Hudson Taylor

ONZIÈME PARTIE
Mourir pour porter du fruit
1877-1881

CHAPITRE 65
Quelques collaboratrices de mon œuvre
1880-1881

Aux jours terribles de la révolte des Taï-ping, le capitaine Yü de l'armée impériale, avait passé quelque temps à Ningpo. Là, il avait pris contact avec l'Évangile, et reçu certaines impressions, mais il en savait trop peu pour connaître « la voie du salut ». Quinze longues années s'écoulèrent, ne lui apportant aucune autre lumière, mais il cherchait la vérité, faisant tous ses efforts pour gagner « la faveur du ciel ».

Parmi des bouddhistes réformés, opposés à l'idolâtrie, il avait trouvé des frères spirituels et était devenu leur agent itinérant bénévole. Sa prédication, nécessairement plus négative que positive, dénonçait la folie coupable de l'idolâtrie et proclamait l'existence d'un seul Dieu, maître de l'univers, qu'il fallait adorer, mais duquel il ne pouvait rien dire de plus.

Il était déjà vieux lorsque, dans une ville de l'intérieur, il rencontra un missionnaire. Le docteur Douthwaite y prêchait chaque jour l'Évangile avec le pasteur Wang Lae-djün, dans une salle récemment ouverte. Là, le dévot bouddhiste entendit dans toute sa plénitude le joyeux message du salut, il l'accepta et devint en Jésus-Christ une nouvelle créature.

Après son baptême, un an plus tard, ayant besoin de soins, il descendit à Chüchowfu, pour être traité par le docteur Douthwaite qu'il réjouit par sa connaissance de la Parole de Dieu.

Yü m'a supplié, écrivait celui-ci, de le laisser partir comme prédicateur de l'Évangile. J'en ai conduit des centaines sur le mauvais chemin, disait-il, et il me faut les diriger maintenant vers le chemin de la vérité. Laissez-moi aller : je ne désire point votre argent ; je veux seulement servir le Seigneur Jésus.

Trois semaines plus tard, cet ardent missionnaire revenait avec son premier converti. Il avait visité quelques-uns de ses anciens disciples dans le beau district de Yüschan et c'était l'un d'eux qui l'accompagnait. Bientôt, un fermier nommé également Yü, allait devenir à son tour un bon gagneur d'âmes.

Il était débordant de joie, écrivit le Dr Douthwaite. Dès qu'il me vit, il tomba à genoux et me témoigna sa gratitude. Pendant quarante ans, me dit-il, j'ai cherché la vérité et voici, je l'ai trouvée. Puis il demanda avec instance à être baptisé.

Nous ne pouvons aller si vite, répliquai-je ; il nous faut savoir quelque chose de vous et de vos antécédents.

Non, insista-t-il, je veux être baptisé maintenant. Je suis vieux, j'ai fait un voyage de trois jours que peut-être je ne pourrai plus refaire. Je crois tout ce que tu m'as dit de Jésus ; il n'y a aucune raison pour que je ne sois pas baptisé aujourd'hui.

En y réfléchissant, je vis que sa demande était juste ; je le baptisai et il partit plein de joie. Peu après, il revint, ramenant cinq ou six de ses voisins auxquels il avait prêché la Bonne Nouvelle. Ceux-ci témoignèrent de leur foi, et affirmèrent leur volonté de renoncer à l'idolâtrie. Après les avoir mis quelques mois à l'épreuve, j'eus la joie de les admettre aussi dans l'Église.

Cependant l'ex-capitaine continuait de travailler. Un jour, en route pour le Yüschan, il rencontra un jeune étranger qui prit bientôt grand intérêt à sa conversation. Ils marchèrent longtemps ensemble, et l'histoire de la vie, de la mort, de la résurrection du Christ répondit si pleinement aux besoins du jeune homme qu'il devint, dès ce jour, non seulement un croyant, mais un prédicateur. Visitant son village (Tayang), quelques mois plus tard, le docteur Douthwaite fut surpris de trouver la cour de la maison pleine de gens assemblés comme pour un culte. Tout ce qui pouvait servir de siège avait été réquisitionné et tous, hommes et femmes, se disposaient à l'écouter. Il demanda comment un aussi nombreux auditoire avait pu se former si rapidement, et apprit, avec un vif intérêt, que s'il n'était pas venu, le culte n'en aurait pas moins eu lieu. Ces gens avaient l'habitude de se réunir tous les soirs chez le fermier Tung (c'était le nom du Jeune homme), pour chanter, prier et lire la Parole de Dieu ; dans des villages à plusieurs lieues à la ronde, la Bonne Nouvelle avait été répandue.

Mais quel rapport a cette histoire avec le sujet de notre chapitre ? Simplement elle démontre que, dans cette belle province et par le zèle de ces jeunes ouvriers, Dieu préparait un développement remarquable de l'œuvre missionnaire, de même qu'à Chefoo Il amassait des réserves en vue des besoins futurs.

Les écoles telles qu'elles existent aujourd'hui n'entraient pas dans le plan primitif d'Hudson Taylor, pas plus que la chaîne de stations où s'exerce le ministère féminin et qui s'étend tout le long du fleuve Kwangsin. Avec ses pasteurs indigènes, ses églises, ses maîtres, ses ouvriers sans salaire, avec plus de trois mille cinq cents croyants baptisés et trente missionnaires femmes, cette chaîne de stations est unique en Chine. Elle apporte une démonstration frappante de ce que Dieu peut faire avec les choses faibles de ce monde : elle a inspiré et encouragé des efforts semblables en beaucoup d'autres endroits.

Mais on ne songeait pas à tout cela au cours de l'été de 1880. Hudson Taylor savait que Dieu le conduisait et, après avoir pris l'importante résolution d'envoyer dans l'intérieur des femmes seules, sans escorte, il partit pour visiter les anciennes stations missionnaires, dans le Chekiang. Il ne pensait pas que ce voyage serait comme un anneau dans la chaîne des événements. Le tact et la sympathie avec lesquels il faisait ses visites impressionnèrent grandement son jeune compagnon, M. Coulthard.

Dans certaines stations, écrivit-il, il y avait beaucoup de difficultés, mais c'était beau de voir tomme tout s'aplanissait lors de la visite de M. Taylor. Certains disent qu'il a une sorte de magnétisme, mais j'ai vu sa manière de prier pour toutes ces questions épineuses et sa sagesse dans l'action, ne se laissant pas influencer par les préjugés des autres... Ses messages tirés de la Bible sont pleins d'inspiration. Il avait aussi des entretiens avec les Chinois dans les réunions ordinaires du dimanche et de la semaine. La bénédiction était manifeste. Tout était simple, mais réel, et les difficultés étaient invariablement résolues.

Hudson Taylor et M. Coulthard, tout en voyageant, accomplissaient le travail d'administration de la Mission, répondant aux lettres, transmettant des fonds, correspondant avec le siège de l'œuvre en Angleterre et préparant le China's Millions. Après six semaines de voyage, ils franchirent, par une route jamais encore utilisée par les étrangers, les montagnes séparant Taichow de Chuchow et arrivèrent dans cette dernière localité, ancienne station du Dr Douthwaite1. C'était là que, quelques années auparavant, Hudson Taylor avait rencontré plusieurs des premiers convertis du capitaine Yü. Les progrès de l'œuvre l'intéressèrent beaucoup et il décida de retourner au Yangtze par le fleuve Kwangsin. À la lumière de ces vies touchées par l'amour de Christ, les ténèbres qui les entouraient paraissaient plus épaisses encore. Trois évangélistes indigènes sur ce long bras de fleuve et, seule, l'œuvre de Kiukiang dans cette province peuplée de millions d'hommes ! Il y avait là de quoi oppresser une conscience moins sensible que celle d'Hudson Taylor et l'éveiller au sentiment de ses responsabilités. En arrivant à Chefoo quelques semaines Plus tard, il écrivait :

Nul ne souhaite plus que moi de voir l'œuvre parmi les femmes commencer dans l'intérieur des diverses provinces. C'est depuis longtemps l'ardent désir de mon cœur.

Tandis qu'il traversait ces villes qui allaient devenir les témoins des œuvres d'amour et de sacrifice de jeunes filles encore libres et heureuses dans des foyers chrétiens d'Europe, eut-il la vision des vies données pour Jésus-Christ, consacrées à l'édification du Royaume qui est « justice, paix et joie » dans des cœurs d'hommes ? Qu'il l'eût ou non, Quelqu'un savait pourquoi il avait été conduit sur les bords du Kwangsin, comme Il savait où trouver les trésors d'amour nécessaires, trésors contenus dans bien des cœurs de femmes toutes prêtes à les donner.

Dans des provinces reculées, à des centaines de kilomètres au Nord et à l'Ouest, l'œuvre commençait. La présence de femmes étrangères, dans les grandes villes de l'intérieur, était nouvelle et surprenante, mais non pas plus que les expériences qu'elles y faisaient. Les lettres que recevait Hudson Taylor étaient pleines d'intérêt. Ainsi M. Nicoll écrivait de Chungking, dans le Szechwan :

Dès qu'on apprit l'arrivée de ma femme, les Chinoises s'assemblèrent pour la voir... Nous avons été assiégés, et en avons reçu de deux à cinq cents par jour.

J'ai vu tous les jours des centaines de Chinoises, dit Mme Nicoll. Notre maison est comme une foire... Souvent une foule se presse, devant la porte, tandis qu'une autre entre par derrière.

Levée à trois heures, en été, pour la lecture de la Bible ou sa correspondance, ne trouvant aucun repos dans la journée, elle s'évanouissait souvent de lassitude, au milieu de ses visiteuses, pour revenir à elle quand les femmes l'éventaient avec affection et sollicitude.

Une vieille dame s'occupait d'elle comme une mère. De temps à autre, elle lui envoyait sa propre chaise à porteurs en la priant de venir sans retard et, quand elle réussissait à la faire sortir ainsi de la maison missionnaire, elle l'installait dans le plus confortable de ses lits, renvoyait toutes les jeunes femmes et, assise à son chevet, elle l'éventait jusqu'à ce qu'elle s'endormit. Puis, elle ne la laissait repartir qu'après avoir pris un bon repas.

La surprise, l'encouragement imprévu qui, partout, réconforta ces premières missionnaires, fut de rencontrer toujours des gens heureux de les voir, avides de les entendre et leur témoignant une cordiale affection. Tout en traversant la province du Hunan, si hostile aux étrangers, Mlle Kidd eut la joie de constater maintes fois chez les Chinoises une attitude amicale et le désir de la retenir2.

« Pourquoi allez-vous dans le Kweichow, leur disait-on à maintes reprises à travers le Hunan ? Nous aussi nous soupirons après le bonheur et la paix. Restez ici et enseignez-nous. »

Tout le long du voyage, écrivit Mlle Kidd, sauf dans les grandes villes, nous pûmes aller à terre, Mme MacCarthy et moi, visiter les femmes ou les inviter à venir nous voir. J'aime tant ces femmes du Hunan ! Elles furent si bonnes, si désireuses de nous recevoir et de nous écouter ! N'ayant jamais vu d'étrangères, elles furent d'abord un peu effrayées, mais une sœur indigène qui nous aidait leur dit ce que nous étions venues faire et, bientôt, elles se rapprochèrent et, nous prenant par la main, elles nous invitèrent à entrer chez elles.

Leurs débuts à Kweiyang ne furent pas moins encourageants.

Les gens sont très bien disposés, écrivait l'été suivant Mme McCarthy : nous pouvons aller et venir librement. Dans nos promenades nous sommes souvent invitées à nous asseoir et à prendre le thé.

Mlle Fausset et Mlle Wilson faisaient, dans le Nord, la même expérience. À leur arrivée à Hanchung, elles trouvèrent M. et Mme King absorbés par leur travail. Dieu avait un peuple dans cette ville et tout ce que les missionnaires pouvaient faire était de suivre les progrès qui donnèrent bientôt naissance à une petite Église de plus de trente croyants baptisés.

Mais, quelle tension nerveuse de vivre avec le peuple, de marcher et de parler tout le jour !

Nous nous asseyons sur le sentier poudreux, hors d'un hameau, et bientôt les femmes nous entourent. Assises sur des bancs très bas, elles nous écoutent attentivement. Puis nous continuons notre route, sans accepter les pipes qu'elles nous offrent aimablement, pour nous asseoir de nouveau dès que nous voyons des gens occupés dans les champs. Aussitôt ils laissent leurs charrues, accourent pour nous voir et nous entendre. Dans les villages, ils sont si hospitaliers qu'ils nous invitent à dîner et refusent notre argent... Nous avons été conduites pas à pas d'une manière si heureuse que nous sommes désireuses de revenir dans l'espoir que d'autres villages aussi nous accueilleront.

Quelques semaines plus tard, quand Mlle Wilson eut passé six mois à Hanchung, M. et Mme Parker se mirent en route pour le Kansu dans l'extrême Nord-Ouest où, au milieu d'une population mahométane et chinoise de dix millions d'âmes, il n'y avait qu'un seul témoin de Christ. Là, dans le Kansu, en pleine solitude, M. Easton désirait fort leur venue. Malgré le voyage de dix jours par de rudes chemins et à travers des chaînes de montagnes, Mlle Wilson ne pouvait laisser la petite fiancée poursuivre seule. Elle se remit en route avec elle et son fidèle serviteur Hwang les accompagna.

À peine furent-ils installés dans leur nouvelle maison que l'œuvre s'annonça pleine de promesses. Même les timides Tibétains étaient attirés par la renommée du docteur « étranger » et toutes les classes de la population se montraient bien disposées. Cinq mois seulement après leur arrivée, M. Parker écrivait :

La femme d'un prêtre Taoïste avait au cou un ulcère qui allait d'une oreille à l'autre, maladie très fréquente et considérée comme incurable.

Ma femme alla la voir ; son état s'améliora rapidement. La nouvelle s'en répandit et, pendant trois semaines, Mlle Parker alla tous les jours à la ville visiter les malades. Je ne crois pas qu'il y eût une ruelle ou une cour de la ville où une visite de ma femme ou de Mlle Wilson n'eût été la bienvenue. Trois candidats attendent le baptême.

Ainsi, peu à peu, dans l'intérieur lointain, la prière était exaucée et ce qui paraissait impossible se réalisait. « Aimez les femmes chinoises », avait dit Hudson Taylor à Mlle Wilson partant pour son premier voyage. C'était la puissance qui parlait aux cœurs et leur enseignait, par l'amour humain, jusque-là inconnu, les merveilles de l'amour qui « surpasse toute connaissance ».

Quel est cet étrange et chaud sentiment que nous éprouvons, quand nous venons à vous ? disait un groupe de visiteurs à l'une des premières missionnaires dans le Honan. Nous ne l'avons jamais éprouvé auparavant. Tous nos coeurs sont K'uan-ch'ao, — au large et paisibles. Qu'est-ce qui les réchauffe ainsi ?

Mais les résultats étaient chèrement achetés. À côté des encouragements — soixante-dix convertis, à la fin de 1880 — que d'appels à la foi ! Venue la première pour travailler parmi les femmes de l'Ouest de la Chine, Emily King fut la première à être appelée à un plus haut service. Mourant du typhus, en 1881, elle trouva, dans la joie de voir dix-huit femmes baptisées, une consolation à la douleur de laisser son mari désolé et son enfant âgé de cinq semaines. L'Homme de douleurs contemplait le travail de Son âme parmi ceux qu'Il avait si longtemps attendus et cela suffisait à Sa servante.

En ce même mois de mai, dans le Kweichow, Mme Clarke, qui était la seule missionnaire dans cette province, perdait son unique enfant.

Le Seigneur nous conduit dans un chemin douloureux, écrivait le père. Sans doute a-t-Il vu qu'il était bon de reprendre à Lui notre cher fils pour nous permettre de nous rendre dans le Yünnan. S'il avait été épargné, nous n'aurions pas eu la pensée de quitter le Kweichow. Mais, maintenant, quel couple, mieux que nous, pourrait partir ?

À quarante jours de voyage à l'ouest, il y avait une ville dans laquelle une maison était prête à les accueillir. Le Yünnan, peuplé de vingt millions d'habitants, ne possédait pas de missionnaire, et personne n'y proclamait la Bonne Nouvelle de l'amour du Sauveur. S'agenouillant près de la petite tombe, la mère se consacra à nouveau à Dieu et partit pour affronter la solitude et les privations qu'elle connaissait pour les avoir rencontrées dans le Kweichow. Deux ans et demi plus tard, elle était appelée à recevoir sa récompense, mais sa vie et ses prières devaient porter des fruits permanents.

Il me semble que j'ai fait si peu de chose, disait-elle à son mari lorsque la fin approchait ; il me semble que j'ai fait moins que n'importe quelle autre femme en Chine... D'autres viendront après nous, d'autres viendront...

La moisson est blanche maintenant dans cette province ou, la première, elle devait donner sa vie. Qui veut aller, tandis que le Maître tarde, prendre sa part du travail et de la joie sans fin de la moisson ?


1 Le Dr et Mme Douthwaite avaient été contraints, vu leur état de santé, de quitter Chuchow pour un endroit plus salubre, Wonchow. Peu après, ils devaient s'installer à Chefoo où ils trouvèrent la sphère d'activité pour laquelle ils étaient merveilleusement préparés, au milieu de la colonie grandissante de la Mission à l'Intérieur de la Chine.

2 Nous nous mîmes en route avec beaucoup de crainte et de tremblement, rappelait plus tard M. Baller. Nous ne savions ce qui nous attendait. Mais, contrairement à ce que nous supposions, les indigènes nous reçurent avec beaucoup de bonté. Une partie importante de la population vit sur l'eau, et nombre de bateaux sur le lac de Tungting sont conduits par des femmes. Elles entourèrent notre barque dès que nous eûmes jeté l'ancre, et nos compagnes n'éprouvèrent aucune difficulté à leur annoncer l'Évangile. Les Chinoises furent charmées de voir des dames étrangères. Elles caressèrent leurs mains et leurs joues en disant : Quelle belle peau blanche vous avez ! Combien de poudre devez-vous employer ? » Elles les complimentèrent sur leur belle allure et leur demandèrent la raison de leur venue. Nos compagnes se hâtèrent alors de leur répondre. Elles leur chantèrent des cantiques chinois et eurent beaucoup de plaisir en leur compagnie.

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