Hudson Taylor

TREIZIÈME PARTIE
Ministère élargi
1887-1894

CHAPITRE 72
« Peu de gens savent ce qu'il y a entre Christ et moi »
1887-1888

Parmi les nombreux visiteurs venus à la rue de Pyrland vers la fin de l'année, il s'en trouvait un qui devait tout particulièrement être associé à l'accroissement de l'influence d'Hudson Taylor et au développement de la Mission.

Comme Hudson Taylor était encore en Écosse, il loua une chambre dans le voisinage du quartier général, et se mit à étudier l'œuvre dont la réputation lui avait fait franchir l'Atlantique. M. et Mme Broomhall l'accueillirent comme un membre de leur famille et lui donnèrent toute facilité de se familiariser avec la vie intérieure de la Mission. Tout ce qu'il vit ne put que rendre plus profond, par la grâce de Dieu, le désir qui l'avait conduit à Londres.

Il y a cinq mois, écrivait-il à Hudson Taylor en décembre, j'ai commencé de correspondre d'Amérique, où j'habite, avec M. Broomhall, dans l'intention de me rendre en Chine. Le résultat est que je suis maintenant à la rue de Pyrland depuis un temps suffisamment long pour être au courant de l'état spirituel de votre Mission et pouvoir confirmer mon désir d'entrer en rapport avec elle. Mais mon propos est plus étendu... Le souhait de mon cœur, pendant ces derniers mois, était de me concerter avec vous et M. Broomhall pour l'organisation d'un Comité américain qui, fondé sur les mêmes principes de foi, pourrait fournir des hommes et des ressources à la Mission en Chine. M. Forman, que je rencontrai à Glasgow, et M. Wilder qui était avec lui, avaient aussi le même désir.

Hudson Taylor, après avoir terminé sa remarquable tournée de réunions en Écosse, revint à Londres aussi paisible et aussi simple que toujours. Il dissipa en un instant toutes les appréhensions que pouvait avoir, avant l'entrevue, le visiteur d'outre-Atlantique. Un petit mot écrit de Glasgow, tout parfumé de l'amour de Christ, avait préparé le terrain en vue de cet important entretien.

Bien que sa rencontre avec Hudson Taylor eût pour résultat une solide amitié, il sembla à M. Henry W. Frost qu'elle avait manqué son but principal. Car, tout en appréciant son intérêt pour la Mission et en acceptant sa collaboration, Hudson Taylor ne put se décider d'emblée à organiser une branche aux Etats-Unis. Il estimait préférable de créer en Amérique une activité semblable, mais distincte et indépendante de celle d'Angleterre et de Chine, pensant qu'une mission transplantée, comme un arbre, en sol étranger, aurait de la peine à s'enraciner. Le désappointement de M. Frost fut grand, mais il le surmonta par la foi et retourna dans son pays en confiant à Dieu les événements.

Mais l'affaire ne finit pas là. M. Frost avait appris qu'Hudson Taylor devait bientôt repartir pour la Chine et qu'il pouvait, s'il y était invité, passer par l'Amérique. Il le fit savoir au Comité de la Convention pour l'étude de la Bible, à Niagara, et à M. Moody, dont les assemblées d'été à Northfield étaient déjà un centre de grandes bénédictions. Le résultat fut qu'Hudson Taylor reçut une invitation à visiter le Nouveau Monde.

Pendant ce temps, le directeur de la Mission poursuivait infatigablement ses travaux en Angleterre. L'intérêt largement éveillé par le départ des Cent lui amenait plus de demandes de réunions qu'il n'en pouvait accepter et les faits qu'il avait à raconter étaient un puissant encouragement pour sa foi.

Quelle année merveilleuse, pour vous et pour moi, écrivait-il à M. Stevenson. Certainement Satan ne laissera pas une pierre sans l'avoir retournée pour en faire un obstacle. Il faut nous attendre à des difficultés mais, Celui qui est avec nous est plus fort que ceux qui sont contre nous.

Il avait la certitude d'une opposition définie et déterminée de la puissance des ténèbres. Puis, la question des ressources pour une œuvre si fortement accrue était une de celles dont la gravité ne pouvait être méconnue. Mais, à l'égard de l'une et de l'autre, il demeurait en paix.

Je n'ai pas de souci au sujet de nos ressources. Je ne crois pas que notre Père céleste oublie jamais Ses enfants. Je suis un très pauvre père et je n'oublie pas les miens ; Dieu, qui est un très bon Père, ne le fera pas davantage. Mais supposons qu'Il cesse d'envoyer des dizaines de milliers de livres comme Il l'a fait jusqu'ici. Eh bien ! nous pourrons nous en passer, mais nous ne pourrons pas nous passer de Lui. Si nous avons le Seigneur, cela nous suffit.

Un soir d'été, vers la fin de juin, l'Etruria prit la mer, emportant parmi ses passagers d'entrepont Hudson Taylor, son fils et un secrétaire. M. et Mme Radcliffe étaient aussi des leurs. Hudson Taylor prenait aisément son parti du manque de confort, mais il constata, presque avec surprise, qu'il ne devenait pas plus aisé de se séparer de ceux qu'il aimait. Un long temps pouvait s'écouler avant son retour et l'incertitude même était douloureuse.

« Peu de gens savent ce qu'il y a entre Christ et moi », écrivait Rutherford. Peu de ses compagnons de voyage à travers l'Atlantique soupçonnaient ce qui se cachait derrière l'apparence paisible du missionnaire qui se rendait en Chine pour la septième fois. Ils constataient qu'il y avait en lui douceur et puissance, mais aucun ne le remarqua davantage que le jeune Américain qui l'attendait à New-York, sur le quai de débarquement. Il y avait, en effet, dans la nature Spirituelle de M. Frost, une qualité qui correspondait d'une manière étonnante, à ce qu'il ne pouvait encore que pressentir, et qui le frappait, dans la vie d'Hudson Taylor.

Ce fut avec joie qu'il accueillit la petite troupe, y compris M. et Mme Radcliffe, et l'accompagna chez son père où elle reçut un accueil dont les missionnaires ne purent, dès l'abord, mesurer toute la cordialité. Il était inévitable, n'étant pas au courant des coutumes américaines, qu'ils commissent quelques bévues qu'ils eussent déplorées avec confusion en y devenant attentifs. Tel, par exemple, le fait de laisser les chaussures devant la porte des chambres, le soir, pour les trouver cirées le lendemain matin. Nul ne se douta que M. Frost découvrit son père en face de cette rangée de souliers anglais, dans la salle de bain, où tous deux eurent à abattre, avant de se coucher, une besogne qui n'était pas une sinécure1.

Il est malaisé de donner une idée des trois mois qui suivirent, par suite de l'abondance des informations et de l'importance des événements. Qui eût pu prévoir qu'arrivé en Amérique au mois de juillet, fort peu connu, et sans autre intention que celle de participer à quelques conférences, en s'acheminant vers la Chine, Hudson Taylor repartirait en octobre, comblé d'affection, de confiance, de dons, suivi par les prières d'un grand nombre et accompagné d'une troupe de jeunes ouvriers choisis parmi plus de quarante qui avaient offert leur vie pour servir dans la Mission ? Si le départ des Cent, l'année précédente, avait été la preuve frappante que la main de Dieu était à l'œuvre avec lui, que dire de ce mouvement inattendu qui réagissait profondément sur la vie des chrétiens des Etats-Unis et du Canada, pour atteindre à Toronto, d'où la petite troupe se mit en route, un degré d'enthousiasme rarement égalé ?

Samedi soir, 23 septembre 1888, vit l'assemblée la plus nombreuse et la plus fervente qui fut jamais tenue à Toronto, écrivit l'un des participants. La puissance de Dieu se manifesta d'une façon merveilleuse qui eut pour résultat de donner un grand et durable élan aux missions étrangères.

Et, fait remarquable, rien n'avait été organisé à l'avance.

Je ne pensais pas, écrivit Hudson Taylor, que mon voyage en Amérique dût avoir des conséquences spéciales pour le développement de la Mission à l'Intérieur de la Chine.

Rien n'était plus loin de son programme que la création d'une branche américaine de l'œuvre. N'avait-il pas refusé d'entrer dans cette voie et, quelques mois auparavant, laissé partir M. Frost, troublé et désappointé ? La Conférence des étudiants, à Northfield, se déroulait avec succès quand il y arriva, attendu par M. Moody qui le conduisit lui-même en voiture à sa belle résidence, au milieu de la nuit. Quatre cents hommes, de quatre-vingt-dix écoles différentes, remplissaient le bâtiment du séminaire et les tentes qui s'étendaient dans la plaine. L'après-midi était consacrée aux récréations.

« Les participants, disait l'invitation, devront être entièrement équipés pour tous les exercices de plein air. Ils apporteront aussi leur Bible et des cahiers de notes. »

Matin et soir, le vaste auditoire s'emplissait pour le culte et l'étude de la Bible. Les portes ouvertes laissaient entrer les oiseaux aussi bien que la brise, et les costumes d'été des étudiants, par la variété de leurs couleurs, produisaient un effet d'arc-en-ciel.

L'assemblée, comprenant beaucoup de pasteurs, de professeurs, de secrétaires d'Unions chrétiennes et de philanthropes, était propre à inspirer les orateurs. Hudson Taylor ne pouvait pas rester indifférent à un tel auditoire et il semble avoir tout particulièrement attiré les étudiants.

Si j'excepte mon propre père, disait M. Wilder, M. Taylor est l'homme qui m'a apporté le plus grand secours spirituel. Quand il vint à Northfield et fit un appel en faveur de la Chine, le cœur des participants brûlait au-dedans d'eux. Non seulement il nous rendit sensibles les besoins de la Mission, mais il nous montra les possibilités de la vie chrétienne. Les étudiants aimaient à l'entendre exposer la Parole de Dieu. Il connaissait à fond sa Bible... Ses discours étaient si appréciés que M. Moody dut annoncer des réunions extraordinaires, tant les étudiants désiraient entendre encore le vénéré missionnaire. L'Éternité seule pourra révéler les résultats de cette vie et les effets de cette parole sur notre mouvement missionnaire.

Un autre écrivit de Londres :

Une des plus grandes bénédictions de ma vie m'est venue à travers M. Taylor et non pas de lui. Il était un canal si étroitement en contact avec la source des eaux vives que tous ceux qui s'approchaient de lui étaient rafraîchis. Ce qui impressionnait le plus les étudiants, ce n'était pas uniquement la spiritualité de M. Taylor, mais son bon sens. « Avez-vous toujours le sentiment que vous demeurez en Christ ? » lui demanda-t-on.

Il répondit : « Quand je dormais, la nuit dernière, ai-je cessé de demeurer dans votre maison parce que je n'en avais pas conscience ? Nous ne devrions jamais avoir le sentiment que nous ne demeurons pas en Christ... »

« Vous pouvez travailler sans prier, disait-il aussi, mais c'est un mauvais calcul. Vous ne pouvez prier avec ardeur sans travailler. Ne soyez pas si occupés à l'œuvre de Christ qu'il ne vous reste aucune force pour la prière. La vraie prière demande de la force. » Ce n'étaient pas seulement les paroles de M. Taylor qui nous étaient un secours, mais aussi sa vie. Il répandait autour de lui l'odeur de Jésus-Christ.

Bien qu'il fût profondément reconnaissant pour de telles occasions, ce ne fut qu'après un mois de séjour qu'il commença de se rendre compte du résultat que devait avoir sa visite. Son programme l'avait conduit à Niagara, à l'ouverture de la Convention. Il y avait là un grand nombre de pasteurs, de toutes dénominations. Hudson Taylor ne put s'y faire entendre que deux fois, car il devait se rendre à Chicago, mais il fit une profonde impression. L'amour personnel pour le Seigneur Jésus et la foi en Dieu, ou plutôt la fidélité de Dieu sur laquelle repose la foi, furent le thème de ses discours et il ne fit presque aucune allusion à la Chine ou à la Mission.

L'un des principaux évangélistes présents, écrivit M. Frost, confessa que ces messages furent pour lui une vraie révélation. Beaucoup d'autres partagèrent ce même sentiment. Les cœurs et les vies furent placés dans une relation toute nouvelle avec Dieu et avec Christ, et plusieurs, dans la joie d'une consécration complète, s'offrirent d'une façon définitive au Seigneur pour Le servir où Il jugerait bon de les employer.

Mais Hudson Taylor ne sut rien de cela. Sa visite à Chicago terminée, il revint à Attica, charmant village de l'État de New-York où M. Frost père, et son fils, avaient leurs maisons d'été. M. Frost fils était attendu vers minuit, venant de Niagara, et Hudson Taylor se rendit à la gare, ne se doutant guère des nouvelles qu'il allait apprendre. En effet, après son départ de Niagara, des faits inattendus s'étaient produits. Désappointée de ne pas en entendre davantage sur le sujet des missions, la Conférence avait accueilli avec d'autant plus de faveur les discours de M. Radcliffe et de M. Wilder. Des paroles ardentes furent prononcées par le vieil évangéliste et le jeune missionnaire au sujet de la responsabilité, incombant à chaque génération de chrétiens, de suivre l'ordre du Christ : « Prêchez l'Évangile à toute créature. » M. Wilder raconta comment il apprit le secret de travailler toute l'année vingt-quatre heures par jour pour le Seigneur. Une missionnaire avait fait cette découverte. « Je travaille douze heures ici, disait-elle, et, quand je me repose, mon représentant, aux Indes, commence son travail et le poursuit pendant les douze autres heures. »

Nous désirons, ajouta-t-il, que la Conférence de Niagara nous fournisse beaucoup d'ouvriers de vingt-quatre heures comme ceux-là. Amis chrétiens qui ne pouvez aller vous-mêmes, pourquoi n'avez-vous pas vos délégués personnels dans le champ de la Mission ?

L'idée était neuve et parut si lumineuse que M. Radcliffe eut fort à faire pour répondre à tous ceux qui demandèrent combien coûterait l'entretien d'un ouvrier à la Mission à l'Intérieur de la Chine. Cinquante livres (l'expérience prouva qu'il en fallait davantage) furent déclarées suffisantes et une réunion fut décidée pour étudier la solution pratique de ce projet.

Après le chant et la prière, le secrétaire, qui avait la présidence de la réunion, se trouva subitement incapable d'exprimer une opinion et l'Esprit du Seigneur descendit sur tous ceux qui étaient présents. L'heure fut remplie de louanges, des prières de jeunes hommes et de jeunes femmes se consacrant au service de la Mission. Ce fut une réunion inoubliable et l'argent pour la Mission à l'Intérieur de la Chine arriva sans que personne n'eût adressé un appel ni fait la moindre pression.

Le lendemain, ce fut plus étonnant encore.

Tous, écrivit M. Frost, furent comme ivres de la joie de donner. Beaucoup s'engagèrent à donner une certaine somme pour l'entretien d'un missionnaire en Chine ; quelques-uns exprimèrent leur intention de travailler vingt-quatre heures par jour, en se chargeant de tous les frais d'un missionnaire. Les promesses, l'argent affluèrent. je fus ainsi, au milieu de l'assemblée, sans l'avoir cherché, transformé en un trésorier improvisé de la Mission à l'Intérieur de la Chine... je reçus assez pour pourvoir à l'entretien de huit missionnaires, en Chine, pendant une année.

Rentré dans sa chambre, ce matin-là, M. Frost se souvint de la triste expérience qu'il avait faite à Londres. Il s'était alors demandé s'il pourrait jamais savoir si sa prière serait exaucée ou être certain que Dieu le conduirait à nouveau. La foi, qui l'avait soutenu, fut ainsi transformée en faits.

Telle fut l'histoire qu'il eut à raconter lorsque, en arrivant à Attica à minuit, il trouva Hudson Taylor qui l'attendait sur le quai de la gare.

Je gardai mon secret, ajouta-t-il, jusqu'à ce que nous fussions dans la chambre de M. Taylor. Alors, joyeusement, complètement, je racontai comment, après son départ de Niagara, l'Esprit fut répandu sur la Convention et comment les dons furent remis à son intention, suffisants pour l'entretien de huit missionnaires pendant une année en Chine.

Il écouta tranquillement, avec un regard si sérieux que, pour une fois dans ma vie, il me déçut vivement. Au lieu d'être joyeux à l'ouïe de ces faits, il paraissait accablé. Si j'ai bonne mémoire, il se borna à dire : « Dieu soit loué ! » ou « Dieu merci ! » Mais rien de plus ne laissait voir qu'il considérât ces nouvelles comme d'heureuses nouvelles.

Il resta quelques instants comme plongé dans ses pensées, puis il dit : « Nous ferions bien de prier. » À genoux, à côté du lit, il s'enquit de ce que le Seigneur avait à lui dire par tous ces événements. Ce fut seulement alors que je commençai de comprendre ce qui se passait en lui. Il avait vu d'emblée que Dieu l'avait conduit en Amérique pour autre chose que pour prononcer quelques discours. Il m'avait demandé de quelle manière l'argent devait être employé et j'avais répondu qu'il fallait le consacrer de préférence à entretenir des ouvriers du Nord de l'Amérique. Il en conclut qu'il se trouvait dans l'obligation de faire appel à des missionnaires de l'Amérique du Nord et c'était là, avec tout ce qu'elle impliquait, une lourde responsabilité.

Ainsi, brusquement, une crise s'était produite, qui entraînait des résultats considérables, et Hudson Taylor ne pouvait manquer de le remarquer.

Je crois que nous devons avoir une branche américaine de la Mission, écrivit-il à M. Stevenson. Ne vous étonnez pas si j'amène des renforts avec moi.

Cette conclusion fut confirmée à son retour à Northfield où M. Moody le mit en rapport avec des étudiants se sentant appelés pour la Chine. Mais il ne s'avançait encore qu'avec crainte et tremblement. Il n'avait jamais prévu que la Mission devint internationale et vingt et une années d'expériences l'avaient rendu prudent2.


Par contre, une fois sa décision prise, il adressa un appel puissant.

Je ne serais pas troublé, disait-il, d'avoir des missionnaires et point d'argent, car le Seigneur s'est engagé à prendre soin des Siens :


Il ne veut pas que j'assume Ses responsabilités ; mais il est fort sérieux d'avoir de l'argent et point de missionnaires. Je ne pense pas, chers amis d'Amérique, que vous vouliez faire peser sur nous ce fardeau et ne pas envoyer quelques-uns des vôtres pour employer ces fonds.

Un par un, sans que nous puissions entrer dans le détail, des hommes et des femmes répondirent à l'appel, jusqu'à ce qu'Hudson Taylor fût assuré que Dieu le chargeait de conduire en Chine une petite troupe. Quand les trois premiers candidats furent agréés, il commença d'être soulagé au sujet des fonds qu'il détenait. Mais les parents, les amis, les Églises réclamèrent le privilège de se charger des frais de ces missionnaires. Lorsqu'il y en eut huit, les fonds étaient encore intacts et, plus on en engageait, moins il semblait y avoir de chances d'utiliser cet argent. « L'argent consacré, remarqua Hudson Taylor, était comme les pains ou les poissons consacrés : il n'y avait pas moyen de l'épuiser. »

Pendant ce temps, loin des regards, la prière était à l'œuvre, levier puissant des événements merveilleux qui se déroulaient. Hudson Taylor et ses compagnons de voyage étaient entraînés par une vague d'intérêt et d'enthousiasme à un point tel qu'ils ne pouvaient que difficilement suivre leur programme. Il leur devenait impossible de consacrer un temps plus prolongé à la prière. Mais, à l'écart, à Attica, un homme était à genoux, luttant avec Dieu.

Car, chose étrange, M. Frost n'assistait guère aux réunions. Une grave maladie, qui mettait en danger la vie de son père, l'empêchait de voyager et, quand sa présence n'était pas nécessaire dans la chambre du malade, il avait plus de temps que d'ordinaire pour la méditation et la prière. Il discernait la portée du mouvement déclenché. L'argent continuait à lui arriver pour entretenir des missionnaires en Chine et, au milieu d'août, il envoya une lettre circulaire à tous les souscripteurs. Il leur demandait de prier avec ardeur pour que des personnes bien qualifiées fussent choisies et que quelques-unes fussent prêtes à partir sans délai avec Hudson Taylor. Il écrivit aussi à ce dernier, en mettant sa maison et ses services à son entière disposition pour lui permettre de faire la connaissance des candidats.

Veuillez vous rappeler spécialement, lui, disait-il, les rapports de votre Mission avec l'Amérique. Je n'ose pas chercher à vous influencer, cependant je vous prie instamment d'étudier cette question : ne serait-il pas bon d'établir ici une branche de cette œuvre ?

De son côté, Hudson Taylor était de plus en plus impressionné par l'esprit d'entreprise des chrétiens d'Amérique et par l'intérêt qui s'était éveillé parmi eux pour la Chine. Vers la fin d'août, il trouva à Hamilton un groupe de jeunes gens qui paraissaient particulièrement préparés à recevoir son message. Le secrétaire de l'Union chrétienne de jeunes Gens l'informa qu'ils priaient avec ardeur afin que sept d'entre eux eussent le privilège de partir comme missionnaires en Chine.

Parmi les comptes rendus des réunions d'Hudson Taylor, se trouvait un grand article du principal journal de la ville qui se terminait brusquement, comme si les ciseaux de l'éditeur l'avaient abrégé. Une autre plume, semblait-il, avait ajouté la phrase finale suivante :

« Le vénérable missionnaire a conclu son long et fort intéressant discours en informant ses auditeurs que les membres de la Mission à l'Intérieur de la Chine ne recevaient que de hasards providentiels leur maigre subsistance. »

Malgré cette troublante affirmation, Hudson Taylor eut fort à faire à recevoir les candidats qui s'offrirent. Parmi ceux qui s'embarquèrent avec lui, quelques semaines plus tard, quatre jeunes filles et trois jeunes hommes venaient des Unions chrétiennes d'Hamilton, dont le secrétaire lui-même se rendait en Chine, en passant par l'Europe. Tout cela ne pouvait manquer de secouer les Églises et de rappeler l'ardente prière du pasteur Mac Laurin qui avait établi le programme des réunions au Canada : « Priez, afin que Dieu tire de cette visite une grande bénédiction pour notre cher Canada. »

Le temps manque pour décrire l'intérêt grandissant, les impressions durables et les nombreuses relations qui résultèrent du voyage d'Hudson Taylor au travers du pays.

Je n'étais qu'une petite fille —, raconte une dame des États du Sud, — quand ma mère me prit avec elle pour aller entendre M. Taylor à l'église du Dr Brookes, à Saint-Louis. Mais, des années plus tard, j'entendis le Dr Brookes parler du bien immense qu'avait fait cette visite et comment, durant son séjour chez lui, M. Taylor se levait régulièrement à quatre heures du matin pour passer les premières heures de la journée avec Celui dont il tirait sa force.

Un jour Mme Brookes me raconta un incident que son mari aimait à narrer : « Il était nécessaire que M. Taylor partît de bonne heure pour prendre le train qui devait l'amener à Springfield (Illinois) où il devait parler ce jour-là. La voiture qui devait le conduire à la gare eut un retard inexplicable, et le Dr Brookes en était fort vexé, tandis que M., Taylor restait parfaitement calme. Lorsqu'ils arrivèrent à la gare, le train était déjà parti, laissant apparemment M. Taylor dans l'impossibilité de tenir son engagement.



&ld; Mon Père dirige les trains, dit-il simplement, et je serai à Springfield ce soir.

S'étant renseignés, ils apprirent qu'un train quittant Saint-Louis pour une autre destination croisait une ligne se dirigeant vers Springfield. Mais le train pour Springfield partait dix minutes avant l'arrivée du train venant de Saint-Louis. Sans hésiter, M. Taylor déclara qu'il prendrait cette route, bien que le chef de gare lui eût affirmé que le train n'attendait jamais la correspondance. Ce jour-là, pour la première fois sans doute dans l'histoire de cette ligne, le train de Saint-Louis arriva avant le départ de l'autre et M. Taylor put ainsi atteindre Springfield à temps.

Le lendemain, il partait pour Rochester. Un certain M. Wilson l'accompagnait à la gare. Il eut le sentiment que M. Taylor n'avait pas assez d'argent pour son billet (environ huit livres sterling). Le lui ayant demandé, son intuition s'avéra juste.

Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit ? demanda M. Wilson, qui avait pris, la veille, la décision de se procurer le billet et en avait le montant sur lui.

Mon Père le savait, fut la réponse toute simple de M. Taylor ; il n'était pas nécessaire de parler de cela à aucun de Ses enfants.

Beaucoup d'entre nous, qui avions entendu parler de ces expériences, avions appris à apporter à notre Père céleste les grandes choses de la vie. Mais la confiance enfantine de ce saint homme de Dieu nous enseigna à remettre au Seigneur les petites choses aussi.

« Rejetant sur Lui tout votre souci, car Il a soin de vous. »

Vers le milieu de septembre, les prières de M. Frost étaient abondamment exaucées. Le nombre des candidats dépassait quarante. Des centaines de lettres arrivaient et Hudson Taylor ne pouvait faire face à toute la correspondance qu'entraînait l'étude de toutes les demandes d'admission<3. Il accepta donc avec reconnaissance l'offre de M. Frost de réunir à Attica tous ceux qui devaient partir pour la Chine.

Il n'y aura aucune difficulté à recevoir tous les invités. Outre la maison de ma mère et la mienne, nous pourrons loger nos hôtes dans quelques maisons du village. Envoyez donc librement vos invitations, lui disait-il.

Vous serez heureux d'apprendre que votre lettre est une réponse directe à beaucoup de prières. J'ai demandé à Dieu, en particulier, deux choses — d'abord que vous puissiez revenir ici ; ensuite qu'il y ait une série de réunions d'adieux du genre de celles que vous suggérez.

Certainement la généreuse et dévouée collaboration de M. Frost et la manière dont il s'engageait à assumer les responsabilités qu'Hudson Taylor voudrait bien lui confier, n'étaient pas la moins remarquable des circonstances providentielles qui l'avaient encouragé à poursuivre son œuvre.

Un incident survenu à Toronto ne put que le confirmer dans l'assurance que Dieu le conduisait. Un examen attentif des circonstances l'avait amené, ainsi que M. Frost, à s'assurer le concours de quelques hommes de Dieu pouvant former un comité provisoire en attendant l'organisation définitive qui serait adoptée, après consultation avec les amis de Londres et de Shanghaï. Toronto semblait tout désigné comme centre, et l'appui de M. Sandham, éditeur d'un journal religieux et directeur de l'Institut biblique, facilitait beaucoup les choses. Possédant de vastes relations dans divers milieux chrétiens, il accepta aimablement de fonctionner comme secrétaire pour le Canada, M. Frost occupant une charge semblable pour les Etats-Unis. Mais le temps était bien court pour songer à constituer un comité.

Dans une chambre de l'Institut biblique, Hudson Taylor était en conférence avec MM. Frost et Sandham, au lendemain des réunions d'adieux qui remuèrent si profondément la ville de Toronto. Les noms de plusieurs personnes susceptibles de former le comité provisoire avaient été prononcés, notamment celui du Dr Parsons, de M. Gooderham et de M. Nasmith, tous de Toronto. Hudson Taylor déplorait que le manque de temps l'empêchât de parler personnellement à chacun d'eux. Il devait partir le jour même pour Montréal. Il allait prier M. Sandham de faire le nécessaire de sa part lorsqu'un coup fut frappé à la porte. Grande fut la surprise de tous ceux qui se trouvaient dans la chambre en voyant apparaître l'un des trois personnages susnommés. À peine Hudson Taylor lui eut-il fait part de son désir et reçu la promesse de sa collaboration qu'un second coup fut frappé à la porte. Le second des trois se présentait ! Lui aussi se déclara prêt à faire partie du Comité. Chacun fut sous l'impression de l'intervention de Dieu dans cette affaire car un troisième visiteur fut introduit, qui cherchait à voir M. Sandham. Et c'était précisément celui qu'Hudson Taylor désirait rencontrer aussi ! Il se trouva que deux des trois amis n'étaient pas revenus à l'Institut depuis plusieurs mois et ignoraient même la présence d'Hudson Taylor à Toronto. « Ils ont été certainement envoyés par le Seigneur, déclara M. Frost, et nous n'avons jamais été désappointés de Son choix. »

Les réunions d'adieux furent la partie la plus émouvante de ce séjour en Amérique. Car le sacrifice que faisaient les nouveaux missionnaires et leurs familles était bien réel et l'amour du Christ remplissait les cœurs au point que tous ceux qui les voyaient ou les entendaient en étaient émus.

Vous avez souvent vu, écrivait Mme Radcliffe, comment Dieu soutient Ses enfants quand ils se séparent de leurs bien-aimés, mais je ne crois pas que vous ayez jamais été témoin d'une joie pareille à celle qui éclairait le visage des quatorze jeunes gens qui ont quitté Toronto le 26 septembre... Je crois que Toronto et même le Canada tout entier se souviendront longtemps de ces deux soirées. À la réunion d'adieux, dimanche soir, la salle était si pleine qu'il fallut tenir une seconde réunion et que des centaines de personnes ne purent trouver de place... Le lendemain, un millier de personnes, sur le quai de la gare, chantaient et venaient saluer les voyageurs. À la fin, mon mari fit une prière dont la foule répétait les paroles à haute voix et le train se mit lentement en route.

Très différent de ces scènes enthousiastes fut un souvenir particulièrement doux qui resta au cœur d'Hudson Taylor. L'incident eut lieu dans la demeure même de M. Frost, à Attica, à l'une des premières réunions d'adieux. Le père d'une jeune missionnaire, Mlle Susie Parker, était venu de Pittsfield ; il était assis près de l'estrade. Voyant son visage rayonnant, Hudson Taylor l'invita à prononcer quelques mots.

Il nous dit, aimait à le rappeler M. Taylor, avec les sentiments d'un père, ce que sa fille avait été pour sa femme et pour lui, ce qu'elle avait été dans l'œuvre de mission intérieure dont il s'occupait, et ce que signifiait maintenant la séparation.

Mais je sais seulement, ajouta-t-il, que je n'ai rien de trop précieux pour mon Seigneur Jésus. Il m'a demandé ce que j'avais de meilleur et, de tout mon cœur, je donne ce que j'ai de meilleur.

Cette simple phrase a été pour moi une vraie bénédiction. Quelquefois quand, absorbé par ma correspondance, je voyais arriver l'heure de la prière en commun, cette pensée s'élevait en moi : Ne faut-il pas poursuivre ce travail ? Alors me revenait la parole : Rien n'est trop précieux pour mon Seigneur Jésus. Et la correspondance était laissée de côté et je goûtais sans obstacle aux joies de la communion de Dieu. Parfois je m'éveillais le matin, très fatigué ; le moment était venu de mon culte personnel et aucun autre moment n'est aussi favorable que tôt, le matin, pour mettre sa harpe à l'unisson du chant du jour. Alors la parole : Rien n'est trop précieux pour mon Seigneur Jésus me revenait à l'esprit et, après m'être levé, j'éprouvais qu'on ne sent jamais la fatigue avec Lui. Cette pensée, aussi, m'a été d'un grand secours quand je dus laisser mes bien-aimés en Angleterre. En vérité, je ne puis dire combien de centaines de fois Dieu m'a envoyé une bénédiction par ces paroles.


1 Hudson Taylor découvrit avant M. Radcliffe qu'en Amérique les chaussures sont habituellement cirées par ceux à qui elles appartiennent, et qu'un nécessaire de nettoyage se trouve toujours dans la valise d'un voyageur. S'étant muni de ce qu'il fallait, désormais, quand il voyageait seul avec M. Radcliffe il se faisait un plaisir de prendre à la dérobée les chaussures de son compagnon, qui les déposait devant sa porte, et de les y remettre après les avoir cirées à la perfection.

2 Il écrivit une année plus tard : « Je ne me suis jamais senti aussi hésitant qu'à cette occasion-là. »

3 Hudson Taylor reçut huit cent vingt-six lettres du 1er juillet, jour de son arrivée à New-York, au 5 octobre, où il s'embarqua à Vancouver.

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