la population une vague de violence. L’évangélisation du Faubourg de Saint-Gervais, à Coutance, puis au Cendrier, se heurte à une opposition aussi résolue que brutale. Le 10 août 1825, la salle de réunions est assaillie par une foule déchaînée que des hommes aussi respectés que le professeur Duvillard et le peintre Hornung ne parviennent pas à ramener au calme. Deux heures durant, pendant que l’assemblée chante des cantiques, elle se livre à un siège en règle, et ce n’est que l’intervention habilement agencée de la police qui parvient à mettre un terme à ces débordements.

Ce qui paraît grave, dans cette nouvelle crise d’intolérance, c’est que l’Église nationale n’en est pas innocente. Un de ses bons orateurs en effet, le pasteur Cheyssière, précédemment à Bordeaux, promène dans le canton, dans quatre de ses chaires, tout en en faisant imprimer deux éditions successives, un sermon incendiaire sur l’esprit de secte, virulente diatribe contre les dissidents. Il se fonde sur l’épître de Paul à Tite (3.10) et intitule son exhortation : « Évite le sectaire, sachant qu’un tel homme est condamné par sa propre conscience ».

Les tenants du Réveil, fort malmenés, prient Ami Bost, qu’on tient pour fait au feu, de répondre à cette mercuriale. De fait, il n’en a guère envie. Il préférerait rester coi. Mais comme on insiste, et que son instinct de pamphlétaire pourrait se réveiller, il se dit en lui-même que si son très respecté camarade de consécration Louis Gaussen l’en presse, il le fera. Or, le même jour, à midi, un frère vient à lui, précisément porteur de cette prière. Bost court chez Gaussen avec ses objections, mais ce dernier, lui démontrant tout le mal que fait le sermon de Cheyssière au sein de la population peu éclairée, parvient à le convaincre. La réponse qu’il se met à rédiger étonnera : Défense de ceux des fidèles de Genève qui se sont constitués en Elise indépendante contre les sectaires de cette ville. Ai-je bien lu se dira le lecteur ? La secte n’est-elle pas le petit nombre, la petite Église marginale ? Bost habilement mais à juste titre, retourne les rôles. Courant au texte original où il constate que le grec précise, en Tite 3.10, « Évite l’hérétique », il en conclut que la définition de la secte et du sectaire relève essentiellement de la doctrine. L’Eglise, ce sont donc bien ceux qui croient de tout leur cœur, sans restriction, à l’Evangile. Or, à Genève, le clergé, peu à peu, graduellement et insidieusement, a abandonné des éléments essentiels de l’Écriture dans son enseignement. Ainsi dans le catéchisme en usage, celui de 1819 : en disant que l’on doit à Jésus-Christ respect, soumission, confiance, amour, on ne lui donne en définitive pas plus que « ce que doit toute femme à son mari, tout citoyen à ses magistrats, tout écolier à son maître », alors que la Bible évoque à son sujet les transports sacrés de toutes les créatures, au ciel, sur la terre et dans les mers. Même remarque en ce qui concerne le salut par les œuvres, par l’exercice de la vertu, et non sous l’empire de la pure grâce de Dieu, par le moyen de la foi. Bost, de plus, ne craint pas d’interpeller les pasteurs au sujet des violences dont son Eglise a été la victime : « Vous n’aimez pas à discuter, il est vrai, dit-il, mais votre troupeau nous jette des pierres ; vous ne répondez rien à nos arguments, mais vos paroissiens viennent casser nos vitres ; et, pour nous défendre de vous ce n’est finalement plus la Bible ou la logique qu’il nous faut, mais les gendarmes. » Et il ajoute, évoquant l’esprit de charité de ses fidèles : « Oui, je crois que nous connaissons mieux que vous les galetas de notre patrie ; et que si vos amis sont dans le haut de la ville, les nôtres se trouvent assez généralement dans le haut des maisons. »

L’auteur, avant de remettre son texte à un imprimeur de Lyon, le lit a quelques frères, le corrige, le relit encore soigneusement avec prière... Puis, ayant achevé ses méticuleuses vérifications, et l’ouvrage étant sorti de presse, il l’envoie aux principaux magistrats et aux diverses sociétés religieuses et littéraires de la place. La sensation, relève-t-il dans ses Mémoires, fut d’une rare vivacité.

Contrairement à l’attente de certains, cette publication ne contribue pas à élargir le fossé qui tend à se creuser entre la Chapelle du Témoignage et l’Église indépendante. César Malan, qui dans une lettre au Premier Syndic déclare qu’il n’y a eu aucune part, lui écrit peu après, sa lecture achevée, qu’il bénit Dieu pour le « courageux témoignage de son ami Bost. »

L’accueil du public est favorable. Le Conseil d’État, à tort, pense que l’affaire relève du juge. Une assignation, le 19 novembre 1825, est présentée à l’auteur par un huissier. Bost, qui risque six mois de prison – il ne les craint pas – et 2000 francs d’amende – il ne pourrait les payer – engage le ministère public, par un mémoire circonstancié – il est sûr de son bon droit – à ne pas entamer de procédure contre lui. De plus, il estime, en une telle matière, le tribunal incompétent, et incline à renoncer à toute défense. Mais le pasteur Gaussen n’est pas de cet avis. Il l’engage à plaider et lui vient en aide avec son frère. C’est ainsi que du labyrinthe des faits historiques, juridiques et religieux l’accusé, galvanisé par sa passion de la justice et puissamment soutenu par Dieu, dresse devant l’opinion un plaidoyer monumental. Il y travaille tant qu’il en perd quasiment l’appétit et le sommeil, lui qui a toujours dormi comme un enfant. Mais lors des comparutions des 4, 11 et 18 janvier 1826, sans avocat, et pleinement maître de son affaire, il démontre avec brio la justice de sa cause. Il répond à toutes les questions. Et il se refuse, dans une générosité tout évangélique, se contentant de déposer sur le bureau du tribunal le cahier qui contient l’exposé de ses arguments, à faire condamner ses adversaires au bannissement en invoquant les articles 123 et 124 du Code pénal. Il est acquitté. Mais les 7 et 9 février, le procureur en ayant appelé à la Cour suprême, on le condamne, un millier de personnes étant dans la cour, à une amende de mille florins (environ 500 francs), non pour calomnie comme on l’en a accusé, mais pour expressions malséantes à l’endroit du clergé. Bost écrit : « J’avais donc dit la vérité mais des vérités injurieuses ». Il avait dénoncé une Église qui enfreint ses propres lois. Plus : qui est infidèle à la doctrine reçue. Quant à Malan, au moment de la sentence, il ne peut s’empêcher de dire : « Il n’y a donc pas calomnie ». Puis il raccompagne Bost chez lui.

Des huées le suivent. Le public distingue mal entre le motif de l’inculpation et la faute retenue. Les évangéliques, pour éponger l’amende, se cotisent. Ils recueillent 1500 francs. Un mois plus tard, Bost, qui ne se sent pas fait pour le poste qu’il occupe, cesse d’être ministre de l’Eglise du Bourg-de-Four. L’itinérance à nouveau le saisit. Quand bien même son lieu demeure Genève et Carouge pour près de vingt ans. Car il lui faut, pour remplir sa vocation profonde, d’autres horizons, d’autres cieux, des activités qui fassent appel à son exceptionnelle mobilité d’esprit et à ses dons multiples: paroles de l’évangéliste, chants du musicien-poète, exposés rigoureux de l’historien ou du théologien... « Vagabond du Réveil » comme on l’a dit ? Peut-être. Riche en tout cas de talents et d’inspiration. Enthousiaste, et pourtant mesuré.

Examinant toutes choses, selon le conseil du grand apôtre, pour retenir ce qui est bon...

On le voit, par exemple, quand il aborde le thème délicat de l’autorité des textes sacrés. « Ne disons jamais plus que l’Écriture, déclare-t-il. Ce que la Bible dit, elle a bien su comment le dire : ne soyons pas plus sages qu’elle (…) »

Quoi de plus vrai ? La Vénérable Compagnie certainement y souscrit. Mais y lit-elle la même vérité ?... Tout le problème, entre les réveillés et elle, me paraît presque là. Du moins quant à la doctrine. Les rebondissements majeurs que lui prêtera l’affaire Gaussen en fourniront bientôt la preuve. (Bost, t. II, pp. 118 ss ; t. I, pp. 161 ss., 353 ss., 400 ss. ; t. III, pp. 60 ss. Guers, pp. 201 ss., 215, 234 ss. Cf. Charles Marc Bost, Mémoires de mes fantômes, t. 1 : « Ami et ses dix fils », et Henri Heyer, L’Eglise de Genève, Genève 1909 pp. 111 ss., 133.)

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