À l’écoute du Réveil

3. La passion du salut des autres

Être fidèle, pour la Société évangélique, c’est obéir à la Parole de Dieu, c’est revenir à la Réforme, à Calvin, à Farel, à ces hommes qui tous, différents de caractère, de nature, de manière d’être et de dire, on été des évangélistes. Son propos, comme cela est précisé dès la première séance du Comité provisoire, le 19 janvier 1831, c’est de concourir à « l’avancement du règne de Dieu », c’est de répandre, par tous les moyens, la connaissance du salut en Jésus-Christ. Car, comme le proclamait l’apôtre, « malheur à moi, si je n’annonce l’Évangile ! »

Trois ans plus tard, à l’Assemblée générale de 1834, les 30 avril et 1er mai, le pasteur Louis Gaussen s’exclame : « Il est impossible (…) de ne pas reconnaître qu’une immense moisson se prépare en France. Des portes, depuis trois cents ans fermées à la prédication, s’y sont rouvertes depuis quelques jours (…) ».

Ce rapport du Département d’évangélisation s’inscrit parfaitement dans les plans universels de la Société biblique britannique et étrangère. Dès 1804 en effet, de Londres, alors capitale d’un impérialisme terrestre impressionnant, celui de la puissance, de la richesse et du profit, un impérialisme différent s’affirme, celui, par la diffusion de la Bible, de la Vérité, de Dieu...

Les vues des chrétiens anglais ne seront pas plus étroites que celles des colonisateurs. Au contraire !

Ils se souviennent de la parole de Jésus : « Le champ, c’est le monde ».

Ils ont dans la sainte Écriture une confiance immense.

C’est pourquoi la Société distribue le texte sacré sans notes ni commentaires, suivie, dès le jour de sa fondation, le 31 décembre 1814, par la Société biblique de Genève, puis, plus tard, par la Société évangélique. Cette dernière précise, dans son règlement du 24 janvier 1831 : « sans mélange d’écrits non inspirés. » Elle se sent donc proche de la Société de Londres. L’un des membres de son Comité général, Pierre Vaucher-Veyrassat, en fait partie. Kieffer, son directeur à Paris, est accueillant aux demandes de Genève. C’est un homme clairvoyant, dynamique. Pour tenter d’atteindre tous les Français – ils sont trente millions – il dépense 600 000 francs par an, un quart des revenus disponibles. Or, pour le dernier trimestre de 1831, ce sont 51 000 exemplaires qui ont été distribués – autant, précédemment, que pendant une année. Il faudrait donc accroître les moyens financiers. Car les ventes, à très bas prix, ne couvrent qu’une faible partie des frais (40 000 francs).

Kieffer est vivement encouragé par les demandes qui lui viennent de toutes les parties de la France. « Il y a des milliers de communes, écrit-il, où on n’avait jamais vu un Testament, et où il se trouve aujourd’hui dans les mains de tous les écoliers qui en font journellement une lecture assidue ». De nombreux instituteurs, en effet, ont bien accueilli son offre de Nouveaux Testaments à 50 centimes le volume.

Certes, Kieffer ne manque pas non plus de réalisme. Il ne cache pas à ses amis de la Société évangélique de Genève que cette distribution ne portera ses fruits que si on y emploie des hommes capables de tenir des réunions et d’expliquer les Écritures. Car l’ignorance de la population catholique est énorme. De plus, il y a en France plus de 50% d’illettrés. Il faut donc, en même temps qu’une prédication directe de l’Évangile, des écoles pour les adultes aussi bien que pour les enfants…

Le directeur de Paris, malheureusement, n’a pas le temps de voir les progrès de son œuvre : la terrible épidémie de choléra qui se répand en Europe l’emporte à la fin de 1832. Quelques mois auparavant, il écrit : « Je prie le Seigneur bien ardemment qu’il préserve votre ville des atteintes du cruel fléau qui a exercé tant de ravages dans cette capitale ! » – Cette prière sera exaucée – « Grâces lui soient rendues de ce qu’il a daigné m’en préserver jusqu’à ce jour ; je place toute ma confiance en lui ; quel que soit le sort qu’il me réserve, je suis tout résigné : que sa sainte volonté soit faite ! ». (BPU, Société évangélique I, fol. 1 et 5. 1 Corinthiens 9.16. Assemblée générale (…), Genève, 1834, p. 43. Matthieu 13.38. Prospectus de la Société de la Bible de Genève, Genève, décembre 1815, 11 p. BPU, Société évangélique, I, fol. 6 ; 63, lettres du 23 février, 1er mars, 20 mai, 16 et 19 juin 1832.)

Les colporteurs le disent : la France, pays chrétien, livrée à la superstition ou à l’incrédulité, ne connaît pas la pure Parole de Dieu. « On voit ce que peut devenir ce peuple, dit-on à l’Assemblée générale du 9 mai 1833, lorsque enivré de ce qu’il appelle les droits de l’homme, il oublie que s’il y a des hommes il y a aussi un Dieu, et des comptes à rendre. » À quelques lieues de Genève seulement, on cherche en vain, dans les maisons, un Nouveau Testament. Même les régions protestantes souffrent d’une indigence spirituelle profonde. Le baron Auguste de Staël, ce fils de Mme de Staël totalement dévoué à la cause de l’Évangile, le constate dans une lettre du 23 juillet 1832. Il décrit une région des Cévennes où une population intelligente, impressionnable, et d’une vivacité singulière – on est dans le Midi ! – se montre extraordinairement avide d’entendre la Parole de Dieu. Dès qu’un prédicateur s’annonce, 40 à 50 personnes spontanément se rassemblent. Qu’une famille chrétienne ouvre une salle d’asile, une classe de garçons, une autre de filles, une école du dimanche, et visite les pauvres, les affligés, méditant dans les maisons quelque portion des Écritures, et le réveil s’allume dans cette contrée. « Il n’y a rien qu’on n’obtienne de ces enfants, écrit une amie du baron, en s’adressant à leur cœur ».

C’est, en vérité, ce que fait déjà l’Évangile tout seul, sans commentaire, sans explications. Le rapport de 1834 signale deux dames qui par la simple lecture de la Bible se sont d’elles-mêmes séparées du culte de Rome. Il apporte aussi le témoignage émouvant d’un colporteur. « J’ai trouvé, dit-il, cette dernière semaine, deux personnes, un homme et une femme, entièrement converties et dans la joie du salut. L’homme, surtout (c’est un vieillard de soixante-dix ans), depuis l’automne dernier qu’il a acheté un Nouveau Testament, a fait des progrès extraordinaires. Non seulement il a connu le salut en Jésus-Christ, mais il a renoncé aux abus de son Église. Il fait déjà l’évangéliste. Il va lire la Parole de Dieu de maison en maison et en donne des explications fort justes. Mais il est dans une grande pauvreté (…). Il n’a que deux chemises, et une veste tellement déchirée qu’il n’ose presque plus sortir quand il la porte. Et on le laisse d’autant plus dans la misère qu’il passe déjà pour un hérétique qui ne veut plus aller à la messe. J’ai peu vu de chrétiens aussi âgés avoir autant de vie que cet homme : toute sa physionomie exprime le bonheur qu’il ressent (…)

Ces Français incrédules ou superstitieux, mais assoiffés de vérité, ne sont-ils pas, aux yeux des dirigeants de la Société évangélique, l’appelle plus vibrant qui soit ?

« Hommes de ce pays, dit le pasteur Louis Gaussen dans son rapport de la même année, vous leur devez – aux Français – après Dieu, tout ce que vous êtes ! Montez sur vos clochers, élevez-vous sur vos montagnes, voyez cette terre de liberté, cette ville de vos frères, ces rives bénies de Dieu; et si dans cette contemplation vos regards rencontrent les sépulcres de Plainpalais, dites-vous que dans ce champ des morts repose depuis trois cents ans, dans une terre étrangère (…), la poudre de ces hommes à qui votre pays doit tous ces biens (…). »

Le pasteur, fils de réfugié lui-même, rend hommage à ceux de ses compatriotes qui vinrent planter l’Évangile dans la cité et en firent une Église rayonnante. Il n’ignore pas que cet esprit nouveau fut favorable aux vocations humaines, aux activités économiques, scientifiques, philanthropiques. Ce n’est pas un hasard si Genève, au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe, est la ville d’Europe, proportionnellement, qui compte le plus de savants de grand renom.

Pour Louis Gaussen, toutefois, ce n’est pas cette fécondité intellectuelle exceptionnelle, ni la prospérité matérielle, qui l’impressionnent le plus. « Pour savoir ce que des évangélistes apportent chez un peuple, il faut aller dans une chambre de deuil, il faut entrer dans la maison d’un pauvre artisan, ou d’un faible enfant qui va mourir : il faut l’entendre s’écrier (…) : « Ô mort, où est ta victoire ! ô mort, où est ton aiguillon ! il faut voir la vie éternelle déjà descendue dans ce fils de la poussière qui va traverser le tombeau (…) »

Voilà, à ses yeux, ce que la France donna de plus précieux à Genève. Après en avoir pris conscience, Genève pourrait-elle être ingrate ? À son tour n’apportera-t-elle pas à sa voisine assoiffée l’eau pure de l’Évangile ? Gaussen le veut. Il rappelle à ses amis que les Français, globalement, se divisent en deux groupes : les uns brûlent le Nouveau Testament au nom du pape ; les autres, au nom des lumières du siècle, le dédaignent, « et confondent dans un même mépris le Christ, les Jésuites et Saint-Simon. » Ce que la Genève du XIXe siècle fera, pense-t-il, la Genève du XVIe siècle le montre. À peine réformée, et dans des jours de détresse, de pauvreté, de persécutions, d’épreuves, elle envoya ses colporteurs et ses évangélistes. Elle fonda son école de théologie. « Elle se forma tout entière », pasteurs et magistrats en tête, « en société évangélique ». Pour annoncer l’Évangile à la lueur des bûchers. (Assemblée générale (…), Genève, 1833, p. 29 ; ibid., Genève, 1834, pp. 27 ss., 49 ss., BPU, Société évangélique, 63, lettre 102.)

Le Réveil, s’il est revenu à la foi des pères, après un temps d’abandon, doit aussi revenir à leurs œuvres. Le pasteur Galland, en 1832, face à des appels directs de France, l’écrit déjà au colonel Henri Tronchin : « Si notre chef voulait nous employer à cela, pourquoi ne le voudrions-nous pas, et nous retirerions-nous toujours, en petits Genevois que nous sommes, comme des escargots dans leur coquille ? » Il ne faut pas éconduire les solliciteurs par un ’Dieu vous bénisse’ « comme on le fait aux pauvres que l’on ne veut pas aider »... (BPU, Société évangélique, 63, N° 315.)

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