À l’écoute du Réveil

a) Colportage

La Société évangélique ne sera pas sourde aux appels qui lui parviennent d’au delà de la frontière. Dès sa première année, à l’automne de 1831, elle envoie ses colporteurs.

Qui sont-ils ? En France, dans les Pyrénées notamment, comme en témoignent des extraits de lettres des frères Courtois, de Toulouse, on a utilisé parfois des marchands ambulants qui répandaient de la mauvaise littérature dans les campagnes. On leur proposait la Bible à très bas prix et ils acceptaient, alléchés par ces conditions exceptionnelles, de la substituer à leur marchandise habituelle. Heureux de voir, une fois instruits de la valeur de la Parole de Dieu, que la population accueillait aussi, et avec une soif qui les étonnait, ces livres de nature si différente de ceux qu’ils avaient vendus.

La Société évangélique n’adoptera pas ce système. Elle engage des convertis, hommes simples, gens de la campagne le plus souvent, agriculteurs qui travaillent la terre l’été et consacrent leur hiver, convaincus, brûlants de zèle et d’amour pour les perdus, à ce ministère. D’autres sont ouvriers. La plupart ne sont pas Genevois.

La première saison, l’hiver 1831-1832, ils sont sept : quatre Français, deux Vaudois, un Genevois ; quatre sont des catholiques convertis ; trois sont présentés par l’Institut biblique de l’Église dissidente du Bourg-de-Four.

Le premier à être engagé, un certain Gay, Français converti, ouvrier, fait un essai d’un mois dans le Pays de Gex, prie en entrant dans les villages, parle de l’amour de Jésus, est insulté, repoussé, menacé, et ne vend pendant ce temps que 25 Nouveaux Testaments et quelques traités et almanachs. Le tailleur de pierre vaudois Roussi, qui prend sa succession, a heureusement plus d’échos dans la même région : pendant cinq semaines, il vend 150 Nouveaux Testaments, 12 Bibles, 74 Évangiles de Jean, 94 traités.

On les envoie seuls, ou, plus souvent, deux à deux.

On ne leur attribue, du moins à cette époque, aucun salaire : ils ont la nourriture, le vêtement, les frais ; le strict nécessaire à l’entretien (en 1832, on l’évalue à 588 francs par an) ; l’un d’entre eux demande même de diminuer sa part pour qu’on imprime une portion du Nouveau Testament en gros caractères pour en faciliter la lecture aux paysans ; ce projet sera réalisé ; quant à Gay, il doit cesser six ans après son engagement son activité pour raisons de santé. On lui offre un apprentissage. Reconnaissant, il déclare que s’il meurt avant de l’avoir fini, tout ce qu’il possède pourra être vendu au profit de la Société ; et s’il vit, il s’appliquera à rembourser les frais qu’il a occasionnés pour que cet argent soit consacré à l’œuvre. « Car, ajoute-t-il, j’ai toujours considéré que j’avais fait le sacrifice de mon corps pour la gloire de Dieu, cherchant à contribuer à l’avancement de son règne. » (Ibid., 118, fol. 45 ss., 12 décembre 1833 ; 2, fol. 43; BA 4677, circulaires, N° 24, 25 juillet 1837.)

On le voit : ceux qui s’engagent se donnent totalement : il y faut un zèle, une foi, un amour qui surmontent tous les obstacles. Le pasteur de Dijon, qui en a deux dans sa paroisse, en 1832, écrit à leur sujet : « C’est avec édification qu’on les a vus parmi nous (…). Leur dévouement est admirable, et tout le monde y est sensible (…) » L’année suivante, on les dit infatigables, pleins de courage et de bonne volonté. Mais quelle épreuve pour chacun d’eux !

En trouve-t-on suffisamment ? L’œuvre est immense. Ils sont 7 en hiver 1832, 10 en 1833, 22 en 1836, 48 en 1840, 60 en 1841. Par la suite, leur nombre oscille autour de la cinquantaine. En 50 ans, la Société évangélique vend ainsi 59 800 Bibles, 35 800 Nouveaux Testaments, près de 5 millions de brochures, traités ou almanachs. D’autres organismes diffusent la même littérature : sociétés bibliques, Églises... Ainsi à Genève celle du Bourg-de-Four, ou celle de César Malan, sans oublier la nationale...

C’est beaucoup. Les efforts faits sont impressionnants. Pourtant, ils ne suffisent pas à la demande. Faute d’ouvriers, faute d’argent aussi, on doit renoncer à répondre à de nouveaux appels. Les possibilités ouvertes par le Saint-Esprit ne sont pas toutes honorées. Les Églises manquent de foi, de zèle, de renoncement.

Et pourtant, que d’abnégation, que d’amour chez ceux qui totalement s’engagent ! Sur leur route, les obstacles se multiplient. C’est d’abord le fardeau qu’il faut porter par tous les temps, dans le froid, dans la boue ou dans la neige, contre le vent glacé.

Le futur pasteur Louis Benignus en fera la dure expérience, à 16 ans, sous la conduite d’un aîné, fils spirituel de Félix Neff. Un jour, dans la tempête, sous la pluie battante, ils s’égarent dans les bois et le jeune homme, sur un sentier plein de fondrières, glisse et se luxe le pied. Il se relève : impossible de marcher. Son compagnon va chercher du secours à l’auberge du village voisin : de solides gaillards sont bien là, mais, par ce temps, ils refusent de bouger. Force est donc aux deux malheureux de se traîner jusqu’au gîte. Un rebouteux remettra la jambe, puis on transportera le blessé, au prix fort, jusqu’à Autun, dans une méchante carriole qui le soumettra à la torture…

L’accueil, parfois, et on peut même dire souvent, est tout que chaleureux. Bénignus raconte qu’après avoir gravi un escalier obscur, glissant, il se trouve un jour en face d’une femme qui le regarde avec colère, le geste menaçant, et qu’au moment où il lui tend un évangile, elle le repousse si violemment qu’il n’a que le temps de s’accrocher à la rampe de l’escalier pour ne pas rouler jusqu’en bas. De plus, une fois descendu, il se voit entouré soudain d’un nuage de vapeur en même temps qu’inondé d’un liquide brûlant. Heureusement, il n’a été touché que d’un côté, et protégé par ses vêtements épais.

Cette méchanceté, hélas ! a pour origine l’attitude du clergé romain qui interdit aux fidèles la lecture de la Bible. Ne prétend-il pas que les livres sacrés tolèrent le vice et portent les enfants à désobéir à leurs parents ? Il n’est pas rare que le curé confisque les Nouveaux Testaments vendus par le colporteur pour les jeter au feu. Une malveillance sans compromis l’anime. Ici, il fait pression sur l’aubergiste pour qu’il renvoie le messager de l’Évangile. Là, il fait priver de tout secours de l’assistance publique le pauvre qui ne fréquente plus la messe, et exclure de l’école ses enfants. Quitte, si les évangéliques viennent en aide à cette famille, d’insinuer qu’ils achètent les conversions !

Il y a certes des exceptions. Pourtant, parmi les curés, rares sont ceux qui recommandent vraiment la lecture du Nouveau Testament, et plus rares encore ceux qui avouent leur véritable situation : « N’écoutez pas les cris de mes confrères, confesse un prêtre de Lyon, ce n’est que l’amour de l’argent qui les tient attachés à leurs cures ; ils savent bien qu’ils n’enseignent pas ce que les Apôtres ont écrit (…). Avec quelle fureur on court à la Vierge Marie, comme si elle pouvait aider (…) »

D’autres obstacles encore se dressent. Il est des villages où presque personne ne sait lire. Dans l’un d’entre eux, le jeune Benignus constate que le maire lui-même est analphabète. Et il s’exclame : « Que faire avec de la littérature dans un tel pays ! »

La misère elle aussi élève son mur de révolte : des ouvriers ont dû vendre leurs outils pour se nourrir ; des familles, parents et enfants, dorment tous ensemble sur la paille, sans draps ni couvertures… « Laissez-nous tranquilles, disent tous ces pauvres, si Dieu était si bon, il ne nous ferait pas tant souffrir. » Et pourtant il en est de ceux-là qui reçoivent l’Évangile.

Quelquefois, le colporteur est appréhendé, mis en prison. On le prend pour un révolutionnaire ; ou, à l’inverse, pour un légitimiste, un agent de Charles X.

La circulaire du 25 mai 1837 résume assez bien la situation : « Le système glacial des utilitaires engourdit les cœurs ; c’est l’atmosphère qui pèse sur les grandes villes, les pays de fabrique ; l’homme consent à devenir machine, machine à quelques sous par jour, machine sans avenir (…) Il ne répond au marchand de livres que par des plaintes sur la petitesse du salaire et la dureté des temps. Veut-on insister, et lui parler de son âme, d’anciens préjugés lui reviennent à l’esprit ; il se souvient qu’il faut payer tant pour un baptême, tant pour une messe, tant pour mourir, confondant le salut que lui offrent les prêtres à prix d’argent avec le salut gratuit de notre Dieu, il préfère ne point s’en occuper (…) »

Que faire en une telle conjoncture ? Un des colporteurs de la première heure, le Genevois Gros, ancien catholique, écrit : « Il y a deux pièges à éviter : le premier, c’est de faire croire au monde qu’il est bien tel qu’il est ; le second, c’est de le raidir contre le Sauveur par des vérités vides de charité (…) » Mieux vaut, par conséquent, offrir le Nouveau Testament comme parole même de Dieu, favorisant ainsi l’étonnement, l’échange, le dialogue, tant avec les savants qu’avec les humbles. Car on se trouve alors placé en face de la révélation divine, et non de la science de l’École.

Ces hommes dévoués, qui parcourent les campagnes françaises, ne visitent pas qu’une seule fois les familles. Ils passent, repassent, deviennent de véritables instituteurs chrétiens chez l’habitant, où ils tiennent de petites réunions spontanées, souvent dans les étables... Ils doivent être prêts, en tout temps, à rendre compte de leur foi, à répondre aux objections, à faire face aux attaques, ancrés fermement à la Vérité de la Parole.

C’est Gros encore, écrivant aux pasteurs de son Église du Bourg-de-Four, qui raconte comment il a lu la Bible à la sortie des vêpres, et comment le curé, furieux, a voulu disperser, mais en vain, les enfants qui s’étaient rassemblés autour de lui. On voit à quel point, dans ces conditions, la lutte est vive entre l’Évangile, que le colporteur, au nom de son Maître, veut proclamer partout, et un clergé qui, comme les pharisiens du temps de Jésus, tente d’en barrer l’accès au peuple. C’est pourquoi Merle d’Aubigné, des protestants ayant reproché à la Société évangélique de faire du prosélytisme parmi les catholiques, déclare nettement, dans son rapport de 1841 : « Il y a incompatibilité entre Rome et la Vérité. Nous rejetons son origine ; nous rejetons son histoire ; nous rejetons ses cruautés ; nous rejetons sa hiérarchie ; nous rejetons ses doctrines. » Entre l’Église romaine et l’Évangile, pense-t-il, il y a un abîme. Les réformés qui critiquent l’évangélisation en France l’oublient. Ils suivent leurs bons sentiments. Ils ne voient pas qu’avec une Église qui proscrit et brûle l’Écriture sainte, qui nie la souveraine grâce et le pardon gratuit, il n’y a pas de communion possible.

Les choses ont-elles radicalement changé aujourd’hui ? Sans doute les apparences ne sont-elles plus les mêmes. Le clergé, du moins dans nos pays, ne jette plus la Bible au feu. Mais fondamentalement, en dépit de tous les « aggiornamenti », les bases de l’Église de Rome, infiniment plus puissante qu’en 1841, demeurent immuables…

Le colporteur, cet homme simple, qui a pour connaissance, presque uniquement, la Bible, se réjouit de la voir répandue par son labeur, par ses souffrances. Ne vit-il pas dans la communion de son Maître, dont il sent l’approbation ? Et n’est-il pas un avec ses frères, qu’il s’agisse de ses compagnons d’œuvre, de ceux qui ont trouvé la paix par le moyen de son ministère, ou encore de ces notables qui forment le Comité de la Société évangélique dont il a la considération, et aussi l’amitié ?

Gros, dont l’attachante personnalité transparaît, mais qui n’est nullement une exception, parle dans une de ses lettres de son « trop aimé Charles Eynard », l’historien biographe de Mme de Krüdener, l’homme, dira-t-on, « le plus riche de la riche Genève », neveu d’une grande piété du célèbre Jean-Gabriel, le philhellène... N’est-ce pas la preuve, au delà des différences de classes, de cette fraternité en Christ qui se révèle toujours, sous tous les cieux, un des fruits les plus authentiques de la prédication de l’Évangile ? (BPU, Société évangélique, 63, N° 270. Société évangélique de Genève, Jubilé centenaire, 1931, Genève, 1931, p. 13. Société évangélique de Genève : Récits et souvenirs de quelques-uns de ses ouvriers (...) 1831-1881, Genève, 1882, pp. 203 ss. BPU, BA 4677, circulaires, N° 8, 25 février 1836. N° 9, 25 mars 1836, N° 22, 25 mai 1837, N° 31, 25 février 1838. Société évangélique, 63, N° 127, N° 260, N° 284. Assemblée annuelle (...), Genève, 1833, pp. 14 ss. ; 1837, pp. 21 ss. ; 1839, pp. 22 ss. ; 1841, pp. 38 ss., 66 ss.)

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