À l’écoute du Réveil

VI. Unité des chrétiens et réveil spirituel

L’éclat du « splendide XIXe siècle », comme on l’a parfois appelé, jette aussi des reflets sinistres. Car si l’époque est d’expansion et de développement, d’enrichissement et de progrès technique, et par conséquent d’accroissement du niveau de vie moyen, elle dénote aussi, au cœur même de ce dynamisme industriel et commercial, pour des milliers de « laissés pour compte » du libéralisme économique, un amoncellement gigantesque de misère. Le jeu cruel du « laisser faire, laisser passer » abandonne sur la route de la réussite une foule de pitoyables victimes. Ce sont les paysans chassés de leurs campagnes par les « enclosures », ce regroupement des terres qui va permettre à l’Angleterre, par l’usage d’engrais, d’instruments plus performants, de méthodes nouvelles, de devenir exportatrice de céréales et d’assurer, au travers d’une révolution agricole génératrice de surplus, de profits, de capitaux à investir, la décisive révolution industrielle ou, si l’on veut, ce démarrage économique qui fera d’elle, mais à quel prix ?, la première puissance du monde. Car que deviendront ces gens qu’on a déracinés du sol qui depuis des siècles les nourrissait ? Ils grossiront, dans les villes, cette « armée de réserve » des entrepreneurs capitalistes qui peuvent y puiser à volonté la main d’œuvre dont ils ont besoin, embauchant et débauchant leurs ouvriers non protégés, non organisés, totalement à leur merci, et bien sûr pour le salaire le plus bas. À tel point que par le jeu d’une impitoyable concurrence contraignant à baisser les prix, et par conséquent les coûts de production, le patron finira par avoir à son service, et pour le même salaire, c’est-à-dire juste assez pour ne pas mourir de faim, non le père de famille seulement, mais encore sa femme et ses enfants.

Ce terrible tableau du travailleur qu’on traite comme un objet, qu’on dépersonnalise et « chosifie », Friedrich Engels et son ami Karl Marx le dessineront en lettres de feu dans leurs écrits. Il en sortira le Manifeste communiste de 1847, appel pathétique à la libération par la lutte des classes – « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » – et la doctrine d’un socialisme prétendu scientifique prophétisant, grâce à la dictature passagère du prolétariat, l’évolution de l’histoire vers une société parfaitement égalitaire où chacun jouirait, selon ses besoins, des richesses de la terre. Utopie certes, et remède pire que le mal – on le voit bien en cette fin de XXe siècle – mais idéologie pourtant qui a rencontré dans le monde contemporain une audience à nulle autre pareille… Pourquoi ? Simplement parce que la réalité qui en constitue le fondement n’a pas été prise en considération par les maîtres du jour. On a sacrifié, en Angleterre d’abord, mais ailleurs aussi, quelques générations de la classe ouvrière sur l’autel du profit. On n’a pas su, ou pas voulu, faire autrement. Certains diront qu’on n’a pas pu. J’en doute. De toute manière le fait est là. Et on connaît l’histoire de ces enfants de 5 ou 6 ans descendant chaque jour à la mine avant que le soleil ne se lève et en remontant après seulement qu’il se soit couché ; ou de ces familles que la faim, l’épuisement, le manque de soins et d’hygiène, l’alcoolisme,… anéantissent en quelques années. Population qui ne voit à son misérable sort aucune issue…

Engels et Marx, le premier par une enquête approfondie, ont vu. Ils en ont tiré un diagnostic et ont proposé au malade une cure radicale. Seulement, si le constat était juste, le programme de redressement, fondé sur une analyse superficielle des faits, ne pouvait aboutir, en dépit d’un humanisme verbal très élaboré, qu’à une autre impasse... (Friedrich Engels : La situation des classes laborieuses en Angleterre, 1e éd. (en allemand), 1845. On lira avec profit, sur ce problème, de Jacques Ellul : L’idéologie marxiste chrétienne, Paris, 1979. Une cassette existe sur le même sujet à « Croisade », 1211 Grange-Canal, Genève, ainsi que plusieurs sur le Réveil.)

Ces deux pères du marxisme, en dénonçant les méfaits du libéralisme économique, n’étaient à vrai dire point novateurs. Une trentaine d’années auparavant, l’historien et économiste genevois Sismondi, par une volte-face qu’on qualifia de véritable « conversion », en démasquait l’inhumaine perversité. Longtemps, sur les traces d’Adam Smith, il en avait soutenu les séduisantes théories. Mais face à leurs effroyables résultats, qu’il avait pu constater de ses propres yeux, il avait eu le courage, dans un nouveau livre, de rétracter ses erreurs, et de proposer une organisation de la société où l’accroissement des richesses concoure à l’accroissement du bien-être de tous. Considérant, en bon héritier de Calvin, que tout homme a droit au respect, et à une vie par laquelle il puisse glorifier Dieu. (Dans De la richesse commerciale, 1803, Sismondi défend le libéralisme économique, et il le rejette dans ses Nouveaux principes d’économie politique, 1819 ; dans l’Avertissement précédent le t. 1 de l’édition de 1827, il écrit: « En oubliant les hommes pour les choses, l’Angleterre n’a-t-elle pas sacrifié la fin aux moyens ? » Les dirigeants du XIXe siècle ont calculé à court terme, mais fait-on mieux aujourd’hui ?)

D’autres chrétiens, en Angleterre, dans les rangs des « évangéliques », prendront plus tard le parti des pauvres. C’est ainsi qu’un membre éminent de l’Église anglicane, le comte de Shaftesbury, incite le Parlement, en 1840, à entreprendre une vaste inspection de l’industrie, et à procéder à la nomination d’une commission chargée de fixer des limites au travail des enfants. Deux ans plus tard, en collaboration avec Edwin Chadwick, il publie un rapport qui fait sensation. La nation, en apprenant dans quelles conditions sanitaires la population ouvrière doit vivre, se trouve profondément ébranlée. Elle n’imaginait pas pareille horreur. Le comte, dès ce moment, apparaît à beaucoup comme une des consciences du pays. (Hans Hauzenberger  : Einheit auf evangelischer Grundlage, Giessen, 1986, p. 14.)

1. Des jeunes à l’avant-garde

Les conditions de travail, dans un grand magasin de Londres, si elles n’atteignent de loin pas l’insalubrité de celles des mines ou des grandes manufactures de textiles, nous paraîtront pourtant sévères. Le commis, à la tâche de 7 heures du matin à 9 heures du soir en été, 8 en hiver, vit toute la sainte journée, et plus encore la nuit, dans la mansarde-dortoir où il partage le lit d’un de ses cinq ou six camarades, dans un air lourdement vicié. Il n’a guère plus d’un quart d’heure de pause par repas, et si d’aventure il ne donne plus entière satisfaction, il peut être congédié sur-le-champ, sans indemnité. S’il est parmi les plus jeunes, il a en outre à tenir propres et en bon ordre les locaux, et il n’est pas rare, le samedi, qu’il ait à prolonger sa besogne jusque fort tard.

C’est dans un tel établissement, la maison « Hitchcock and Rogers », à l’ombre de l’immense coupole de la cathédrale Saint-Paul, que George Williams, en 1841, se trouve heureux d’être engagé pour 40 livres par an. Le règlement le veut en noir, à cravate blanche, et il prévoit aussi, le dimanche, que les employés vont à l’église de la paroisse. Mais comme ils sont 140, un seul banc leur étant réservé, ils ne s’y montrent guère. Manifestement, confinés dans d’étroits locaux toute la semaine, ils préfèrent l’évasion. Trouveraient-ils, s’ils le voulaient, le temps de lire, de faire de la musique, ou de se distraire à quelque étude ? Ils en ont peu et l’énergie leur manque. Aussi le vice, parmi eux, est-il hélas trop souvent roi. Et ce n’est pas très différent chez les quelque 150 000 autres employés de la Cité.

George Williams, qui voici peu a totalement abandonné sa vie à Dieu, ne se conformera pas à ce milieu corrompu. Il est vrai qu’il a la chance d’avoir un patron qui se conduit à l’endroit de ses employés comme un père de famille. Mais comment se recueillir et servir le Seigneur au milieu de camarades bruyants, souvent légers, voire impies ? Peut-il le faire seul ? Ne doit-il pas d’abord chercher un frère, un appui ? Or, dans le prolongement de sa chambre, providentiellement, il trouve cet ami de cœur et de foi qui aura le courage, adroitement, tout naturellement, de demander à ses camarades, pour que Georges et lui aient un moment de méditation chaque soir, de se retirer d’un côté de la pièce et de leur laisser l’alcôve. Et il met à cette proposition tant d’aplomb et de gentillesse que pas un ne s’oppose à ce qu’il faut bien considérer comme une signalée concession.

Dès lors, chaque jour en prière l’un avec l’autre, non sans éveiller quelque curiosité dans leur entourage, ils ont bientôt la joie de se trouver trois, puis quatre, puis six... L’humble mansarde où ils se pressent devient un lieu béni où Dieu les écoute et les exauce. Car leur prière est instante. C’est un combat, une lutte spirituelle qui réclame les énergies de tout leur être. Ce n’est pas un rite mort. Encore moins un alignement de formules. C’est une action, un engagement. Calvin l’avait bien vu : il invitait ses correspondants à sans cesse « batailler par prières ». Williams, lui, en ces commencements pleins d’espérance, confesse : « J’ai tant prié pour James que Dieu nous l’a donné. » Victoire !

Elle continuera. Dans la maison Hitchcock, les dortoirs seront gagnés l’un après l’autre. Ici un groupe de 20 participants se réunit pour l’intercession de six heures et demie du matin à sept heures et demie. Là, un autre de 25 étudie assidûment la Bible... Un réveil commence. Une flamme monte en crépitant, joyeuse, jusqu’à ce que l’édifice entier soit embrasé.

Il l’est. Car tout converti, dans cette œuvre sainte, a sa bonne part à remplir. Nul membre passif dans la société de Dieu! Chacun y va de sa démarche, de sa poignée de main cordiale, de sa parole d’amitié et de son sourire, de son service. On gagne l’opposant par un amour qui ne se contente pas de mots: on lui offre ce qui lui fait plaisir. Et ce militantisme n’a jamais rien d’intempestif ou d’agressif. Il a la délicatesse du respect qu’on a de chacun, l’audace pleine de tact d’une foi que rien n’arrête. Car si elle est un don gratuit, un cadeau royal dont on ne saurait se vanter, la mission qui en découle est un ordre. On ne s’y dérobe qu’en s’en montrant indigne.

George Williams le sait. Il joint à l’action persévérante de sa prière le zèle que donne l’Évangile à qui l’a reçu de plein cœur. Et il ne craint pas, dans cette maison de commerce qu’un puissant mouvement de l’Esprit bouleverse, d’en entretenir ouvertement son patron. Car ce dernier, alors que le réveil embrase son entreprise, ne saurait lui-même s’en exclure. Sa bienveillance est connue. Il est sans contredit homme de bien. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il juge utile, impressionné par tout ce qu’il voit, d’engager un chapelain pour présider au début de la journée un culte de famille. Le groupe des réveillés à nouveau pourrait chanter victoire. Mais il ne le fait pas. Il dit sa reconnaissance au Seigneur. Et il l’implore pour que M. Hitchcock lui abandonne enfin sa vie.

Une fois de plus il est exaucé. Le patron se convertit. Bien plus, il accepte la présidence de la Société missionnaire de jeunes gens qu’ils ont fondée. Quel changement! On peut se demander si la maison de commerce se voue en priorité aux affaires ou à l’intense vie spirituelle de ses employés. Ce qui est sûr, c’est que les transformations qui se sont opérées dans les cœurs, dans les vies, dans les mentalités, ne nuisent ni au travail professionnel, ni à la prospérité de l’entreprise. Bien au contraire !

L’impossible devenu possible ouvre à George Williams de fascinantes perspectives. Ce qu’il a vécu avec ses camarades ne pourrait-il se répéter pour le salut des milliers de jeunes spirituellement abandonnés à eux-mêmes dans l’immense capitale ? Il le croit. Il en est même intérieurement si persuadé que d’un établissement voisin un employé, James Smith, qui a fondé un cercle biblique, s’adresse à lui. Alors, au soir du 6 juin 1844, dans son dortoir sous les combles, il inaugure avec onze compagnons, pour évangéliser le monde des commis de Londres, l’Union chrétienne de jeunes gens.

Merveilleux, non ? Et pourtant, quand on consulte son agenda personnel, on peut lire, en guise de bulletin de victoire : « Seigneur, je manque d’amour à ton égard, et de reconnaissance pour tes bienfaits ; laboure mon cœur afin qu’il soit moins dur ; brise ma paresse à Te prier et à lire la Bible. J’ai fait si peu de bien depuis mon admission dans ton Église : combien de journées ont passé sans que j’aie parlé de Toi ! Que de fois j’ai mieux aimé réprimander les impies que pleurer et prier pour eux ! »

Une seconde rencontre, convoquée par James Smith, qui a été élu président, rassemble vingt participants. L’idée fait son chemin. Toutefois, la chambre haute ne suffit plus. Il faut un local dans le voisinage. Pour deux shillings six pence par semaine, on en trouve un dans un café sans alcool. On peut alors envoyer, en dépit du scepticisme de certains, une circulaire à tous les commerces de drap. On voit large. On veut faire confiance à Dieu. Et la salle louée à nouveau se révèle petite. On cherche plus grand, dans un hôtel. C’est ainsi qu’on part à la conquête des jeunes commerçants de Londres.

La place de plus en plus grande que prend la toute nouvelle Union chrétienne dans la vie de George Williams n’entre-t-elle pas en conflit avec l’exercice consciencieux de sa profession ? On en voit le danger. Mais la passion qu’il met à l’une comme à l’autre activité le garde en tout cas de toute négligence. Il ne s’en permet aucune. Il accomplit sa tâche au plus près. Et s’il craint parfois que les responsabilités nouvelles que lui confie M. Hitchcock, qui a pour lui beaucoup d’estime et d’affection, ne débordent sur son temps de méditation, il parvient toujours à l’éviter grâce à sa vigilance spirituelle.

Certes, au moment où elles lui sont offertes par son patron, l’examen de conscience auquel il se livre devant Dieu prend un tour solennel. Faire en toutes choses sa volonté, tel est bien son souci majeur. Aussi peut-il lui dire en toute sincérité dans la prière : « Tu sais que je ne recherche ni richesse, ni luxe, ni honneur ; je veux seulement te glorifier. Écoute mon cri et réponds-moi !… »

Le Seigneur ne le laisse jamais se débattre longtemps dans les pénombres indécises de l’aube. Il l’éclaire étape après étape. Il le maintient à la fois commerçant chrétien et apôtre des jeunes. Et il bénit cette double vocation avec cette abondance à laquelle il fait lui-même allusion par l’organe de son Fils quand ce dernier exhorte ses disciples à chercher premièrement son royaume. Il lui donne tout « par-dessus ». Ce que l’humble serviteur n’osait même espérer. Des amis, des lieux où demeurer, des biens... Et si en peu d’années sa manière de travailler accroît le chiffre d’affaires de la maison de trente mille livres, il ne s’en vante pas. Il s’en montre reconnaissant. Il n’a d’ailleurs pas attendu de tels succès pour consacrer les deux tiers de son salaire au service de son Maître. Car il ne se contente pas de ce minimum légal de l’Ancienne Alliance qu’était la dîme. Il est entré dans la Nouvelle. L’Évangile de liberté obtient plus et mieux que la Loi.

Admirons. Ce jeune homme parti de rien aurait pu végéter comme des dizaines de milliers de ses semblables dans une condition précaire, mais il n’a pas pensé que c’était là pour lui le dessein du Seigneur à qui il avait fait confiance. Il a cru qu’il pouvait supporter l’inconfort et l’insalubrité des lieux avec bonne humeur, la tension de journées de travail interminables et une discipline sévère tout en accomplissant sa tâche avec toute la perfection possible. Et il a ainsi triomphé de tous les obstacles. Au point de devenir l’associé fidèle et même le gendre de son patron respecté et aimé. Heureux.

L’Union chrétienne connaît, sous son égide, par la grâce de Dieu, la même ascension. Les groupes se multiplient, un secrétaire-agent permanent est engagé, des conférences publiques payantes, à Exeter Hall, sur les sujets les plus variés, tel « Science et Religion », attirent jusqu’à trois mille auditeurs et se voient prolongées dans leur action par l’édition de leurs textes qui font connaître au loin le nom de l’Union et motivent les orateurs les plus illustres à accepter une invitation... De plus, face au défaut d’instruction de milliers de jeunes gens, on pense à leur offrir des classes du soir, une bibliothèque, des salles de lecture et d’étude, bref, un véritable club où s’instruire et se délasser dans de saines occupations. Mais pour cela il faut un vaste bâtiment et ce n’est qu’après de vives discussions – certains craignent que ce développement culturel ne se fasse au détriment de l’action religieuse (Georges Williams, entre les deux tendances, se pose en arbitre. Si la passion du salut de ses frères l’habite, ses innombrables contacts lui ont appris qu’une aide matérielle et intellectuelle peut ouvrir les cœurs à l’Évangile. Il en a fait l’expérience.

Ce n’est pas, beaucoup plus tard, l’accueil de la culture dans les Unions qui les a privées de leur mordant, et disqualifiées en tant qu’œuvres d’évangélisation, mais c’est l’abandon d’une doctrine évangélique ferme dont la Base de Paris formulait l’essentiel – un minimum.) – qu’on se décide à le louer.

En 1851, lors de l’Exposition universelle de Londres, l’Union saisit l’occasion de ce vaste rassemblement au Palais de Cristal pour se faire connaître dans le monde. Trois cent soixante-deux mille brochures sont distribuées aux visiteurs. Des groupes nouveaux, tant sur le continent qu’au delà des mers, sortent bientôt de ces semailles. Ainsi le mouvement tend-il à s’internationaliser. (En ce qui concerne Georges Williams, nous suivons, pour l’essentiel, l’adaptation française de la biographie de H. Williams, Labor et Fides, Genève, et Le Phare, Flavion (Belgique), 1976, 3e édition.)

Sans doute Londres n’a-t-elle pas tout inauguré. Des groupes similaires ont existé ailleurs, et à une époque antérieure. Ainsi à Bâle dès 1768 - « L’Union des célibataires » - , à Glasgow dès 1824, en Rhénanie... Surtout, à Genève – mais ce sera un peu plus tard, dès 1847 – la Réunion du jeudi, sous l’égide d’Henry Dunant, futur fondateur de la Croix-Rouge, demande à Dieu un réveil de la jeunesse et fait tout pour le préparer. Quel zèle chez ses initiateurs ! Quelle soif, chez eux, de connaître le Seigneur et de le servir ! Ils sont remplis de feu et on le sent. « Nous voulons proclamer dans le monde, disent-ils, cette grande vérité que tous les disciples de Jésus qui trouvent en lui leur seul refuge, leur unique justification devant Dieu, ne forment qu’une seule et unique famille spirituelle. Ses membres, bien qu’inconnus selon les yeux de la chair, jouissent entre eux d’une union intime, réelle, par l’intermédiaire de leur bien-aimé Sauveur qui est leur capitaine, leur frère aîné, leur ami, comme il est aussi leur Seigneur et leur Dieu ». (Lettre en anglais d’Henry Dunant à W. E. Shipton, 26 février 1852 (Copie à l’Alliance universelle des U.C.J.G., Genève).)

Henry Dunant, qui ici tient la plume, est l’âme du groupe de Genève à ses débuts. Comme George Williams, et surtout comme leur Maître à l’un et à l’autre, il a pour le pauvre, le souffrant, celui que tous rejettent, une grande compassion. S’il a visité, enfant, les indigents avec sa mère, c’est seul, plus tard, qu’il monte à la prison, le dimanche, pour apporter aux détenus, en même temps que l’Évangile, qui est à ses yeux l’essentiel, de captivantes causeries. Le Réveil l’a saisi. Ne s’est-il pas assis, vraisemblablement, sur les bancs de l’école du dimanche de l’Oratoire aux pieds du pasteur Gaussen ? Une semence de vie éternelle a été jetée dans son cœur.

Aussi, après avoir goûté avec deux de ses amis, au cours d’une excursion de quelques jours dans les Alpes, une communion fraternelle intense, inoubliable, telle qu’à dix-neuf ans tout particulièrement on peut la ressentir, décident-ils ensemble, rentrés à Genève, de continuer de temps à autre leurs méditations du soir et, par la suite, d’y inviter d’autres jeunes. Car la jeunesse de l’époque, comme le dira plus tard Max Perrot, premier président de l’Union chrétienne de Genève, « affecte l’incrédulité. Elle se plaît à nier la vertu, l’amitié, l’amour ». Et tout lui dit, « la presse, les romans, une science faussement ainsi nommée : la société est injuste, le mariage est un joug, la famille une servitude, la religion une hypocrisie ». Il importe donc au plus haut point, pensent les trois amis, de dissiper ses illusions en lui communiquant, de façon vivante, par un contact familier avec la Bible, sans pasteur, entre jeunes, entre égaux, le glorieux projet de Dieu pour l’homme. La Réunion du jeudi y parvient. Avec brio, avec talent, organisateur né plein d’enthousiasme, de persévérance, de douce insistance et de persuasion, Henry Dunant réussit à faire de ce groupe une force vive dans la société. Quelques mois avant qu’il ne se constitue en Union chrétienne structurée, il s’adresse « à ceux de Dormillouse », au pays de Félix Neff :

« Celui qui vous écrit a le bonheur et le privilège de connaître plus d’une centaine de jeunes gens entre 15 et 30 ans, disciples de Jésus dans la ville de Genève, de conditions, d’états, de rangs, de fortunes très différents, comme aussi de dénominations diverses (…) ». (Lettre du 20 juillet 1852 (Copie à l’Alliance universelle, Genève).)

On sent, dans ces quelques lignes, la conviction victorieuse du futur fondateur de la Croix-Rouge. Ses lettres sont comme un chant. Elles cornent de bonnes nouvelles. Elles encouragent ceux qui sont seuls, qui peinent dans l’adversité, face à l’indifférence des autres, peut-être sous leurs moqueries. Elles disent que tout n’est pas perdu. Que la grande affaire de la vie, avec Jésus, avec l’amitié des frères, même s’ils sont à des centaines de kilomètres, est au contraire gagnée. L’espoir peut refleurir.

C’est bien là ce qui se passe. Le « secrétaire correspondant » qu’est devenu Dunant fonde des groupes à distance. Il pousse des jeunes à se réunir et les dynamise par sa parole. À l’heure où il s’adresse à ceux des Hautes Alpes, il se trouve en contact épistolaire régulier, lui ou quelque autre de ses camarades, avec une trentaine de localités, principalement en France.

Paris dans la marche des Unions chrétiennes vers l’internationalisation, constituera une plaque tournante. Genève et Londres s’y tendront la main. C’est en effet Joseph Gibert, étudiant genevois, qui en 1850 réunit quelques jeunes gens autour de la Bible dans la capitale française. Un autre militant, futur pasteur, Jean-Paul Cook, y rassemble lui aussi un petit groupe. Or, George Williams, souvent en voyages d’affaires, est mis en relation avec lui. Une flamme jaillit de ce contact, hésite, n’est longtemps qu’un pâle lumignon, et puis soudain bondit. L’initiateur londonien, de nouveau de passage sur les bords de la Seine, a convoqué quelques personnalités protestantes en vue pour leur parler de ce qu’il a vécu à Londres et les a convaincues qu’à Dieu tout est possible. Même à Paris. Une Union y voit le jour le 19

mars 1852. Trois ans plus tard, dans cette même ville, à l’heure où l’Alliance évangélique y tient elle aussi ses assises, des délégués de divers pays signent un texte définissant les principes et le but de leur action : la Base de Paris : « Les Unions chrétiennes de jeunes gens ont pour but de réunir dans une même association les jeunes qui, regardant Jésus-Christ comme leur Sauveur et leur Dieu, selon les Saintes Ecritures, veulent être ses disciples dans leur foi et dans leur vie et travailler ensemble à étendre parmi les jeunes gens le règne de leur Maître. »

L’Alliance universelle des Unions chrétiennes de jeunes gens est née.

Dans les années qui suivent, Henry Dunant, accaparé par les affaires qu’il a entreprises en Algérie, pour son malheur – lui-même reconnaîtra qu’il a eu grand tort de s’en mêler – prend peu à peu ses distances. On sait que dix ans plus tard, en 1867, acculé à la faillite, et cause de pertes d’argent pour beaucoup de monde, il quittera Genève la mort dans l’âme pour n’y plus revenir. Destin tragique d’un homme désormais errant et solitaire, et que parfois la faim tenaille, lui qui pourtant a lancé l’œuvre de charité la plus vaste de l’histoire, la plus universelle, mais qui de fait n’ose plus, tel un enfant qu’on a trop fort grondé, rentrer à la maison... (Dunant, que frappe à la fin de sa vie la maladie de la persécution, singularisé qu’il est par la souffrance, peut se montrer très dur à l’endroit de l’institution ecclésiastique. Au point qu’on en arrive parfois à se demander s’il a gardé la foi. On consultera à ce propos notre ouvrage Henry Dunant le Prédestiné (Robert Estienne, Genève, 1984), qui apporte des lumières nouvelles sur la famille, la jeunesse, la spiritualité du fondateur de la Croix-Rouge, et bien entendu sur son rôle éminent aux origines des Unions chrétiennes.)

Quant à George Williams, qu’un sens exercé des réalités préserve de toute spéculation, et par conséquent de toute imprudence, s’il ne manque pas, à l’occasion, d’une sainte hardiesse, il poursuit jusqu’à son terme sa double carrière. Persuadé que l’Evangile, inspiration quotidienne de toute son activité, veut le bien et la prospérité de chacun en même temps que son salut. C’est pourquoi, prenant exemple, dans le domaine social, sur un comte de Shaftesbury, il améliore les conditions de travail de ses employés. Mais il sait aussi, face à l’immense moisson qui blanchit à l’horizon de la terre, faire d’une cinquantaine d’entre eux, chez qui il a discerné une vocation, des ministres de la Parole de Dieu. Joyeux et reconnaissant de pourvoir ainsi de ses propres deniers à des besoins pressants. Joyeux et reconnaissant aussi de voir les vastes bâtiments que font construire un peu partout les Unions. Joyeux et reconnaissant encore de constater, lors des anniversaires, et singulièrement à l’occasion du 50e, à quel point l’œuvre qu’il a fondée a désormais pignon sur rue.

Toutefois, le plus beau, le plus émouvant, le plus bouleversant même, c’est de voir cet homme riche, considéré, honoré, rendre jusqu’au soir de la vie, et partout où il se trouve, le témoignage de fidélité et d’amour auquel a droit son Maître. Quand il traverse l’Atlantique pour entrer en contact avec les Unions américaines, n’a-t-il pas à cœur, sur le paquebot, d’aborder chaque membre de l’équipage personnellement, et tous les passagers, pour les entretenir de leur salut ? Il est bien, jusqu’à son dernier jour, celui qui écrivait, en janvier 1856, la résolution très concrète que voici : « Que Dieu m’aide à tenir les engagements suivants :

Ses obsèques à Saint-Paul de Londres ont quelque chose d’une apothéose. Il est inhumé dans la crypte de la cathédrale à la demande de notabilités de toute l’Angleterre et même de l’étranger. Aussi les simples paroles du doyen Sinclair résonnent-elles, en contraste, avec une singulière puissance : « Celui qui vient de nous quitter fut un humble parmi les plus humbles, vivant dans l’esprit de l’Évangile, croyant de toute son âme à l’inspiration littérale de la Bible, dédaigneux de toutes les difficultés soulevées par la critique de textes, un homme pour qui la Bible était la Parole de Dieu et pour qui la religion signifiait conversion, repentance, foi, espérance, charité, prière, grâce de Dieu, communion avec Christ et dons du Saint-Esprit (…) »

N’avait-il pas toujours su, en communion avec ses frères aînés, faire des Unions chrétiennes de jeunes gens, comme l’écrivait Henry Dunant, « L’Alliance évangélique des jeunes » ? (Cf. infra, les origines de l’Alliance évangélique.)

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