Histoire de la Théologie Protestante

2.2. La réformation suisse jusqu’à l’achèvement des premiers livres symboliques, et ses rapports avec la réformation allemande

2.2.1. Principes fondamentaux de la réforme zwinglienne

La Suisse vit s’accomplir vers la même époque une œuvre réformatrice, sœur de l’œuvre de Luther, mais originale et indépendante. Provoquée par Zwingle et par ses amis, elle fut providentiellement préparée et favorisée par la libre organisation des républiques suisses, et par les progrès rapides de l’humanisme. Un assez grand nombre de villes libres et de villes impériales de l’Allemagne du Sud renfermaient, à cette époque, de nombreuses familles bourgeoises, libres et influentes, amies des lumières, protectrices des lettres et des arts, et qui furent ainsi appelées à jouer un rôle intermédiaire entre Luther et Zwingle. La partie méridionale de la Souabe, en particulier, subit l’influence exclusive de la Suisse jusqu’aux controverses sacramentaires. Les esprits ne saisirent pas à l’origine les caractères différents des deux mouvements réformateurs. La Suisse et l’Allemagne se sentaient unies, non seulement par leur lutte commune contre Rome, mais aussi par leur acceptation des deux grands principes de l’autorité souveraine des saintes Écritures et de la justification par la foi en Jésus-Christ. Cette union devint plus intime encore, quand les Suisses se furent prononcés énergiquement contre les tentatives révolutionnaires du radicalisme protestant, qui avait revêtu chez eux des formes anabaptistes et antitrinitaires. Néanmoins, malgré cet accord dans la lutte contre le pélagianisme, l’opus operatum, le spiritualisme exagéré et l’anarchie sociale des sectaires, ces deux tendances révélèrent leurs différences d’origine et de direction dans l’attitude différente, qu’elles observèrent dans leur lutte contre les sectaires, bien plus encore que par les divergences de leurs formules dogmatiques.

Ces divergences se manifestent sous plusieurs formes. L’influence exercée dans l’Allemagne du Nord par les princes et la noblesse, était dans l’Allemagne du Sud, l’Alsace, et la Suisse allemande l’apanage d’une bourgeoisie riche et puissante, groupée autour des villes d’Augsbourg, Ulm, Strasbourg, et de la Confédération suisse. Les libertés de la bourgeoisie n’auraient pas suffi à elles seules pour donner naissance à la Réforme, comme l’atteste l’exemple des cantons primitifs tous demeurés catholiques. Mais, quand à ces libertés civiles se trouvent unis le goût et la culture des études libérales nous voyons se manifester des aspirations vers la foi évangélique, ou tout au moins vers la suppression des abus scandaleux des nonciatures papales, des infamies des indulgences, des éléments superstitieux du catholicisme du moyen âge. Ce que ces abus renferment d’avilissant et de superstitieux devait susciter une réaction plus violente encore dans tes contrées, où les lumières et les progrès politiques avaient provoqué au sein des âmes des aspirations généreuses vers l’indépendance.

Ce développement remarquable des individualités religieuses eut aussi d’autres conséquences considérables. Le génie d’un seul homme dut posséder moins d’autorité et de prestige sur des âmes aussi fières, et l’on peut observer à ce sujet, que l’Église réformée n’a point possédé des individualités aussi puissantes, que celle de Luther. La Réforme a été en France, comme en Suisse, un acte des volontés et des instincts populaires, en Allemagne, le fruit du génie ardent et impétueux d’un seul homme, modéré et adouci par l’humanisme d’un ami fidèle. L’Église réformée a été composée dès le début de deux éléments inégaux, dont l’union l’a constituée ce qu’elle est aujourd’hui, la sœur de l’Église luthérienne en face de la Rome papale, l’Église qui se répandit de Genève dans l’Europe centrale par la France, et le long du Rhin jusqu’en Hollande, en Angleterre, en Écosse, et qui plus tard conquit à ses principes l’Amérique du Nord. Zwingle a occupé, sans doute, dans la Suisse une place éminente, mais chaque canton possède son réformateur, qui, tout en se rattachant à Zwingle, conserve la physionomie qui lui est propre, tandis que les nombreux collaborateurs de Luther ne sont que ses vicaires et que ses aides. Aussi, comme le montrent les confessions de foi réformées, Zurich seule s’est imprégnée de l’esprit de la dogmatique zwinglienne, qui nulle part ailleurs n’a obtenu l’autorité symbolique.

Ulrich Zwingle, né le 1er janvier 1484, reçut une forte éducation littéraire à Berne, et surtout à Bâle sous la direction de Thomas Wyttenbach, et se signala dès l’année 1512 à Glaris par son ardeur patriotique pour la réforme des mœurs et la suppression des abus. Nommé en 1817 curé d’Einsiedeln, il fut appelé à constater par sa propre expérience les superstitions grossières, que le culte de la madone noire de ce célèbre pèlerinage avait provoquées dans le clergé et dans l’esprit des masses, et à combattre le mérite de la vie monastique et des pèlerinages. Nommé en décembre 1518 prédicateur de la cathédrale à Zurich, il s’imposa le devoir de répandre au sein des masses la connaissance des saintes Écritures. Il développa dans une série de sermons, souvent pendant la semaine, les principaux écrits du Nouveau Testament, et, grâce à lui, la prédication relégua de plus en plus la messe dans l’ombre. Son éloquence claire, pratique, puissante devint promptement populaire, et lui assura au sein de la bourgeoisie de nombreux auxiliaires pour une lutte imminente. Dès qu’apparut à Zurich Bernardin Samson, le Tetzel de la Suisse, tout fier de ses nombreux succès dans les anciens cantons, Zwingle, qui avait déjà discuté avec lui à Einsiedeln, prêcha contre les indulgences avec une éloquence si irrésistible, que le conseil de Zurich interdit à Samson l’entrée de la ville. Dès 1520 le grand conseil de Zurich publia un décret de réforme, qui obligeait tous les curés du canton à prêter serment de ne prêcher que sur des textes du Nouveau Testament, de justifier leur enseignement avec les seuls arguments de la Bible, de renoncer enfin à toutes les inventions et les erreurs humaines.

Les masses entraînées par l’exemple contagieux venu d’en haut, s’appliquèrent avec la même ardeur à la réforme du culte et du clergé. On vit partout les jeûnes et le carême négligés ; plusieurs parlèrent de secouer le joug du pape et de l’évêque, pendant que d’autres rêvaient de graves transformations politiques ; et bientôt Zurich se vit menacée tout à la fois à l’intérieur par de graves dissensions, et à l’extérieur par les protestations de l’évêque de Constance, Hugo de Landsberg, homme instruit, et jusqu’alors bienveillant et pacifique. Les persécutions suivirent de près les menaces, et Zwingle, après avoir vu ses partisans déposés, courut lui-même de grands dangers. La Réforme naissante semblait devoir périr, écrasée entre les menées des catholiques réactionnaires, et la licence sans frein des novateurs. La destruction des images, l’abolition de la messe et du baptême des enfants, furent prêchées ouvertement par Louis Hetzer et ses partisans. Une fermentation redoutable contre l’idolâtrie papale travaillait les esprits.

Le gouvernement cantonal se vit contraint, pour empêcher l’anarchie de parvenir à son comble, de prendre en main les rênes du gouvernement ecclésiastique. Le grand conseil convoqua le 29 janvier 1523 dans la salle de l’hôtel de ville une réunion des réformés et des catholiques. Au début, le vicaire général de l’évêque de Constance refusa d’avoir recours au seul témoignage des saintes Écritures. Contraint plus tard de les invoquer, il sembla au grand conseil avoir eu le dessous dans la discussion ; celui-ci prit l’initiative des premières mesures de réforme dans le culte, et prescrivit l’usage exclusif de la langue vulgaire. Seules la messe et les images restèrent debout. Voulant garantir l’Église contre les menées des sectaires, le grand conseil fit jeter en prison les principaux meneurs, et convoqua en octobre 1523 une seconde assemblée, appelée à se prononcer en dernier ressort sur la valeur des images. Conrad Schmidt, de Kussnacht, demanda dans l’esprit de Luther, qu’on n’ôtât pas aux faibles en la foi un aussi puissant secours extérieur. Laissons, dit-il, aux ignorants ce secours humain, tout en habituant les âmes à ne s’appuyer que sur Jésus-Christ seul, et avec le temps les images disparaîtront. A celui qui a gravée dans son cœur la véritable image de Jésus-Christ, les images extérieures ne sauraient nuire. Zwingle, soutenu par Sébastien Hofmeister, de Schaffhouse, combattit énergiquement cette thèse. Les chrétiens, dit-il, ne peuvent laisser subsister les abus contraires à la foi. Si l’on veut attendre, pour supprimer les abus, qu’ils aient cessé de faire des dupes et des victimes, on n’opérera aucune réforme. Schmidt se laissa gagner à cette opinion énergique, et le grand conseil promulgua, sur leur initiative, en 1524, un décret de réformation, qui abolissait la messe et les images, et instituait la prédication évangélique et la communion sous les deux espèces. La première communion évangélique fut célébrée à Zurich le jour de Pâques 1525. Tout en refusant de froisser et de contraindre les consciences, le grand conseil déclara ne vouloir tolérer que le culte conforme aux enseignements évangéliques.

[Voir Hagenbach, Vorlesungen über Wesen und Geschichte der Reformation, 2 Theile, 1857. H. Bullinger, Geschichte der Reformation, von 1519-1531, 3 vol. Füssli, Beitræge zur Erlæuterung der Kirchen-Reformations-Geschichte des Schweizerlandes, 1741, 5 vol. J.-Heinr. Hottinger, Historia ecclesiastica, t. VI, IX, 1665, etc.]

La Réforme gagna rapidement les autres cantons, avec, aussi bien que sans le concours direct de Zwingle. Bâle fut réformée par Gaspard Hédion et Capiton, mais le mouvement religieux reçut son impulsion sérieuse d’Œcolampade, de Weinsberg (1523), qui y fut nommé professeur en 1524, en même temps qu’Erasme y exerçait une influence considérable. La même année le Dauphinois Farel se rendit à Bâle, et gagna le grand conseil à la cause de l’Évangile. Les relations politiques de Bâle avec l’Autriche, et la présence d’un évêque, rendirent la bourgeoisie indécise et flottante jusqu’en 1529. Berthold Haller et Sébastien Mayer obtinrent de grands succès à Berne. Il est vrai que le colloque de Bade (1526) n’aboutit à aucun résultat sérieux. Il n’en fut pas de même du colloque de Berne (1527), qui tourna au triomphe du parti évangélique, grâce à l’énergique concours de Zwingle, Haller, Kolb, Capito et Bucer. L’année 1828 vit triompher définitivement la Réforme à Berne.

La réforme suisse se vit appelée à lutter pendant plusieurs années contre de nombreux sectaires, et en particulier contre les anabaptistes. Zwingle fut amené à les combattre, non seulement par la modération de son caractère éminemment pratique, mais aussi par ses principes mêmes. Le respect profond, dont il est pénétré, pour la majesté divine, lui inspire un vif dégoût pour l’arbitraire de la raison humaine ; son profond sentiment moral réclame impérieusement une règle inflexible pour la volonté, et pour lui cette règle n’est pas autre chose, que les écrits canoniques de la Bible, qui nous enseignent que nous trouvons notre repos en Dieu, et que nous devons l’honorer lui seul. La Bible est pour lui l’autorité divine, barrière infranchissable pour l’arbitraire humain, loi sévère pour l’incrédule, lumière pénétrante pour le fidèle.

Les renseignements, que Zwingle nous a fournis sur son propre développement religieux, nous permettent de comprendre le rôle qu’il assigne aux saintes Écritures. Disciple ardent et convaincu de l’humanisme, il s’était longtemps considéré comme un disciple fidèle de Platon et des stoïques. Fortement ému par un écrit d’Erasme, il résolut de devenir un véritable disciple de Jésus-Christ. La philosophie et la scolastique avaient été impuissantes à dissiper les doutes de son intelligence.

[« Après avoir longtemps, dit-il, préféré les enseignements de la philosophie et de la théologie, j’ai voulu me soumettre à la Parole de Dieu, me laisser guider par sa lumière. Elle m’a révélé la vérité, et rendu fort contre les erreurs humaines[a]. »]

[a] Zwinglii Opera, édition Schuler et Schulthess. Von der Klarheit und Gewüsse des Wortes Gottes. Vom Jahr 1522, I, 79.

Seule la Bible put communiquer à son âme une certitude pleine de consolation et d’espérance ; aussi lui assigna-t-il dès le début une importance exceptionnelle. La Bible, dit-il, vient de Dieu et non pas des hommes, et ce bon père, qui te donne le Saint-Esprit, te donnera de reconnaître l’inspiration de sa sainte Parole. La Parole de Dieu doit être tenue en grand honneur par l’Église et par les fidèles, et aucune parole ne mérite autant de créance qu’elle. Son efficace est certaine ; elle est claire et se rend témoignage à elle-même ; elle communique à l’âme toutes les grâces célestes, la console, l’humilie, lui apprend à se renoncer et à saisir Dieu dans ses profondeurs mêmes[b]. C’est de la Parole que se nourrit l’âme qui, renonçant à tout appui humain et aux consolations de la terre, trouve en Dieu seul sa confiance et son recours, et se repose sur son sein[c]. Comme on le voit, on se ferait une bien fausse idée de Zwingle si l’on pensait que, comme le comte Pic de la Mirandole, il a trouvé la satisfaction de ses besoins spirituels dans un système philosophique, et si l’on assignait à son activité une base intellectualiste pure, et non pas aussi religieuse et morale, d’où l’on devrait conclure que son œuvre réformatrice n’a fait que marcher dans les errements de la renaissance. La vérité qu’il a cherchée et qu’il croit avoir rencontrée, est pour lui une vérité pratique. Dieu est sans doute pour lui, comme pour Pic de la Mirandole, le vrai suprême, mais il est aussi le souverain bien, au sein duquel l’âme se repose, une volonté intelligente, qui pénètre, vivifie l’âme humaine, et la rend agissante, et bienfaisante comme son principe.

[b] Au même endroit, Zwinglii Opera, I, p. 81.
[c] Id., II, 2, p. 20.

Zwingle établit une liaison intime et profonde entre le monde et Dieu. Tout ce que l’humanité possède de vrai, de digne, de grand est à ses yeux une œuvre et une révélation divines. Toutes les vérités religieuses des Écritures sont inspirées, mais celles-là seules sont infaillibles que l’Esprit-Saint lui-même a dictées. Elles constituent les saintes Écritures, la Parole de Dieu par excellence[d]. Il ne craint pas néanmoins de reconnaître l’inexactitude de certains renseignements historiques. Ce n’est pas l’autorité de l’Église qui nous fait admettre l’inspiration des saintes Écritures, mais l’Église, dépositaire des oracles de Dieu, éclairée par la grâce, a le droit et le devoir de séparer l’ivraie du bon grain, l’erreur de la vérité. Parmi les éléments imparfaits, introduits arbitrairement dans le canon des Écritures par l’Église catholique, Zwingle range non seulement les apocryphes, mais aussi l’Apocalypse. Les lois et les institutions humaines doivent se régler sur le modèle de la règle inflexible et absolue de la Parole divine. Ce qui doit faire loi, ce n’est pas le cas particulier, mais la règle générale en dehors des circonstances particulières et locales[e]. Aussi, en vertu de ce principe, et, tout en s’inclinant avec un saint respect devant les révélations de l’ancienne alliance, toutes les institutions cérémonielles n’ont pour lui qu’une valeur locale et relative.

[d] Zwinglii Opera, édition Schuler et Schulthess, II, 2, p. 20.
[e] Id., VII, 316 ; III, 367.

La Parole est pour Zwingle l’unique source de la vérité, elle est de plus suffisante. Tout ce que Dieu n’a point révélé par sa Parole et par ses actes est entaché de péché. Il en résulterait logiquement que son système devrait repousser tout principe ne remontant pas, par des actes formels, jusqu’à l’âge apostolique, le baptême des enfants en particulier. Néanmoins ses controverses avec les anabaptistes lui ont permis de s’élever au-dessus de la lettre, bien qu’il ait toujours éprouvé une vive répugnance pour un culte plein de pompe et d’éclat terrestres. Il reconnut, à Marbourg (1529), la validité de l’article qui traite de la tradition et admet la légitimité de toutes les institutions qui ne sont point formellement condamnées par la Bible. Tout en concédant ainsi que la Bible n’a point prétendu régler minutieusement tous les actes de la vie religieuse, il a su affirmer[f], aussi bien que Luther, sa parfaite suffisance en matière de foi et l’inutilité d’une tradition soi-disant supplémentaire. La soumission à l’Écriture sainte n’a rien d’aveugle et de servile, c’est le service agréable de l’âme qui supporte joyeusement le joug du Seigneur. La Parole n’en a pas moins besoin d’être interprétée. Les anabaptistes s’attachent à la lettre, mais celle-ci ne saurait toucher à salut l’âme qui n’a pas été illuminée par la grâce. Celui qui a prononcé la parole peut seul en connaître le sens précis[g]. Aussi est-il nécessaire que le même Esprit, qui a inspiré les Écritures, les interprète et les explique à l’âme croyante. Seule l’illumination divine fait saisir le sens véritable de la lettre. Le sens de l’Écriture est simple, clair, précis ; l’exégèse allégorique est pleine de dangers et d’arbitraire. Un passage semble-t-il contredire un autre passage, on doit les comparer, pour les expliquer l’un par l’autre. Zwingle a donc admis une interprétation des Écritures par elles-mêmes et par l’analogie de la foi. Il choisit comme principe fondamental aussi bien Christ et la justification par la foi que l’honneur de Dieu, puisque l’Écriture est par excellence la révélation de ses volontés, la manifestation de ce qu’il a fait pour nous, et de ce qu’il veut surtout que nous fassions pour lui.

[f] Zwinglii Opera, édition Schuler et Schulthess, I, 194, 209.
[g] Id., I, 231.

En ce qui concerne la puissance et l’efficace des saintes Écritures, la lettre extérieure est pour Zwingle morte et inutile sans l’illumination intérieure de l’Esprit-Saint. Tel est le principe que formule l’article V de la Confession d’Augsbourg, qui veut maintenir par là la liberté absolue de Dieu d’agir où, comme et quand il veut. Zwingle y joint ce principe que la lettre, œuvre de la créature, ne saurait manifester la volonté de Dieu. Néanmoins la lettre possède à ses yeux une grande portée contre les rêveries et les prétendues inspirations des sectaires. Elle est utile pour contrôler et combattre toutes les fausses doctrines, fruits impurs de l’imagination perverse des hommes. Sans doute, celui qui est né de l’Esprit est pour toujours affranchi du joug de la lettre, mais les indifférents, les ignorants, les tièdes ont besoin de cette règle extérieure[h]. Il ajoute que la foi, pour se maintenir sans tache, pour se purifier de tout élément hypocrite, a besoin de subir le contrôle de la Parole[i]. Il déclare enfin plus tard que l’Écriture retrempe, vivifie, rajeunit la foi, et il s’exprime en ces termes[j]  : « Depuis que je me suis entièrement abandonné aux directions de l’Écriture, je me suis appliqué à faire connaître et à manifester le véritable honneur de Dieu, la vérité, la paix et la vie chrétiennes. Je travaille à ce que Christ, auquel nous sommes redevables de toutes les grâces que nous possédons, soit glorifié. C’est être heureux que d’obéir à Christ, de connaître ses miséricordes, de les aimer et de les mettre à profit. Maintenir l’honneur de Dieu et veiller au salut de son âme, c’est tout un. »

[h] Id., II, 2, p. 250.
[i] Zwinglii Opera, édition Schuler et Schulthesi, III, 550.
[j] Id., II, 1, p. 422.

On peut affirmer que l’honneur de Dieu est le principe matériel de Zwingle, puisqu’il ramène à lui tous ses enseignements. C’est sur cette base que nous aurions à analyser les caractères qui le distinguent de Luther, mais nous ne devrions pas y chercher seulement l’expression théologique de la vérité, que Luther enseigne dans la partie anthropologique de sa doctrine, la justification par la foi, si nous étions amenés par les textes à établir ces deux affirmations  : Zwingle ne voit dans l’honneur de Dieu que sa toute-puissance et non pas aussi sa libre grâce, son amour prévenant, qui se propose l’homme comme but de son activité, et veut que l’homme lui rende hommage par la seule obéissance à sa loi morale dans la vie pratique, et non pas aussi par la soumission de sa foi acceptant le salut gratuit ; mais ce n’est point le cas. Il est vrai que nous ne pouvons point saisir dans la vie de Zwingle, aussi distinctement que dans celle de Luther et de Calvin, la crise soudaine et puissante de la vie morale, le passage brusque et impétueux des contradictions douloureuses d’un cœur partagé à la certitude triomphante de la réconciliation. Zwingle n’a jamais appartenu de cœur à l’Église romaine et n’a jamais accepté le dogme de la transsubstantiation. Aussi n’a-t-il pas connu les grands orages de la conscience ; il a subi une évolution lente et raisonnée de l’affirmation à la négation  : au début humaniste délicat, plus tard disciple fervent de la Parole sainte. A mesure que la connaissance de la vérité se développait en lui, il crut reconnaître que la maladie morale de l’homme tenait moins à des violations particulières de la loi divine qu’à un état général d’ignorance et d’apathie en face de la sainteté divine. Zwingle a reconnu de bonne heure que la religion, c’est-à-dire la foi, est la seule base des œuvres. Il a exprimé fortement le besoin de rédemption qu’éprouve l’âme humaine, et la paix que lui procure la grâce, qui est en Jésus-Christ, et que la parole inspirée lui révèle. On peut, néanmoins, affirmer qu’il insiste plus sur le malheur et les souffrances, fruits amers du péché, que sur l’angoisse morale et la crainte de la condamnation, sur la maladie que sur la responsabilité[k]. Cependant il serait aussi faux qu’injuste de prétendre que Zwingle a considéré Dieu comme éternellement réconcilié avec le malin, et Jésus-Christ comme un simple révélateur de la bonté divine, et non comme le Rédempteur, qui a souffert à notre place, et qui a satisfait pour nous aux exigences inflexibles de la justice céleste. Pour lui comme pour Luther, l’objet de la foi qui sauve n’est pas autre chose que la réconciliation que Christ nous a conquise.

[k] Voir Schneckenburger, Vergleichende Darstellung des reformirten und lutherischen Lehrbegriffs, 1855.

[Zeller, comme Ritschl (Jahrb. für deutsche Theologie, 1860, p. 619) ont raison contre A. Schweizer (Geschichte der reformirten Dogmatik, II, 291, 356, 371) et peuvent s’appuyer sur des passages des écrits de Zwingle. Voir Zwinglii Opera, édition Schuler et Schulthess, I, 34, 75, 95, 261 ; II, 1, 551 ; I, 76  : « Place toute ta confiance en Jésus, et sois assuré que lui, qui a souffert pour nous, nous a réconciliés pour l’éternité. »]

On a cru, il est vrai, attribuer à une certaine indifférence pour le Christ historique et pour son œuvre le salut, qu’il accorde aux païens, et cette opinion qu’il a formulée, que la vertu, à laquelle les païens donnent le nom de sagesse, est identique avec la foi chrétienne. En parlant ainsi, Zwingle ne fait que reproduire l’opinion d’un grand nombre de Pères de l’Église, et en particulier des docteurs de l’école d’Alexandrie, qui voient dans tous les éléments saints et justes du paganisme une manifestation du Verbe. Sans aller aussi loin que Justin Martyr, qui appelle chrétiens les sages de l’antiquité, qui ont obéi à ces révélations intérieures du Verbe, il se contente de déclarer qu’ils ont obtenu la félicité éternelle après leur mort, et l’Église fait la même déclaration à l’égard des patriarches. Il pouvait[l] considérer ce bonheur comme un fruit de l’activité du Verbe, et ne l’en a d’ailleurs jamais séparé. Pour lui le décret éternel de la miséricorde céleste n’imprime pas seulement un caractère absolu de certitude à la réconciliation par Jésus-Christ, mais la rend efficace pour tous les temps. C’est par Christ, et par Christ seul, que les sages païens ont obtenu les béatitudes éternelles. Zwingle, il est vrai, ne renvoie pas à l’économie céleste le salut des païens, il n’admet pas la possibilité de la conversion au-delà de la tombe, mais il envisage la fidélité, avec laquelle ils ont administré dans cette vie les biens qui leur ont été confiés par le Verbe, comme une équivalence de la foi. Néanmoins, il ne peut que reléguer dans la vie éternelle la connaissance qu’ils ont acquise du Christ incarné et ressuscité. L’Église elle-même n’exige pas des saints de l’Ancien Testament une connaissance très profonde de Jésus-Christ, bien qu’elle eût pu le faire pour les prophètes. On n’est pas plus en droit d’affirmer que la foi se réduit pour Zwingle au sentiment de la dépendance absolue, et que le déterminisme constitue le seul principe matériel de sa théologie. La justice de Christ le rédempteur est un des éléments importants de sa dogmatique[m], et dans sa morale il exige du croyant le renoncement absolu, l’humilité la plus entière, et dans le sens positif, en opposition à la foi historique morte, la confiance inébranlable de l’âme qui s’appuie sur le roc éternel des mérites de Jésus-Christ[n]. Il n’envisage nullement la foi comme une œuvre, mais comme un sentiment de paix profonde, qui procède de Dieu et que Christ nous procure, la conscience joyeuse de notre réconciliation et de notre communion avec Dieu. Il est incontestable que Zwingle attache une importance décisive à la certitude personnelle du salut. Son principe fondamental est celui-ci  : Nous ne pouvons trouver qu’à la source même, en Dieu, la vérité, la paix et la vie. Nous ne saurions y suppléer par aucune institution, aucun principe, aucune œuvre, quelque excellents qu’ils fussent, Église, lettre des Écritures, sacrements même. Le croire ou chercher à le réaliser serait de notre part abaisser le niveau de nos espérances et dépouiller Dieu de sa gloire. La vérité divine ne peut pas consentir à reposer sur un témoignage inférieur à elle ; elle repose sur sa dignité, et se rend témoignage à elle-même. Sa doctrine de la foi ne se relie pas moins intimement à l’activité de l’amour chrétien. La foi ne reçoit pas seulement la grâce qui pardonne, mais aussi Christ et le Saint-Esprit.

[l] Zwinglii Opera, édition Schuler et Schulthess, VIII, 20.
[m] Zwinglii Opera, édition Schuler et Schulthess, I, 229.
[n] Id., I, 277.

[Id., III, 176. De vera et falsa religione. La justification n’est pas autre chose que l’homme s’abandonnant à la grâce divine. I, 551. La vie du chrétien consiste dans l’espoir infini, qu’il place dans les mérites de Jésus-Christ. Il vit en Christ, et Christ en lui, il n’a plus besoin de loi. I, 155. Le croyant ne demande pas de récompense. Ce n’est pas l’espoir de la vie éternelle, mais là présence du Christ, qui fait agir l’âme. IV, 63, I, 81...]

Résumons ces quelques observations générales. Luther et Zwingle ont des traits essentiels de ressemblance  : tous deux reconnaissent l’autorité suffisante, unique, normative des saintes Écritures, et la grâce libre de Dieu en Christ, qui pardonne en même temps qu’elle sanctifie, et qui est l’apanage de la foi seule.

Nous retrouvons pourtant des nuances importantes dans leurs diverses méthodes d’exposition du principe évangélique. On a voulu rechercher le point de départ dans la différence de leur attitude en face du catholicisme[o]. Zwingle éprouve une plus grande répulsion pour le paganisme, dont l’Église romaine est toute imprégnée, et pour la divinisation de la créature ; aussi, dans son désir d’éviter toute confusion de l’humanité et de la Divinité, refuse-t-il d’assigner à aucune créature une action et une efficace sanctifiantes. Dans son soin jaloux de maintenir intact l’honneur de Dieu, il hésite à envisager le chrétien comme un foyer spontané de vie individuelle et libre, et l’âme demeure pour lui comme un théâtre, ou comme un spectateur passif de l’action divine. Luther, bien au contraire, tout en niant la liberté humaine, met tout particulièrement l’accent sur la faute individuelle, et envisage le chrétien comme une causalité libre, qui agit d’après ses propres inspirations et ses propres connaissances[p].

[o] Ce jugement a été pour la première fois formulé par Herzog. Voir aussi les Studien und Kritiken, 1847, p. 957. De même A. Schweizer, Die Glaubensles der evangelisch-reformirten Kirche, 1844, Band I, 7, 52, et Theologische Jahrbücher von Baur, 1848, I, p. 47 ; 1856, I, p. 152. Voir Thomas, la Confession helvétique, 1853, p. 118.
[p] Luther n’a professé aucun déterminisme théologique abstrait, et n’a jamais enseigné que Dieu exerçait sur l’homme une influence purement extérieure et physique.

Ces divergences se rattachent étroitement aux formes différentes qu’a revêtues leur personnalité spirituelle. Le trait commun entre eux, c’est la lutte ardente contre l’Église qui avait élevé leur enfance, et le désir de s’affranchir des imperfections qu’ils avaient le plus vivement senties. Zwingle avait surtout éprouvé la malédiction et l’angoisse de la fausse liberté humaine, qui est le principe du paganisme. Aussi a-t-il réagi surtout avec énergie contre tout élément païen dans la vie religieuse, qui tend à priver Dieu de sa gloire et à lui substituer l’arbitraire du caprice humain. Luther, au contraire, s’est senti écrasé sous le poids de la légalité romaine ; affranchi par l’action de la parole sainte, il s’empresse d’accentuer la valeur de la libre grâce et de l’affranchissement de la loi. Nous sommes plutôt confirmé qu’ébranlé dans cette affirmation, par le double fait que Zwingle, même depuis qu’il est devenu le réformateur de la Suisse, porte sur l’antiquité classique un jugement plus favorable que Luther, et que celui-ci, par contre, se montre plus conservateur et plus modéré que Zwingle dans sa réaction contre l’Église romaine. En rendant hommage à la sagesse de Socrate, à la grandeur de Platon, au génie d’Aris-tote, Zwingle, bien loin de rehausser l’élément païen et corrompu de l’antiquité, n’a voulu que signaler les éléments généreux de l’âme humaine, qui avaient échappé à l’influence délétère du paganisme. Luther, de son côté, n’a voulu conserver aucun des abus pélagiens et magiques de l’Église romaine, mais seulement les éléments, qu’il considérait comme l’héritage légitime de toute Église chrétienne, dans le dogme, le culte et la morale. Nous avons vu aussi que Zwingle n’a pas traversé la même crise que Luther en face de la loi. Nous ne trouvons chez lui que bien peu de traces de ces angoisses affreuses de la conscience et de cette influence religieuse et morale du mysticisme du moyen âge, que nous avons constatées chez Luther. Comme l’a justement fait observer Schenckel, le péché est pour lui bien moins le mal devenu une puissance infernale et démoniaque qu’un état maladif, humiliant et dégradant pour la dignité de l’âme humaine, indigne d’elle, et l’entraînant dans l’infortune et la détresse morales. L’humanisme lui a appris à juger le mal, surtout au point de vue de l’esthétique, et à laisser dans l’ombre l’élément légal et judiciaire de révolte et de condamnation. Il en résulte des nuances assez accentuées entre les deux manières de comprendre l’œuvre de la rédemption. Luther met l’accent sur l’acquittement de la dette, sur l’affranchissement du joug écrasant de la loi ; Zwingle sur le rétablissement de la paix de l’âme, de la dignité du peuple élu, et de chaque chrétien fidèle, pour la plus grande gloire de Dieu[q]. La négation radicale de la liberté humaine était inspirée à Luther par une réaction violente contre le pélagianisme catholique, et non par le désir d’atténuer la faute de l’homme. Il est possible que le développement logique des prémisses prédestinatiennes absolues de Zwingle ait exercé une influence exagérée sur sa conception du péché et de la coulpe. La conscience claire et précise du caractère de la loi, qui a conduit Luther aux pieds de la croix ne fut révélée à Zwingle que par la foi elle-même et l’amena à réserver une plus large place à la loi dans l’économie évangélique. L’Évangile, à ses yeux, se propose de réintégrer la loi dans tous ses privilèges, et de restituer à l’honneur de Dieu la place, qui lui appartient dans le monde spirituel. Cet honneur de Dieu n’a rien du reste de transcendental et d’inaccessible, et, bien loin de se replier égoïstement sur lui-même, il se communique à l’âme par la foi.

[q] Voir Hundeshagen, Beitræge zur Kirchenverfassungsgeschichte und Kirchenpolitik, insbesondere des Protestantismus, I, 1864.

Zwingle avait choisi comme devise favorite la déclaration de Matthieu 11.27  : « Toutes choses m’ont été données par mon Père, et nul ne connaît le Fils que le Père, et le Père que le Fils, et celui à qui le Fils veut le faire connaître. » L’âme humaine ne peut trouver son véritable repos qu’en Dieu lui-même. Dieu est le souverain bien, et aussi la bonté suprême. Son honneur est satisfait, sa joie est parfaite, quand il voit le monde jouir de sa communion, et goûter de sa plénitude. Il aime, pour ainsi dire, à se répandre dans toutes ses créatures. De son côté, l’homme, cette créature privilégiée, cet être formé à l’image de Dieu, doit se proposer pour but suprême la volonté de son père céleste[r]. Dieu est le but de l’homme, l’homme le but de Dieu, non pas pourtant que l’on doive entendre par là que Dieu n’atteint qu’en l’homme la plénitude de son être. Quoi qu’il en soit, l’abîme entre le Dieu trois fois saint et l’homme pécheur n’est pas aussi profond pour Zwingle que pour Luther ; il en résulte que, n’ayant pas fait, avant de posséder la foi, la même expérience du péché et de la loi, il semble introduire au sein de la doctrine chrétienne des éléments de panthéisme. Néanmoins, ce danger est plus apparent que réel, et il est contre-balancé par sa doctrine de Dieu, volonté personnelle et libre, par le rôle important qu’il assigne, à côté de la foi, à la loi divine, à l’obéissance de l’homme et à la crainte de Dieu.

[r] Comme le veut Sigwart, Ulrich Zwingli, 1835, p. 229.

La foi agissante paraît avoir pour Zwingle plus d’importance que le développement de la piété intérieure. Luther s’est attaché surtout à retracer et à affirmer l’épanouissement interne de la vie nouvelle déposée par la grâce dans le cœur de l’homme. Celui-ci accentue la justice de l’homme dans ses rapports nouveaux avec Dieu, celui-là relève le principe de la vie terrestre, qui consiste pour le chrétien à manifester ici-bas la gloire de Dieu, par l’accomplissement de ses desseins, par le progrès de l’âme dans la sainteté, et par la pénétration de la vie individuelle et sociale par le christianisme. Le patriotisme chrétien de Zwingle puise ses inspirations dans les profondeurs de sa piété, et il lui a été fidèle jusqu’à la mort.

[Stahl (Das Lutherthum und die Union) exprime ainsi cette pensée  : L’Église luthérienne a une tendance plus contemplative, l’Église réformée une tendance plus légale. Schneckenburger, (Vergleichende Darstellung, I, 158) est plus juste  : L’Église réformée, dit-il, accentue l’action, l’Église luthérienne le repos de l’âme ; la morale a été de bonne heure l’objet de sérieuses études chez les réformés. Je ne puis suivre l’auteur dans les conséquences qu’il en tire, surtout quand il affirme l’analogie de la piété réformée et de la piété catholique, qui toutes deux feraient dépendre le salut de la sanctification et des œuvres (comparez la 86e question du Catéchisme d’Heidelberg, avec la Confession d’Augsbourg, 116), bien que je ne trouve pas satisfaisante la modification de Güder  : La doctrine luthérienne expose la foi, telle qu’elle existe, l’Église réformée, telle qu’elle se développe dans les divers degrés de la sanctification. Car il resterait, encore à décider si la base de la sanctification est la même, ou si la sanctification n’est pas déjà renfermée dans la justification. Ce qui est vrai, c’est que Zwingle ne relève pas assez la richesse et l’indépendance intérieures de la Vie croyante, et qu’il accentue énergiquement la vie morale extérieure. Hundeshagen, I, 3, § 2. Tholuck, Das kirchliche Leben im 17ten Jahrhundert.]

Cette activité exclusivement pratique de Zwingle n’a rien de fiévreux et d’irrégulier. Elle procède d’une âme qui a trouvé son repos en Dieu, et d’une profonde individualité morale. Fruit de son génie même, elle a imprimé à son œuvre réformatrice un caractère de vivacité et d’énergie inconnu à Luther. Il n’exige pas comme lui un dégagement aussi lent et aussi minutieux de l’âme de tout élément impur et imparfait, et il est satisfait déjà, quand il voit le gouvernement s’efforcer de réaliser la parole de Dieu dans ses actes. Il est plus social, plus collectif, Luther plus individuel. L’un veut la conversion radicale de l’individu, l’autre une transformation générale ; l’un est concentré dans les profondeurs de l’âme personnelle, l’autre veut répandre l’action générale plus rapide, mais peut-être aussi moins profonde, du christianisme dans le monde.

Zwingle reconnaît au gouvernement chrétien le droit et le devoir de veiller au maintien des bonnes mœurs ; car pour lui la société politique et la société ecclésiastique constituent un tout harmonique. Sous son influence, le grand conseil publia des mandements sévères, nomma des censeurs, mais ne réalisa pas la réforme décisive, opérée plus tard par Œcolampade et par Calvin, l’institution des conseils presbytériaux. Bâle, Strasbourg et les villes souabes attachèrent une plus grande importance à l’organisation ecclésiastique. Strasbourg remit entre les mains du pouvoir civil l’administration de la discipline ecclésiastique, mais institua des conseils presbytériaux.

Zwingle et Luther ont donné des développements assez différents au principe formel de la Réforme. Examinons à ce point de vue la doctrine de Zwingle sur la lumière intérieure. Nous avons vu qu’il assigne une grande importance à l’action immédiate de l’Esprit-Saint, qui communique à l’homme la certitude directe de la vérité[s]. L’homme, quand il ne place sa confiance qu’en la Parole extérieure, retombe sous l’autorité humaine, qui ne peut ni lui assurer la communion divine, ni y suppléer. Nous ne pouvons pas non plus attribuer une efficace intrinsèque à la Parole extérieure et aux sacrements. La Parole ne peut que nous engager à rechercher Christ, dont l’esprit nous parle et nous assure par son action puissante la communion de vie avec le Rédempteur. C’est ce que Zwingle appelle[t] la Parole intérieure, qui réside dans l’esprit des fidèles, chez lesquels elle renouvelle et éclaire les profondeurs de l’âme. C’est à elle que la Parole extérieure doit toute sa puissance. Le but que celle ci se propose est de nous amener à rechercher la vérité au dedans de nous. L’élection divine est libre, de même aussi l’Esprit souffle où il veut, bien que l’ordre providentiel fasse naître la foi de la prédication[u]. Ces thèses de Zwingle se rattachent à son horreur profonde contre toute déification, qui pourrait se substituer à l’honneur de Dieu, ou tout au moins empiéter sur ses attributions exclusives. Luther enseigne que la Parole intérieure, le salut, Christ, communique son efficace à la Parole extérieure et aux sacrements, se rapproche par leur moyen de l’âme humaine, et s’offre à son acceptation extérieure pour accomplir sa transformation intérieure. Zwingle et Œcolampade éprouvent une sorte de répugnance pour cette théorie, qui leur semble de déification idolâtre de la Parole extérieure et une atteinte à la dignité de Jésus-Christ. Ils ne l’envisagent que comme un instrument, un organe de la grâce. Sans doute, la doctrine communiquée à l’homme par la Parole extérieure est la même pour Zwingle et pour Luther, mais les réformateurs suisses réunissent bien moins étroitement ces deux éléments de la vérité que les docteurs de Wittemberg. Et il y a même plus. Bien que Luther concède que la Parole extérieure ne possède aucune puissance rédemptrice en elle-même, mais ne fait que rendre accessible à l’âme la Parole intérieure, Christ, qui est attachée à son acceptation, Zwingle ne peut pas admettre cette théorie, parce qu’elle lui semble enchaîner la liberté absolue de la grâce divine à des signes sensibles. Luther écarte la difficulté, en reconnaissant dans cette union un acte de la fidélité même de Dieu et une accommodation de sa miséricorde infinie aux lois de la nature humaine, qui ne peut saisir qu’au moyen de secours extérieurs et sensibles les grâces intérieures et spirituelles.

[s] Zwinglii Opera, édition Schuler et Schulthess, I, 77, 81.
[t] Id., I, 82, 79 ; II, 2, p. 442. De même Œcolampade dans son Antisyngramma.
[u] Id., IV, 184 ; VIII, 179.

Zwingle n’appliqua pas à l’apparition historique de Jésus-Christ, mais à la doctrine des sacrements cet axiome, que la créature ne saurait posséder par elle-même une puissance rédemptrice et cette distinction profonde entre la Parole intérieure et la Parole extérieure, et les envisagea comme la conséquence nécessaire du principe, reconnu par tous les réformateurs, qu’il n’y a de salut possible qu’en Dieu et en Jésus-Christ.

Stahl a été aussi injuste que maladroit, quand il a assigné comme principe à toute l’Église réformée la négation du mystère, et quand il a fait de cette négation le dogme fondamental de cette grande branche de la Réforme. Aucune société ne peut reposer sur une base négative. Ce mot reviendrait en fait aux épithètes de rationalisme et d’intellectualisme imaginées par Rudelbach. Mais si l’on doit entendre par mystères, non pas des phénomènes inexplicables de la nature, mais des actes de la vie divine, personne n’est en droit de nier les tendances mystiques de Zwingle. N’a-t-il pas connu la piété mystique ce pieux docteur, qui nous parle du repos de l’âme en Dieu et de son union avec le céleste époux par la foi, bien qu’il donne moins de place à l’imagination et à la contemplation  ? Nous ne saurions retrouver assurément le rationalisme, ou le pélagianisme dans ses doctrines de l’impuissance et de la misère de l’homme, de la grâce prévenante de Dieu, de notre dépendance absolue vis-à-vis de lui, de l’élection divine. Ces dogmes renferment plutôt trop, que pas assez de mystères. C’est précisément l’Église luthérienne qui accentue avec le plus d’énergie la révélation, la manifestation de Dieu dans la Parole et dans les sacrements. L’on pourrait plutôt reprocher de ce côté à Zwingle d’être trop mystique. Luther, en admettant une union plus intime de la Divinité avec l’humanité dans les sacrements, a ouvert sans doute une large issue au mystère, mais l’on n’est pas en droit de prétendre que tous les mystères sont renfermés dans cet unique mystère, et que le théologien, qui refuse d’assigner à la créature une puissance sanctifiante, nie par cela seul l’union de l’humanité et de la Divinité. On pourrait plus justement estimer qu’une union aussi peu intime entre la grâce, et le symbole extérieur qui la représente, éloigne la grâce de l’âme, se borne à la montrer aux regards de l’intelligence, et réduit ainsi la doctrine à une évolution intellectuelle pure, tandis que l’Église luthérienne insiste sur les actes mêmes de Dieu, et sur la communion de vie réelle et efficace entre la créature et son créateur, dans le cours de son existence terrestre. On devrait en conclure, que Zwingle veut simplement éveiller les puissances divines engourdies au fond du cœur de l’homme, et non pas infuser à ce cœur desséché et flétri une vie nouvelle et divine. Telle a été l’erreur pélagienne, dans laquelle sont tombés les anabaptistes et les sectaires, que l’on confond souvent avec l’école de Zwingle, d’après laquelle la Parole extérieure a pour but unique de rappeler à l’âme la force divine, qui repose inactive et inerte en elle. Mais, comme nous venons de le voir, il s’en faut de beaucoup, que Zwingle ait considéré comme surérogatoires ou inutiles la communication des forces divines à l’âme, et les relations directes et vivantes de l’homme avec Dieu. On ne doit donc pas formuler la différence des deux dogmatiques, en disant que l’une part des actes, et l’autre de la doctrine de Dieu, mais simplement observer que l’action divine accompagne les grâces extérieures chez Zwingle, tandis qu’elle est communiquée par elles à l’âme chez Luther.

Les réformés ne seraient pas moins injustes, s’ils prétendaient que la doctrine luthérienne enchaîne Dieu aux grâces extérieures, devenues, en dehors de lui, des moyens magiques de toucher les cœurs, et de les convertir.

Pour nous convaincre à quel point Zwingle était étranger aux théories sectaires, qui cherchèrent à se rattacher à lui, et qui enlevaient à l’Église, à la Bible, aux sacrements, toute efficace et toute dignité, nous n’avons qu’à retracer les controverses sérieuses qu’il engagea contre elles.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant