Hudson Taylor

TREIZIÈME PARTIE
Ministère élargi
1887-1894

CHAPITRE 73
La Croix ne devient pas moins dure
1888-1889

Le passage des Montagnes Rocheuses parut merveilleux à Hudson Taylor. L'immensité du pays qui se déroulait devant lui lui rappelait la grandeur des possibilités qu'il avait entrevues, parmi les Canadiens et les Américains, d'une rapide extension du Royaume de Dieu. Il était aussi émerveillé d'avoir avec lui la petite troupe donnée d'une façon si inattendue pour la Mission en Chine.

Tu te réjouirais, écrivait-il à Mme Taylor, de voir les chers jeunes ouvriers que Dieu nous a donnés, dans le premier élan de leur consécration et de leur amour... Tu ne peux avoir qu'une faible idée de la puissance avec laquelle l'Esprit de Dieu est à l'œuvre.

Le voyage à travers le Pacifique fut propice à la lecture de la Bible et aux entretiens par lesquels il cherchait à préparer ses compagnons de route aux travaux qui les attendaient. Il avait conscience d'une redoutable opposition des puissances du mal. Pendant des années, la Mission avait été portée comme par une incomparable vague de succès. À deux reprises, le chiffre de ses membres avait doublé. Et de nouvelles perspectives d'accroissement s'ouvraient. Mais l'expérience avait appris à Hudson Taylor qu'à chaque époque de prospérité et de bénédiction correspondait une épreuve spéciale.

Elle commença à Yokohama, par la nouvelle de la mort d'Herbert Norris, le directeur de l'école de Chefoo, qui avait été mordu par un chien enragé en cherchant à protéger ses enfants, et celle de la mort d'Adam Dorward, le pionnier zélé du Hunan, qui était membre du Comité de Chine. Pour un homme au cœur sensible comme Hudson Taylor, qui pouvait mesurer l'étendue de la perte qui frappait la Mission, ces nouvelles étaient un coup terrible.

Je suis presque écrasé, écrivait-il à sa femme. Je désire être seul avec Dieu et dans le silence devant Lui. Qu'Il te bénisse, toi et chacun à la maison. Qu'Il nous rende plus saints, plus aptes à Son service, ici et là-bas.

D'autres sujets de tristesse allaient l'atteindre. En débarquant à Shanghaï, il apprit non seulement la mort d'un ouvrier de grand avenir, mais, dans la maison même où il conduisait ses compagnons de voyage, la maladie mortelle d'un autre. Quatre missionnaires en un mois !

Sur la mer tourmentée de la vie
Jésus, Sauveur, conduis-moi !

Sans cesse, durant les mois qui suivirent, cette prière jaillissait de cœurs oppressés, dans la maison de la Mission à Shanghaï, où Hudson Taylor était retenu par des difficultés qui paraissaient sans fin. Il était parti plein de foi et d'espérance. Il avait trouvé en Amérique de grands encouragements. Sa visite dans ce pays avait coïncidé providentiellement avec un degré de développement de l'œuvre qui nécessitait une organisation matérielle plus complète. Les maisons indigènes du début avaient été remplacées, dans les ports tout au moins, par des homes et des bâtiments administratifs adéquats. Partout de jeunes ouvriers se mettaient à la tâche et de plus importants renforts étaient attendus. Il y avait à peine une tête grise dans la Mission à cette époque, et sous la direction enthousiaste de M. Stevenson, en Chine, tout semblait possible. Une croissance trop rapide était-elle dangereuse pour la santé spirituelle de l'œuvre ou la foi de ceux qui la soutenaient ?

Nous voguions toutes voiles dehors, sous une brise favorable, écrivait M. Stevenson. Il fallait du lest, quoique à ce moment nous ne pussions nous en rendre compte ; la maladie qui se prolongeait, et l'épreuve qui nous entourait semblaient, en, vérité, très mystérieuses.

Jamais jour de jeûne et de prière ne fut plus opportun que celui qui acheva l'année 1888. Cette journée avait été mise à part, suivant la coutume de la Mission, pour s'approcher de Dieu et, le moment venu, le besoin s'en trouva plus pressant encore qu'on ne l'avait prévu. La veille, en effet, un groupe était arrivé d'Angleterre dans les conditions les plus tristes.

Pendant le voyage, une des nouvelles missionnaires avait été atteinte de folie. Il n'y avait pas d'asile en Chine, même dans les concessions étrangères, et il fallut prendre la malade dans les locaux déjà pleins de la Mission. Puis une missionnaire de l'intérieur, une belle jeune fille, était emportée en six jours par la petite vérole noire. À Hongkong, M. Cooper était tombé gravement malade et une double pneumonie mettait ses jours en danger.

De plus grandes difficultés encore s'élevaient d'un autre côté. Des amis de la Mission, en Angleterre, notamment des membres du Comité de Londres, s'inquiétaient des décisions prises en Amérique. Ils ne pouvaient, de loin, se rendre compte des directions providentielles qui avaient guidé Hudson Taylor et de la valeur du travail accompli. Ils redoutaient que des responsabilités trop vite assumées ne fussent aussi vite oubliées. En outre, personne n'avait supposé que la Mission pourrait, à cause de son caractère spécial, devenir une œuvre internationale. Le principe de la direction de l'œuvre par des chefs expérimentés, en Chine, faisait de Shanghaï plutôt que de Londres le quartier général de la Mission ; ainsi, Hudson Taylor ou ses représentants pouvaient collaborer avec des comités organisés en un point quelconque du monde aussi bien qu'avec le premier comité, celui de Londres. Cette application naturelle d'un des principes fondamentaux de la Mission fut néanmoins une surprise pour ceux qui n'avaient pas, jusque-là, rêvé un tel développement. La nécessité du Comité de Chine avait été difficilement reconnue. Aussi était-on grandement ému qu'il en vînt à occuper une position centrale, pratiquement indépendante, avec des affiliations en Amérique et peut-être ailleurs. Quelques membres du Comité de Londres estimaient que les intérêts essentiels de l'œuvre étaient compromis à un point tel qu'ils songeaient à démissionner.

La situation était critique pour Hudson Taylor. Il ne pouvait douter que Dieu l'eût conduit en Amérique. Pas à pas il avait été amené, presque contraint, à accepter ses compagnons de route et à nommer des secrétaires et un comité provisoire. Il ne pouvait revenir en arrière sans fouler aux pieds ce qu'il considérait comme la volonté divine. Mais comment poursuivre ?

Ce fut surtout dans ses lettres à Mme Taylor que s'exprima son anxiété :

Le Seigneur nous envoie un véritable flot d'épreuves, écrivait-il en janvier. Sans doute, elles sont nécessaires ; nous serions peut-être enflés d'orgueil ou en danger de perdre notre vie spirituelle et notre puissance, si le succès n'était accompagné de la discipline.

Et, en février :

Satan est vraiment déchaîné. Il voit son royaume attaqué dans tout le pays, et la lutte est terrible. Si ce n'était que notre Chef est le Tout-Puissant, je succomberais. Je crois que je n'ai jamais rien vu de pareil, bien que nous eussions connu des temps très difficiles auparavant.

Satan dit souvent : « Toutes ces choses sont contre vous. » Mais la Parole de Dieu est vraie et elle affirme le contraire.


Je désire toujours plus faire la volonté de Dieu et Lui plaire, et cela à tout prix.

Tout n'était pas sombre, cependant, puisque en janvier 1889 Hudson Taylor pouvait écrire que la vie spirituelle de la Mission était à un niveau plus élevé que jamais et que « de joyeuses nouvelles d'âmes gagnées à Christ et des progrès réels dans plusieurs domaines nous réconfortent au milieu de nos épreuves ». Dans les difficultés il apprenait, ainsi que plusieurs de ses collaborateurs, à connaître profondément la puissance tutélaire de Dieu.

« La croix ne devient pas moins dure, mais elle produit de doux fruits. » Telle est la phrase révélatrice écrite dans une lettre, cet hiver-là.

Je n'ai jamais traversé une période de telles détresses, écrivait M. Stevenson, en parlant des années 1888 et 1889 : tout semblait s'accumuler dans ces terribles mois. Je ne sais pas ce que nous aurions fait sans M. Taylor... Son intense et évident désir de marcher droitement devant Dieu m'a profondément ému... Sa vie était une de celles que l'on peut sonder de part en part. Il ne reculait devant aucun obstacle pour faire ce qu'il estimait être son devoir ou pour dissiper les incompréhensions. Ce printemps, quand nos démêlés étaient à leur paroxysme, le manque de cordialité que l'on ressentait entre nous et deux anciens membres de la Mission encore à Shanghai l'oppressait. Cette situation pénible avait commencé pendant qu'il était en Angleterre, mais il ne pouvait laisser subsister cet état de choses.

« Ils avaient tort, et nous avons fait à l'époque tout ce que nous pouvions... » lui dis-je.

Mais il leur écrivit quelques mots pour leur exprimer son désir de les voir pour dissiper toute amertume. Le 4 mars, je m'en souviens, il passa une longue soirée avec eux pour examiner le différend. Cela dut lui être très pénible, car leur attitude était loin d'être conciliante. Mais tout finit bien. Il put prier avec eux et la communion fut rétablie. Trouvez un homme comme M. Taylor, du jour au lendemain vous pouvez entreprendre une mission quelconque. Sa vie était simplement merveilleuse. Je n'en ai connu aucune autre si fidèle ! Et je l'ai observé pendant des années. Il marchait avec Dieu et sa vie était illuminée. Il était si prévenant et accessible ! Jour et nuit, à toute heure, il était prêt à aider en cas de maladie ou de danger.

Une feuille de papier portant quelques lignes de l'écriture d'Hudson Taylor nous livre le secret de sa vie intérieure. Trouvée dans les pages de son journal, elle éclaire ce récit d'une lumière inattendue. Les brèves notes du volume ne nous apprennent pas grand'chose, mais ce papier jauni qui servait évidemment de signet et se déplaçait chaque jour, que ne dit-il pas ?

Seigneur Jésus, deviens pour moi une vivante et claire réalité, plus présente au regard de ma foi qu'aucun objet visible, plus précieuse, plus intimement proche que le bien terrestre même le plus doux.

N'est-ce pas la réponse à cette prière quotidienne qui le rendait capable de tout supporter ?

J'ai été fort angoissé, écrivait-il en mai à Mme Taylor, mais tout est passé, maintenant. Dieu a parlé et mon cœur est en paix... Je ne vois pas comment les difficultés seront réglées, mais je vois Dieu, le Dieu vivant, je L'aime davantage encore à cause de cette épreuve et j'ai confiance en Lui... Le Seigneur a ôté le fardeau de mes épaules et réglera tout Lui-même. C'est Son œuvre et non la mienne. La Mission n'a jamais été plus vraiment l'œuvre du Seigneur et Lui seul suffit à tout.

Notre espoir doit être en Dieu. Il est à la hauteur de toutes les nécessités.

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