À l’écoute du Réveil

2. Amour et vérité

Ces deux pôles, en tension, maintiennent difficilement, dans la pratique, leur coexistence harmonieuse. Trop souvent, il arrive que le premier, prioritaire aux yeux de certains, entraîne l’ensemble du corps de l’Eglise dans une confusion funeste. Il suffit, pense-t-on, de s’aimer pour que tous les problèmes soient résolus. Inversement, l’exigence de vérité, face à ce qu’on juge, à tort ou à raison, chez les autres, comme une déviation, une infidélité à la Parole de Dieu, et même une hérésie, peut aussi s’affirmer avec force, avec violence même, et sans beaucoup d’égards pour les personnes. La rage théologique s’empare des interlocuteurs. Et si on ne se voue plus aux enfers, si la flamme d’aucun bûcher ne fait rougir le ciel, ce n’est ni faute de passion, ni excès de charité. C’est simplement que des mœurs plus douces se sont substituées à la rigueur d’antan. Encore que dans certains pays, aujourd’hui, pour des délits d’opinion souvent moins graves...

Le problème est de toujours. La vertu de modération ne doit pas devenir indifférence ou fadeur. Les hommes de foi sont des passionnés. Au XIXe siècle ou au XXe pas moins qu’aux XVIe ou XVIIe. Pensons à un John Williams, à un Ami Bost, à un Jean-Frédéric Vernier. Mais la charité, en eux, embrasse la justice en même temps que la vérité. S’ils se distancent résolument de l’erreur et en détestent la profession, ils ne cessent d’aimer ceux qui aveugles s’en font les défenseurs.

Ces déchirantes tensions, au cours de la bonne cinquantaine d’années qui précède la fondation de l’Alliance évangélique, on les retrouve constamment dans les attitudes comme dans les cœurs. On l’a vu, à Genève, entre un Chenevière et un Gaussen où les divergences profondes de foi, face à la Bible, n’empêchent pas les expressions d’estime et d’amitié. On le voit aussi, dans les Iles britanniques, quand il s’agit des rapports de force entre Eglise officielle et non-conformistes.

Les réveils, par l’action souveraine de l’Esprit saint, qui toutefois jamais ne saurait contredire la Parole, accusent les convictions tout en faisant fleurir l’amour. Ils tendent à unir ceux que des préjugés, des traditions ecclésiastiques ou des points de doctrine secondaires séparent. Mais ils ne font pas bon marché des fondements. Car seule la Vérité leur prête vigueur et les rend capables de perdurer.

Le message des grands prédicateurs que sont Wesley – arminien – et Whitefield – prédestinatien – favorise, en dépit de cette divergence de poids, une collaboration accrue entre protestants évangéliques, qu’ils soient de l’Église anglicane ou non. La London Missionary Society par exemple se fonde en 1795 sur une base nettement interconfessionnelle. « Ce n’est pas notre tâche, affirment ses promoteurs, de propager parmi les païens le presbytérianisme, le non-conformisme ou l’épiscopalisme, mais le glorieux Évangile de Dieu ». (Cité par Hauzenberger, op. cit., p.29. Notre exposé, dans les pages qui suivent, se réfère largement, mais non exclusivement, à cette intéressante thèse de doctorat présentée à l’Université de Berne. Notons que les arminiens - du théologien Jacob Arminius (1560-1609) - rejettent la double prédestination et pensent que la grâce, offerte à tous les hommes, est acceptée en vertu d’une libre décision de la volonté.) John Williams, plus tard, ce Félix Neff des Mers du Sud, en fournira la prodigieuse démonstration. Et si les évangéliques anglicans, en 1797, mettent sur pied la Church Missionary Society, c’est que sa sœur aînée, essentiellement soutenue par les congrégationalistes, en prend plus nettement le style. Mais ils l’assurent d’un esprit de franche ouverture...

En Amérique, le ministère de Jonathan Edwards, bien que bref – il meurt en 1758 à l’âge de 55 ans – mettait déjà en évidence la conversion personnelle en tant que base de l’appartenance à l’Église. Mais le mouvement dans le Nouveau Monde, par la suite, se montre plus accueillant qu’en Angleterre à l’attente du Millénium, à celle de la chute de l’Islam et de la Papauté, à la conversion des Juifs et des païens…

La Grande Bretagne, depuis sa « Glorieuse Révolution » de 1688, fondement d’un régime de monarchie strictement contrôlée par cet embryon de Constitution qu’est la Déclaration des droits, répète avec une conviction bien entendue : « No popery » (pas de papisme). À juste titre, se souvenant de souffrances anciennes, et de dangers auxquels elle a miraculeusement échappé, tout flirt avec le catholicisme lui paraît funeste.

Sans doute à la fin du XVIIIe siècle, par le refuge sur son territoire de nombreux prêtres français chassés par la Révolution, le visage de la religion romaine se fait-il à ses yeux plus souriant. Toutefois, le cléricalisme dont elle fait preuve sous la Restauration, ses violences à l’endroit des protestants du Midi de la France, son esprit de conquête que le rétablissement de la Compagnie de Jésus confirme avec éclat, ont tôt fait de raviver une certaine méfiance. Or, en Irlande, le problème confessionnel, dès le XVIe siècle, a pris un tour particulièrement scabreux : Réforme mal accueillie, intrigues de l’Espagne et tentatives d’invasion, massacres de protestants et répression qui se traduit par une guerre civile entre royalistes et parlementaires, colonisation par des Écossais presbytériens et des anglicans… Le résultat, c’est une Église établie protestante minoritaire qui possède les revenus, les édifices, très délabrés au début du XIXe siècle, et perçoit les impôts de tout le monde, non-conformistes et catholiques compris. De plus, comme les tentatives d’intégration, voire d’évangélisation, de ces derniers par elle, se sont toujours perdues dans le maquis d’une Église clandestine qui tend à se confondre avec l’identité nationale, la lente progression des protestants, qui porte tout de même leur proportion aux trois huitièmes à la fin du XVIIIe siècle, s’arrête malheureusement au XIXe. La réaction de Rome, à l’instar de ce qui se passe en Europe, s’accuse. Tout en refusant l’école pour tous que préconisent les protestants, toutes confessions mêlées, (Ce refus d’une solution qui aurait préparé, grâce à une école commune, une certaine fusion des mentalités, porte aujourd’hui encore une part de responsabilité dans une situation qui paraît sans issue. Notons que dans un premier temps le clergé romain avait approuvé l’école unie, sans prosélytisme, et que son succès (100 000 élèves) la démontrait viable. Mais le boycot des catholiques la fit ensuite capoter. Cf. notre étude : « Un apôtre de la liberté religieuse en Irlande », in Cahiers protestants 1962-63, N° 4, p. 252.) elle revendique violemment ce qui dans la politique pourrait lui donner une voix : la promotion des catholiques au rang de citoyens. En 1829, c’est chose faite.

L’Église d’Irlande, anglicane ne l’oublions pas, et dont plus d’un évêque réside peu dans son diocèse – on retrouve là, chose grave, certains des vices dénoncés par les Réformateurs au XVIe siècle – se décide alors à trancher dans le vif : elle réduit à la moitié le nombre de ses évêchés. Ainsi peut-elle, avec l’argent libéré, réparer ses bâtiments, dont plusieurs tombent quasiment en ruines, et payer ses ministres. Et comme il y a un surplus que les parlementaires les plus libéraux proposent de remettre à l’Église catholique d’Irlande, ce qu’instinctivement on hésite beaucoup à faire, le premier député irlandais au Parlement, Daniel O’Connel, grand rassembleur de masses élu triomphalement en 1828, fait éclater sa déception, son amertume. (O’Connel, non éligible en 1828, le devient l’année suivante par l’Acte d’émancipation des catholiques. Il avait dit : « La loi interdit d’envoyer un catholique au Parlement ; je suis catholique ; élisez-moi ! »)

Deux problèmes, à ce moment-là, viennent encore jeter de l’huile sur ce volcan.

Le premier concerne le séminaire de prêtres de Maynooth, fondé en 1795 par un acte du Parlement protestant irlandais – il lui alloue annuellement 9000 livres – et confirmé en 1800, après l’Union des trois pays, par le Parlement de Londres. Chaque année, désormais, la demande de cette subvention est présentée par le Premier ministre. Or, en 1844, Robert Peel estime juste de tripler cette somme. Cette intervention soulève une tempête. Les protestants se mobilisent. Le 30 avril 1845, mille deux cents délégués se réunissent à Londres. Beaucoup de baptistes, toutefois, conscients soudain qu’il ne s’agit pas seulement du séminaire, mais des rapports fondamentaux entre l’Église et l’État, décident de se retirer et de se retrouver plus tard pour proclamer leurs convictions. On n’en salue pourtant pas moins cette rencontre de plusieurs Églises pour un même combat. Et si la multitude des pétitions – plus d’un million de signatures – n’empêche pas le gouvernement de tripler sa subvention, l’union des protestants dans cette affaire marque un jalon sur le chemin d’une collaboration plus effective entre eux, et, peut-être, d’une conférence mondiale…

Le Mouvement d’Oxford, à ne pas confondre avec son homonyme du XXe siècle, par la suite Réarmement moral, sourd de la louable intention de rendre l’Église anglicane plus proche des masses, plus vivante. Malheureusement, cette tendance réformatrice choisit comme expression de sa foi un ritualisme de plus en plus accusé, et de plus en plus romain. John Henry Newman, dès 1833, en est le chef le plus brillant. Il dirige la publication de traités, « Tracts for the Time », dont l’impact sera décisif. Cinquante d’entre eux, fait révélateur, exposent la doctrine de l’Église, et vingt-deux de ces cinquante le point particulier de la succession apostolique. Quant au numéro 90, qui porte la date du 27 février 1841, il prétend démontrer que les Trente-neuf Articles, fondement de l’Église anglicane, peuvent être interprétés dans un sens catholique. On devine où vont aboutir ceux qui mènent la marche. En 1845, Newman passe à Rome. Tout un pan de l’anglicanisme, peu après, va sombrer dans cet abîme. Pusey, qui ne se convertit pas, mais rêve d’unité avec le papisme, perdra ses illusions avec Vatican I et la proclamation de l’infaillibilité du pape. Mais d’autres, curieusement, comme si la leçon n’avait pas servi, les caresseront à nouveau un siècle plus tard, au grand dam de leur Église. Car comment un vrai protestant, qui « témoigne pour », pour la Parole de Dieu, et ne se fonde que sur elle, pourrait-il cautionner ce qu’elle condamne, et accepter l’inacceptable ?

Les catholiques ne s’en tiendront pas là. Ils réclameront, et obtiendront, tant la représentation diplomatique anglaise au Vatican, en 1848, que le rétablissement de la hiérarchie romaine, en 1850. C’était, pour une petite quinzaine d’années, beaucoup de coups reçus par l’Église établie. D’autant plus que du côté des non-conformistes, parfois alliés, en Irlande, aux catholiques, les uns et les autres s’y trouvant opprimés par elle, la contestation de son lien avec l’État se perpétue. Son noble vaisseau, qui a de si beaux fleurons à sa couronne, et une démarche souvent si sainement évangélique, faillit chavirer. Pourtant, par la grâce de Dieu, il parvient à se redresser. Non sans pertes...

En ces jours-là, l’esprit de controverse l’emporte bien souvent sur l’esprit d’amour. Ne faut-il pas se défendre ? Néanmoins, nombre de porte-parole des évangéliques, au cours de leurs contacts les uns avec les autres, éprouvent un vif désir d’unité et mettent l’accent sur l’amour fraternel. Il en est qui vont jusqu’à dire, tel Bunsen, en Prusse, l’initiateur principal de l’évêché protestant de Jérusalem, que le temps des articles de foi est révolu, que la liturgie est désormais le symbole de l’Église à venir, et que les consensus futurs se feront dans l’adoration, la prière en commun découvrant, pour être dite par tous, le langage, non des théologiens, mais du peuple. À ses yeux, la collaboration, sur les lieux saints, de l’Église unie de Prusse et de l’Église d’Angleterre, doit être le signe de temps nouveaux. Toutefois, cette expérience, dans laquelle le second porteur du titre, le Suisse du Jura Samuel Gobat, insufflera la dynamique du Réveil, durera trop peu pour porter tous ses fruits. Des tensions entre les deux pays responsables l’interrompront après moins d’un demi-siècle d’existence. (Hauzenberger, op. cit., pp. 33 ss.) Mais les aspirations des Églises évangéliques à plus d’unité, et à plus d’effective fraternité, ne s’en seront pas moins affirmées entre temps par la création de l’Alliance évangélique.

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