Hudson Taylor

DOUZIÈME PARTIE
La marée montante
1881-1887

CHAPITRE 66
Les soixante-dix
1881

« Du point de vue missionnaire, l'organisation itinérante de la Mission a l'Intérieur de la Chine a-t-elle quelque valeur ? Pouvons-nous espérer qu'il résultera beaucoup de bien de tous ces voyages ? Aboutiront-ils à une œuvre définie et stable ? » Voici quelques-unes des questions auxquelles Hudson Taylor jugeait nécessaire de répondre au début de 1881, dans le China's Millions. Quatre années et demie s'étaient écoulées depuis que le Traité de Chefoo avait ouvert les portes de l'Occident et que des voyages de défrichement avaient été faits dans toutes les provinces inoccupées.

Était-il trop tôt pour discerner la direction du mouvement ou pour mentionner des résultats spirituels ? Ce n'était pas sans importance de pouvoir parler de soixante-dix croyants baptisés dans des régions privées jusqu'à ce moment de l'Évangile, et d'une œuvre établie dans six centres influents de cinq provinces, occupées par des missionnaires femmes et hommes. Si l'on prononce le nom du pasteur Hsi comme celui de l'un de ces premiers convertis, il est facile de comprendre la valeur des travaux qui ont conduit un tel homme des ténèbres à la merveilleuse lumière de Dieu1. Il recevait déjà les fumeurs d'opium chez lui, pour les guérir de leur passion et les conduire à Christ. Il était l'un de ceux dont la fidélité dans la persécution et le zèle à faire connaître le Sauveur remplissaient de joie le cœur d'Hudson, Taylor et le poussaient à demander : « Quand le Seigneur nous donne de tels encouragements dans notre travail, hésiterions-nous à le poursuivre plus avant ? »

Mais la plume d'Hudson Taylor n'était pas seule à défendre la ligne de conduite qu'il avait adoptée.

Ils ouvrent le pays, écrivait dès 1880 A. Wylie de la Société de Londres, et c'est ce qu'il nous faut. D'autres missionnaires font une œuvre utile, mais ils ne font pas celle-là.

Un consul anglais disait, cette même année, dans un rapport officiel de Hankow :

Toujours en route, les missionnaires de cette Société ont voyagé à travers tout le pays, endurant souffrances et privations et, sans s'imposer jamais, ils ont, partout, suscité des amis. Tout en travaillant comme ministres de l'Évangile, ils ont habitué les Chinois à la présence d'étrangers et, dans une grande mesure, dissipé la crainte qu'ils ont des « barbares », ce qui constituait la principale difficulté contre laquelle nous avions à lutter.

Non seulement les membres célibataires de la Mission se rendent dans des localités que l'on croyait inaccessibles aux étrangers, mais ceux qui sont mariés gardent leur femme avec eux et s'établissent, en gagnant la faveur populaire, dans des districts bien éloignés de toute influence officielle. Tout en aidant les négociants à obtenir des informations sur l'intérieur inconnu du pays et en fortifiant nos rapports avec le peuple, cette Mission a aussi montré comment il faut répandre l'Évangile en Chine.

Répandre la connaissance de la Vérité, tel était bien toujours le but visé et Hudson Taylor tenait ferme à ce principe :

« Tel qui donne libéralement, devient plus riche. » Proverbes 11.24.

Pour comprendre l'étendue des travaux des pionniers, il faut regarder plus loin que l'été 1881, bien qu'il y eût, à ce moment déjà, de grands sujets d'encouragement.

En six années de voyages presque ininterrompus au cours desquels il traversa la Chine entière, sauf le Hunan, et pénétra même dans la Mandchourie et le Tibet, James Cameron avait atteint les régions du Nord du Shansi, en deçà et au delà de la Grande Muraille. Là, en collaboration avec d'autres frères, il avait visité systématiquement toutes les villes. Avec patience et persévérance, malgré des difficultés inouïes, ils étaient allés, hiver comme été, jusqu'aux recoins les plus reculés de ces immenses plaines, ne laissant de côté que deux localités de moindre importance, rendues inaccessibles par les pluies.

Pendant ce temps, au Sud, une œuvre de foi semblable se poursuivait. John McCarthy parcourait à pied les trois provinces du Sud-Ouest, prêchant partout sur son passage. Georges Clarke et Édouard Fishe portaient, en même temps, l'Évangile dans le Kwangsi et, plus au sud encore, dans des régions qui n'avaient jamais été atteintes. Fishe mourut de la fièvre dès son premier voyage, mais l'œuvre se poursuivit et, en 1878, le Kwangsi fut plusieurs fois visité. Le mariage de Clarke et son installation à Kweiyang permit à Broumton de parcourir presque toutes les villes de l'Est du Yünnan. L'Ouest de cette province échut aux ardents pionniers J. W. Stevenson et Henry Soltau quand ils furent enfin autorisés à franchir la frontière birmane et purent tendre la main aux avant-gardes de la Mission qui arrivaient de l'Est et de l'Ouest.

Le mois de mars 1881 fut, à Wuchang, un temps d'événements notables, car ce fut alors qu'Hudson Taylor envoya une nombreuse troupe, comprenant des femmes, au delà du Hunan, dans l'Ouest de la Chine. Juste après leur départ arriva Adam Dorward qui avait parcouru en pionnier cette région pendant six mois. Le nom du Hunan était écrit dans son cœur. Il venait de commencer l'œuvre d'abnégation qu'il allait poursuivre sans relâche pendant huit années et pour laquelle il devait donner sa vie, dans l'espoir des résultats bénis que nous voyons aujourd'hui. Est-il étonnant qu'un impérieux besoin de renfort se fit sentir, pour continuer de tels travaux et pénétrer par tant de portes ouvertes enfin ?

À ce moment, octobre 1881, Mme Taylor dut rentrer en Angleterre, après trois ans d'absence. Hudson Taylor partit de Chefoo, son quartier général, pour conférer avec plusieurs des pionniers à Wuchang. L'été avait été exceptionnellement chaud et la fièvre, comme la pénurie de ressources, avait été une lourde épreuve pour plusieurs.

Si nous ne déposions pas vraiment notre fardeau sur le Seigneur et si nous ne sentions pas que la responsabilité de pourvoir aux besoins de Ses serviteurs est la Sienne, nous serions très préoccupés, écrivait-il. Quand serons-nous au bout de nos difficultés ? Les fonds semblent devenir de plus en plus rares. Nous avons grand besoin de prières, mais Dieu ne nous fera pas défaut.

Ses collègues de Chefoo, cet été-là, remarquaient qu'il consacrait beaucoup de temps à la prière. « Que feriez-vous, disait-il simplement, si vous aviez une nombreuse famille et rien à donner à vos enfants ? C'est presque ma situation. »

Souvent aussi, il invitait la maisonnée à des actions de grâces particulières, car, tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, il fut pourvu aux besoins quotidiens et il put faire des envois suffisants, sinon abondants, à ses collaborateurs dispersés.

Nous avons très peu reçu ces derniers mois, mais sans la bonté de Dieu qui nous a fait trouver plus de ressources que jamais auparavant en Chine, j'aurais eu bien moins encore à distribuer. N'est-ce pas une bénédiction de voir comment Ses soins vigilants pourvoient à notre vie ?... De toute façon, c'est une bénédiction d'être entre les mains de Dieu qui nous aime.

Cet été fut mémorable aussi par le deuil personnel que causa à M. et Mme Taylor la mort de leurs mères. La douleur particulièrement vive qu'ils en éprouvèrent rendit plus dure encore leur séparation en octobre, quand le retour de Mme Taylor en Angleterre devint nécessaire. Elle avait collaboré si étroitement à l'œuvre en Chine, pendant trois ans, que son mari perdait en elle son bras droit.

Dieu nous aide, écrivait-il dix jours après son départ, non moins par nos épreuves que par nos joies. Je suis certain que je te manque, comme tu me manques. Au moment opportun, Dieu nous réunira de nouveau. Cherchons à vivre d'autant plus avec Lui.

Tandis qu'il remontait le Yangtze, en novembre, il fut plus que jamais confirmé dans sa tranquille confiance en Dieu, et dans la conviction que la Mission se développait selon la volonté d'En-haut.

Ton navire fend les eaux de la Méditerranée, sans doute, écrivait-il à sa femme, le 21 novembre ; bientôt tu verras Naples. J'attends ici (à Anking) un vapeur pour Wuchang. Je ne puis, ni n'ai besoin de te dire combien tu me manques, mais Dieu me fait éprouver combien nous sommes riches dans Sa présence et Son amour. Il m'aide à me réjouir au milieu des circonstances adverses, de notre pauvreté et des défections qui ont eu lieu dans la Mission. Toutes ces difficultés ne servent qu'à manifester Sa grâce, Son pouvoir, Son amour.

Et de Wuchang, quatre jours plus tard, en pleine conférence :

Je suis fort occupé... Dieu nous fait jouir d'une heureuse communion et nous confirme dans les principes que nous appliquons.

Cette courte phrase, mise en regard de la crise que traversait la Mission, jette un flot de lumière sur les suites de ces quelques jours de conférence à Wuchang. Car, bien que les jeunes membres de la Mission ne pussent s'en douter, il s'agissait bien d'une crise, et plus grave qu'Hudson Taylor lui-même ne le supposait. Après des années de prières et d'efforts persévérants, une situation exceptionnellement favorable s'offrait. L'intérieur de la Chine était ouvert. Sur toutes les stations établies au Sud, au Nord, à l'Ouest, des renforts étaient nécessaires. Des provinces aussi vastes que des pays d'Europe laissaient pénétrer les missionnaires. Ne pas avancer, c'était abandonner l'attitude prise avec foi, dès le début, et regarder aux difficultés plutôt qu'au Dieu vivant. À la vérité, les ressources étaient maigres, depuis des années ; les nouveaux ouvriers rares, les défections nombreuses et les difficultés très grandes poussaient à dire : « Tout cela prouve qu'aucune extension n'est actuellement possible. »

Mais ne pas aller de l'avant, c'était paralyser l'œuvre, laisser échapper des occasions que Dieu donnait et fermer des portes ouvertes à grand prix. Tel n'était sûrement pas le plan que Dieu avait formé pour l'évangélisation de la Chine.

Que fallait-il faire ? Quelle réponse donner aux pionniers qui attendaient impatiemment des secours ?

Nous pouvons faire de meilleurs plans et les exécuter de notre mieux, disait Hudson Taylor. Cela vaut mieux que d'agir sans plan... mais il vaut mieux encore demander à Dieu Ses plans et nous offrir pour accomplir Ses desseins.

Ce fut la décision que l'on prit, jour après jour, les besoins de l'œuvre furent placés devant Dieu.

De cette manière, ajoutait-il, nous abandonnons à Dieu la principale responsabilité. La nôtre consiste à nous laisser guider ; nous servons Celui qui peut, à la fois, concevoir le dessein et l'exécuter, Celui dont l'œuvre n'échoue jamais.

Mais nos missionnaires n'en vinrent là que peu à peu. En promenade sur les pentes de la colline du Serpent, au milieu de Wuchang, Hudson Taylor faisait, avec l'un de ses collaborateurs, le compte des hommes et des femmes qu'il fallait pour répondre aux plus pressants besoins. Toutes les stations furent passées en revue, tandis que les regards des missionnaires contemplaient, au confluent du Yangtze et du Han, une contrée peuplée de deux millions d'âmes. Fallait-il cinquante ou soixante ouvriers nouveaux ? Et l'effectif de la Mission ne s'élevait qu'à cent ! Mais cinquante ou soixante même étaient insuffisants. « Le Seigneur désigna encore soixante-dix autres disciples et il les envoya », pensait Hudson Taylor.

Ceci cependant semblait excessif eu égard aux maigres ressources. À ce moment-là, le pied de M. Parrott heurta, dans l'herbe, un corps dur. « Voyez ce que j'ai trouvé, dit-il ; et, se baissant, il ramassa une bourse pleine de menue monnaie. Si Dieu nous a conduits à la colline pour cela, il peut bien nous donner tout l'argent nécessaire. »

Cette nouvelle extension ne s'imposa pas d'un coup. Plusieurs réunions de prières et de calmes entretiens eurent lieu, avant que les missionnaires pussent demander au Seigneur, avec liberté et confiance, soixante-dix compagnons d'œuvre.

Je crois bien que M. Taylor a prononcé ce soir la prière de la foi, écrivit M. Parrott. La ferme conviction prévalut que Dieu exaucerait la prière faite au nom de Jésus.

« Si seulement nous pouvions nous réunir de nouveau, pour rendre grâces ensemble, quand le dernier des soixante-dix aura atteint la Chine », suggéra l'un des missionnaires.

On convint de fixer à trois ans la période d'attente, ce qui paraissait nécessaire, pour recevoir et mettre au travail tant de nouveaux ouvriers.

Nous serons dispersés alors, dit un autre : mais pourquoi ne rendrions-nous pas grâces maintenant ? Ne pourrions-nous pas, avant de nous séparer, remercier Dieu pour ces soixante-dix recrues ?

Cette heureuse suggestion se recommanda d'elle-même à tous. La réunion eut lieu et ceux qui s'étaient unis dans la prière s'unirent aussi dans l'action de grâces avec laquelle la réponse fut reçue par la foi.


1 Sachant combien le pasteur Hsi devait être utile plus tard dans l'œuvre de Dieu, il est intéressant de mentionner ici ce qu'écrivit M. Turner au sujet de son baptême à Pingyang en novembre 1880. M. David Hill, qui avait été l'instrument de sa conversion, était retourné à son travail habituel dans la vallée du Yangtze.

« Le samedi 27, cinq de ses frères indigènes furent baptisés. Hsi-Liao-Chuh, âgé de quarante-cinq ans, est un homme très capable et influent. Il est venu à nous au début de l'année. Il avait lu des ouvrages chrétiens et, bientôt, il rompit avec l'opium, démolit ses idoles et accepta Christ comme son Sauveur. C'est un homme d'une nature très prompte, et sa conversion fut soudaine et pleine de joie. Il sert le Seigneur dans son voisinage. »

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