À l’écoute du Réveil

3. Un œcuménisme évangélique

Certes, et nous l’avons vu, des chrétiens de communautés diverses n’ont pas attendu 1846 pour travailler ensemble et communier dans l’amour. Tant les sociétés bibliques que missionnaires, à l’extérieur et à l’intérieur du pays, en ont offert de judicieux exemples. Ainsi de la Société évangélique de Genève qui peut fort bien, les fondements de la foi biblique étant posés – c’est là le véritable, le bon « fondamentalisme » – faire preuve sur des points secondaires, et en matière d’organisation ecclésiastique, d’une ouverture très large. Sans pour cela dévier de la ligne définie par les fameuses devises de la Réforme : l’Écriture seule ; la grâce seule ; la foi seule ; à Dieu seul la gloire...

En Grande-Bretagne, et ailleurs aussi, on peut percevoir, dans les années quarante, et même avant, un climat favorable aux rencontres entre chrétiens de différentes Églises évangéliques. Ainsi à Liverpool, autour de 1820, J. H. Stewart convoque-t-il dans cette perspective interconfessionnelle des réunions de prière pour implorer une effusion de l’Esprit. En 1842, tandis qu’un archidiacre de Dantzig, le Dr T. F. Kniewel, fait un voyage en Europe pour préparer un plan d’unité, John Angell James propose le sien à l’Union congrégationaliste. Encore cette même année, une commission de l’Église d’Ecosse se penche sur ce problème et une vaste assemblée à Exeter-Hall, le 1er juin 1843, sur ce thème précisément, refuse du monde. En juillet, alors qu’on commémore les deux siècles d’âge de la Confession de foi de Westminster, Robert Balmer, dont ce sera le testament spirituel, et Thomas Chalmers, conscients du fait que l’Union universelle des Églises évangéliques, que plusieurs voudraient voir naître, n’est pas encore pour aujourd’hui, incitent leurs auditeurs de diverses chapelles à une coopération effective entre eux et à un amour qui ne se contente pas de mots.

Les Écossais, dans cette marche vers la fondation de l’Alliance évangélique, vont jouer un rôle déterminant. Même si, en 1843, on pourrait avoir l’impression, par la sécession d’un tiers des membres de leur Église établie, que l’esprit d’union est au plus bas. Car cette constitution d’une Église libre d’Ecosse dont Thomas Chalmers est le premier modérateur n’est pas due à quelque dissension interne. Elle est une protestation contre l’autoritarisme du gouvernement qui dénie à la paroisse son droit de veto lors de la nomination d’un pasteur. Aussi ce bouleversement, qui déploie dans le pays le dynamisme spirituel extraordinaire de gens contraints d’un jour à l’autre de prendre en charge la totalité des frais de leur culte, tant en personnel qu’en édifices, contribue plutôt à fortifier chez eux, et chez beaucoup d’autres authentiques chrétiens évangéliques, le besoin profond d’unité. Ce n’est pas un hasard si c’est d’Ecosse que partira la lettre d’invitation à la « Conférence préparatoire » de Liverpool. Après la célébration des deux cents ans de la Confession de foi de Westminster, les participants avaient décidé, pour promouvoir les actions communes des Églises évangéliques, de nommer un comité. Chalmers en était le président. De plus, un ouvrage collectif sur l’unité des chrétiens où il avait aussi sa part, Essays on christian Union, devait diffuser dans le public une réflexion bien propre, par son niveau spirituel élevé, à ouvrir la voie aux rencontres spécifiques sur ce thème qu’on avait pressenties.

Datée du 5 août 1845, de Glasgow, cette convocation adressée aux évangéliques des Iles britanniques doit préparer le grand rassemblement, à Londres, d’un protestantisme supposé capable, dans la fidélité à l’Écriture, de s’opposer efficacement au papisme, et au « puseyisme » ou anglo-catholicisme. La rencontre préliminaire est approuvée par 55 signataires, pasteurs, anciens, diacres de sept Églises différentes. Tous estiment que le simple fait de se réunir ainsi dans la joie du salut et l’amour de Jésus sera déjà d’une grande portée. (Ibid., p. 398 ss. (texte et signataires).)

Du 1er au 3 octobre donc, à Liverpool, 217 personnes appartenant à 20 dénominations siègent dans la salle de lecture de la Société médicale pour s’unir dans l’écoute de la Parole de Dieu, le chant et la prière. Un exposé du point du vue des initiants écossais, présenté par David King, prédicateur écouté et très engagé sur le plan social, montre que l’unité n’est plus à faire, qu’elle existe en Christ, qu’il faut la demander, et surtout la vivre. Elle implique, précise-t-on, une humilité vraie, le renoncement à soi, la crucifixion du moi. Elle ne peut être l’œuvre de l’homme toujours sous l’emprise du Révolté par excellence, du Diviseur, de l’Orgueilleux qui sans cesse s’élève jusqu’au ciel pour être mieux, et de plus haut, précipité dans l’abîme… mais de Dieu seul. Aussi est-ce l’union avec lui, en lui, que chaque fidèle doit avant tout rechercher. L’unité à laquelle tous aspirent ne peut se faire que dans la vérité.

De là l’attention particulière, on le devine, que porte ce texte aux déviations du christianisme contemporain. Rome, par sa croissante emprise, est sur ce plan le danger majeur. Des métropoles du protestantisme comme Strasbourg et Genève ne sont-elles pas en passe de devenir catholiques ? Quant à l’Église d’Angleterre, qu’on se garde bien de condamner, elle se voit minée de l’intérieur par les compromis auxquels l’anglo-catholicisme se montre prêt à consentir pour gagner les faveurs du pape. Or, les subventions accrues accordées au Maynooth College, sous prétexte qu’il vaut mieux qu’il ait un bon qu’un mauvais enseignement, suggèrent que l’erreur y sera mieux professée à l’avenir que par le passé. Est-ce là un avantage ? Ne va-t-on pas insinuer, sous peu, que l’État, en Irlande, doit prendre en charge, non seulement une partie des dépenses d’un séminaire théologique, mais l’Église romaine dans son ensemble ? Sans pour cela diminuer d’un iota la liberté d’organisation et de nomination dont elle jouit, alors que cette liberté vient d’être refusée à l’Église d’Ecosse ? Il est donc important que les protestants, sur ce point, prennent position. Qu’ils aient le courage de dire nettement ce qu’ils pensent. Étant entendu qu’ils n’en ont nullement aux catholiques eux-mêmes, dont ils déplorent l’aveuglement et l’esclavage, et dont ils souhaitent de tout cœur l’illumination par le Saint-Esprit, à la lecture de la Parole de Dieu. Car il arrive bien souvent, la France en offre l’exemple, que l’idolâtrie du culte romain, et les superstitions qui l’accompagnent, développent dans les populations un scepticisme destructeur. L’union des évangéliques, face à l’incrédulité et au rationalisme de trop d’Églises protestantes, répond donc aux urgences de l’heure. Il est alors primordial pour eux, en de telles circonstances, de définir qui ils sont et ce qu’ils croient. Non pas au moyen d’une confession de foi détaillée et complète qui dévoilerait les divergences sur des points secondaires qui existent entre les Églises représentées, mais par une base doctrinale minimum solide. Il sera du ressort de la Conférence de Londres, avec prudence, de la proposer. Mais tant les Écossais que d’autres participants auront eu à cœur, déjà, de formuler les points qui leur paraissent essentiels. Un comité, désigné lors de la troisième séance, en rédigera les huit articles en même temps que les diverses résolutions à transmettre. Et on conviendra de nommer Alliance évangélique l’organisme universel dont on souhaite la fondation. (Ibid., pp. 401 ss., 411 ss.)

Entre le 3 octobre 1845 et le 19 août 1846, date de l’ouverture de la Conférence de Londres, ni les esprits, ni le comité préparatoire, ni les responsables régionaux, ou ceux se tenant pour tels ne chôment. Il y a d’innombrables séances, des délégations qui s’en vont sur le continent ou en Amérique, des mises au point délicates pour désamorcer certains bruits. Surtout, de grandes réunions publiques rassemblant des milliers de personnes, et dans lesquelles on en refuse des milliers d’autres, faute de place – on imprime des cartes d’entrée – démontrent le prodigieux intérêt des fidèles pour cette démarche d’union entre véritables chrétiens. Trop longtemps, pense-t-on, on s’est cantonné dans la discussion, la controverse : il est maintenant temps d’apprendre les uns des autres et de laisser parler l’amour. Avec douleur, on est obligé de constater que tout en ayant la Bible pour unique fondement on en arrive tout de même, dans bien des cas, à des conclusions opposées. On a beau se répéter qu’il s’agit là de questions secondaires – difficiles, parfois, à distinguer des principales – le fait n’en est pas moins humiliant. On le porte donc au Seigneur, avec d’autres, dans la prière.

Cette attitude globale souffre pourtant son exception. Une Église reconnaissant une autre autorité spirituelle que celle de l’Écriture ne saurait être considérée comme véritable. Il est sage de s’en distancer. Il est nécessaire de préciser les points de doctrine sur lesquels elle se montre infidèle à la Parole de Dieu. Et tout en admettant que tel de ses membres a la possibilité, bien que prisonnier du système romain, d’être parfois un authentique croyant, l’union des évangéliques contre une institution qui s’érige en autorité suprême s’impose. Jusqu’à ce que s’écroulent les murs du Vatican.

19 août [1846], à 10 heures, la Conférence de Londres s’ouvre. Près de mille délégués sont là : pasteurs et laïques venus de tous les horizons, tant géographiques qu’ecclésiastiques ; gens du continent – 47 – avec Ami Bost, Adolphe Monod, Louis Bonnet, Rodolphe de Wattevllle, le professeur de l’École de théologie de Genève La Harpe... ; hommes d’outre-mer aussi – 87 – en partie de couleur, témoins du dynamisme de la mission.

L’Église, manifestement, ouvre un nouveau chapitre de son histoire. Non seulement on n’a jamais vu autant de représentants de toutes les parties du monde ainsi rassemblés, mais c’est aussi la première fois qu’on se rencontre pour tenter d’établir une unité visible entre les vrais croyants.

Vingt-six longues séances se tiendront de 10 à 15 heures et de 17 à 21 heures, jusqu’au 2 septembre, sous la présidence souveraine de Sir Culling Eardley Smith, ancien député libéral, congrégationaliste (bien que noble) et adversaire de l’Église d’État (mais il fait construire une chapelle anglicane), très engagé, par la suite, quand il sera à la tête de l’Alliance évangélique britannique, dans la défense des prisonniers pour la foi.

C’est avec infiniment d’autorité, de tact, de bienveillance, et aussi de charité, ennemi déclaré de toute intolérance, que ce laïque éclairé, qui fut élève d’Eton - un des plus aristocratiques collèges de la vieille Angleterre - dirigera des débats où trop souvent on pouvait se perdre dans la redoutable complexité des problèmes. Il saura, en harmonie avec chacun, donner à l’élément spirituel la place de choix. Combien de fois, au moment où la discussion semble conduire à une impasse, à la division des esprits, des prières s’élèvent, ingénues, pour que la clarté d’En-Haut surmonte les incohérences humaines, et les chemins d’un accord réel alors se découvrent. (L. Bonnet : L’unité de l’Esprit parle lien de la paix ; lettres sur l’Alliance évangélique, Paris, 1847, p. 106.) La lecture de la Bible, lors de chaque séance, n’est pas non plus oubliée, et c’est une riche expérience de communion fraternelle et de support mutuel dans la recherche de la volonté de Dieu que les délégués ont le privilège de vivre.

Des réunions publiques ont également lieu. On imagine la foule... Bien des délégués ont ainsi l’occasion d’exprimer ce qui brûle au fond de leurs cœurs. N’y a-t-il pas longtemps qu’ils prient pour une telle rencontre ? Il en est même, dans leur enthousiasme, confondant désir et réalité, qui s’exclameront : « Finies les querelles entre épiscopaliens et presbytériens, entre baptistes et pédobaptistes, entre... ! Finies toutes les querelles ! » Et tous diront amen. Mais on se verra contraint de modérer quelque peu cette euphorie.

Ainsi les fidèles de la cité seront-ils appelés à participer à l’événement. De plus, pour que des paroisses aient un contact direct avec un des hôtes d’autres dénominations, elles seront invitées à leur offrir leurs chaires. Quatre-vingts d’entre elles se prêteront à cette expérience.

Le mouvement, on le voit, possède une certaine ampleur. On le veut, face au catholicisme romain, résolument protestant. Pourtant, le nom proposé, Alliance Evangélique, ne sera pas remplacé par Alliance protestante. Cette dernière expression, pour beaucoup, à tort assurément, mais c’est un fait, a une résonance négative. En outre, à se déclarer d’un anticatholicisme trop marqué, notent certains, l’organisation, ici ou là, pourrait se trouver dans une situation précaire. Mieux vaut donc, pense-t-on, s’en tenir au terme « évangélique ». D’autant plus que la couleur qu’on lui prêtera lui sera donnée, essentiellement, par les articles de base chargés de le définir. Leur discussion, à partir des textes de Liverpool, constituera l’essentiel des débats.

L’unité des croyants, Christ étant un avec le Père, est un fait spirituel. Il s’agit de l’affirmer, de l’affermir par une communion toujours plus étroite de tous les vrais chrétiens avec Dieu. Quant à l’Alliance, on est d’avis qu’elle remplira tout son rôle en resserrant leurs liens. Or, pour le faire, chacun appartenant à son Église, il est important qu’ils disent au monde, ensemble, ce qui les unit. « Luthériens, anglicans, réformés, baptistes, indépendants, méthodistes, etc., nous déclarons qu’en dépit des différences qui nous séparent encore, nous sommes uns sur les points suivants et que tous les autres, en regard de cette unité, nous paraissent secondaires ». Le texte adopté par la Conférence de Londres précise clairement ses limites : « Il est bien entendu que ce court sommaire ne doit nullement être regardé comme une confession de foi dans le sens ecclésiastique, et qu’on se propose que d’indiquer la catégorie de personnes qu’il est désirable, généralement parlant, de voir entrer dans l’Alliance, sans s’arroger le droit de tracer des frontières à la fraternité chrétienne ; 2) qu’en choisissant certains point de doctrine et en en omettant d’autres, on ne veut point donner à entendre que les premiers renferment tout ce qu’il y a de vérités essentielles, ni que les seconds soient de peu d’importance. »

Ce principe une fois posé, précaution jugée nécessaire à la liberté de chacun, les articles sur lesquels on a fini par s’entendre se voient ensuite formulés :

L’Alliance n’admettra comme membres que les personnes qui professent les vues généralement reconnues comme évangéliques sur les points de doctrines suivants :

  1. L’inspiration divine, l’autorité et la pleine suffisance des saintes Écritures.
  2. Le droit et le devoir de libre examen dans l’interprétation des saintes Écritures.
  3. L’unité de Dieu et la trinité des personnes dans l’essence divine.
  4. L’entière corruption de la nature humaine, par suite de la chute.
  5. L’incarnation du Fils de Dieu, son œuvre de réconciliation pour les pécheurs, son intercession et son règne.
  6. La justification du pécheur par la foi seule.
  7. L’œuvre du Saint-Esprit dans la conversion et la sanctification du pécheur.
  8. L’immortalité de l’âme, la résurrection du corps, le jugement du monde par notre Seigneur Jésus-Christ, avec la félicité des justes et la punition éternelle des méchants.
  9. L’institution divine du ministère évangélique, le caractère obligatoire et permanent des sacrements du baptême et de la sainte Cène. (G. Godet : L’Alliance évangélique, Neuchâtel, 1893, pp. 18 ss.)

Notons, à l’article 2, « le droit et le devoir de libre examen dans l’interprétation des saintes Écritures » L’Alliance évangélique n’entend imposer à ses membres aucune manière particulière de comprendre et d’expliquer le texte sacré. Elle laisse toute liberté. Mais il est bien clair que les autres points, quand bien même les doctrines qui s’y trouvent contenues, selon les termes de Bonnet, soient « plutôt indiquées que formulées », (Op. cit., p. 81.) la limitent de façon relativement contraignante. Quoi qu’il en soit, s’il est vrai qu’on répétera souvent, à Londres, que chacun est libre de professer les doctrines de son Église et de garder ses opinions personnelles, il convient aussi de se rappeler que les membres potentiels de la nouvelle organisation sont des évangéliques et que les neuf articles ci-dessus transcrits sont précisément le sommaire de ce qu’ils pensent.

La branche de langue française, fondée à Paris le 23 avril 1847, jugera ce texte trop long. Elle rédigera, en tant que déclaration de principes, un article de son règlement dont voici la teneur : « La branche française, usant de la liberté qui lui est donnée par les résolutions de Londres relatives à l’organisation, admet au nombre de ses membres tous les chrétiens qui, voulant vivre dans l’amour fraternel, manifestent le désir de confesser avec elle, conformément aux Écritures inspirées de Dieu, leur foi commune au Dieu sauveur, au Père qui nous justifie par grâce par la foi en son Fils, au Fils qui nous a rachetés par son sacrifice expiatoire, au Saint-Esprit l’auteur de notre régénération et de notre sanctification, un seul Dieu béni éternellement, à la gloire duquel ils veulent consacrer leur vie. » (Alliance évangélique. Branche de langue française, huitième anniversaire, Lausanne, 1854, p. 3, art. 2, p. 10 s.)

Cette base doctrinale condensée – on le lit en son début – ne signifie pas une rupture par rapport aux décisions des « conférences œcuméniques » de Londres. Un document genevois autographié, le 14 novembre 1852, de l’écriture du secrétaire Henry Dunant semble-t-il, l’affirme tout en précisant que le croyant, s’il nourrit quelque scrupule quant à sa foi aux neuf articles, peut fort bien participer aux activités de l’Alliance en tant qu’« Ami ». La volonté d’ouverture, pour rassembler le plus grand nombre possible de chrétiens évangéliques, est donc bien nette. Quand bien même on demande à cet adepte de second rang qui n’ose devenir membre à part entière, de pourtant croire au Dieu sauveur, Père, Fils et Saint-Esprit, selon les Écritures. (Alliance évangélique. Division de la Suisse romande. Section de Genève, 4 p.)

Pour certains, ennemis de toute confession de foi « humaine », comme ils disent, fût-elle embryonnaire, ce sera encore trop, et ils le proclameront bien haut. Tout particulièrement à l’heure où l’une des grandes conférences internationales de l’Alliance évangélique, en 1861, se prépare à Genève.

Jean-Henri Merle d’Aubigné, le grand historien de la Réformation, relève cette tendance lors de l’assemblée générale de la Société évangélique des 19 et 20 juin. Sans pour cela se faire juge des consciences, il note qu’il n’est tout de même pas concevable, comme le voudrait tel ou tel de ses interlocuteurs, d’admettre tous ceux qui se disent chrétiens, alors qu’ils sont tout autant déistes ou panthéistes, pour membres de l’Alliance évangélique. Car cette organisation, dit-il, considérant les principes sur lesquels elle a été fondée, « est un temple qui repose sur trois colonnes d’une divine perfection (…) : l’amour fraternel, la Parole de Dieu, la doctrine de Jésus-Christ. » Il invite donc à entrer. Il se tient sur le seuil pour appeler. Car si le péché a empêché qu’il n’y eût qu’une seule Église, le fait que d’authentiques chrétiens fidèles à l’Ecriture sainte cherchent entre eux une communion et se rassemblent, de plus en plus nombreux – près de 500 à Paris en 1855, quelque 1250 à Berlin, en 1857 – doit faire tressaillir d’allégresse tout véritable enfant de Dieu.

Trois villes, précise Merle d’Aubigné, ont été proposées pour accueillir cette conférence universelle : New York, Jérusalem, Genève. La Guerre de Sécession transforme la première en une sorte de bivouac ; l’état du Proche Orient ne conseille pas le choix de la seconde ; quant à la troisième, plusieurs disent qu’elle aurait dû refuser l’honneur qu’on veut bien lui faire.

L’orateur s’étonne. « Des frères étrangers, s’exclame-t-il, veulent venir à nous. Des Français veulent saluer ces rives du Léman (…) qui étaient presque, il y a deux et trois siècles, pour leurs coreligionnaires persécutés, comme les rivages du ciel. Des Anglais, des Écossais veulent voir les lieux où l’évêque Coverdale, où le réformateur John Knox ont reposé leurs têtes fatiguées par les combats. Un frère allemand nous écrit : “Je verse des larmes de joie en pensant qu’avant de quitter la terre je saluerai la ville de Calvin”. Et nous leur aurions répondu : Nous ne vous voulons pas ! Le dire eût fait sortir de leurs sépulcres les morts (…) »

À ses yeux, alors que Genève vit, dans sa population – le recensement vient de le révéler – un renversement de majorité au profit des catholiques, il faut que cette conférence soit pour elle la fête de l’amour fraternel et qu’au cœur de ses assemblées, celles des amis de Jésus-Christ, il n’y ait plus ni Français, ni Suisses, ni Allemands, ni Italiens, ni Anglais, ni Américains, mais que le monde entier, comme le disait un disciple du troisième siècle, ne soit vraiment qu’une seule maison...

Alors que Calvin, dans la cité où il parla le plus haut, plus que jamais se trouve en échec, il faut que l’amour de Jésus-Christ, lumineux, à nouveau bondisse comme un éclair. Il faut que sa racine, la Parole de Dieu, par l’énergie toute puissante qu’elle communique, le fasse jaillir et perdurer. L’historien de la Réformation le sait. Depuis trente ans qu’il dirige l’École de théologie de la Société évangélique, il n’a cessé de combattre pour que la Révélation parfaite de Dieu dans l’Écriture brille comme un phare au cœur de l’Église et dans le monde. Aussi ne peut-il que saluer, au moment où sa conférence universelle se prépare, la naissance et les activités de l’Alliance évangélique. N’avait-il pas rédigé, à l’intention de la Conférence préparatoire de Liverpool, une adresse signée par quelque 130 pasteurs et laïques ? Cet œcuménisme protestant lui sied. À l’heure où le Concile de Vatican I s’annonce, il fait appel à lui avec force. Il convoque les évangéliques. Il les invite à la prière. Il espère, alors que quelques pas seulement le séparent de la mort, qu’une réforme plus générale que celle du XVIe siècle ramènera toute l’Église à la Vérité. Et quand cet espoir s’effondre, et que l’infaillibilité du pape est proclamée, il a encore le courage, à 76 ans, dans la Salle de la Réformation qu’il avait appelée de ses vœux en 1861, et inaugurée en 1867, de prononcer une brillante conférence où il déclare aux catholiques : « Vous nous avez invités à profiter de l’occasion du Concile pour venir à la papauté. Notre conscience nous presse d’en faire usage pour vous inviter à venir à l’Évangile ».

Le chemin du chrétien, pour lui, ne peut être que droit. Comme il l’avait écrit un jour à son collègue et ami intime Louis Gaussen, l’Église, s’il est souhaitable qu’elle soit une, doit d’abord être vraie. C’est aussi la conviction des hommes du Réveil, au sens très large que nous donnons ici à ce mot, qu’ils appartiennent au XVIe siècle ou au XIXe – et on pourrait ajouter – au XXe. L’Alliance évangélique elle aussi marche dans ce sens. Elle a tenu, par ses principes de base, et dès sa fondation, à le proclamer fermement. Exactement comme L’Alliance universelle des Unions chrétiennes de jeunes gens qui se constitue à Paris au moment même où se tient, et cela dans le même lieu, une de ses conférences internationales. Les deux organisations, un certain temps, chemineront côte à côte. Mais si l’œuvre d’évangélisation des jeunes par les jeunes dévie peu à peu de son but premier pour n’en laisser aujourd’hui que des vestiges, l’Alliance évangélique, elle, garde mieux jusqu’à ce jour sa vision d’origine. Et elle continue, la première semaine de janvier, mise à part en Angleterre dès 1846, à convier ses membres à une prière commune. (Assemblée générale de la Société évangélique de Genève, Genève, 1861, pp. 16 ss., 23 ss., 37 ss. C’est là que Merle d’Aubigné lance l’idée d’un monument pour célébrer le troisième centenaire de la mort de Calvin. Blanche Biéler : op. cit., pp. 146 ss., 161 ss. BPU, Ms.fr. 557, fol. 7. G. Godet : op. cit., pp. 27, 31. Ne pas confondre cette semaine de prière de l’Alliance évangélique avec la semaine de prière pour l’unité, qui se tient dans la seconde moitié de janvier, et ne fut instituée qu’au milieu du XXe siècle. Le protestantisme et le futur concile (lettre de Merle d’Aubigné du 19 mai 1869, 3 p.))

Il est donc juste et de toute importance, en cette fin de XXe siècle, de maintenir une telle fidélité. Debout et en même temps à genoux. L’ancre au ciel. Le regard sur le Chef, le seul, Jésus Fils éternel de Dieu, notre Sauveur et notre Frère, Celui qui se met à hauteur d’homme pour être semblable à nous et nous rendre semblables à Lui, dans le don sans cesse renouvelé qu’Il nous fait par son Esprit, et ouvrant chaque jour pour nous le Livre de sa Révélation...

La Bible est la Parole de Dieu.

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