Histoire de la Théologie Protestante

3.2.1. Côté matériel du principe évangélique

Zwingle ne voit dans le péché qu’un principe charnel, une maladie, une épreuve pour l’humanité. Calvin le considère surtout comme une décomposition spirituelle, un égoïsme fatal. Aussi donne-t-il une définition plus rigoureuse de la justice et de la sainteté de Dieu. L’Éternel ne peut avoir aucun rapport avec l’impiété, et doit détourner ses regards du pécheur. C’est pour Dieu une nécessité de son essence divine de ne pouvoir pardonner, que quand la justice a recouvré tous ses droits. Nous ne devons pas voir dans le péché un élément étranger à notre nature, introduit dans l’humanité par le péché d’Adam, une simple prédominance des instincts inférieurs et grossiers de notre nature, mais bien réellement un divorce complet, absolu entre l’humanité et Dieu. Nous devons retrouver dans sa doctrine du pardon des péchés et de la rédemption bien des éléments de la dogmatique luthérienne. Bien que sa théorie si rigoureuse de la prédestination ne laisse presque point de place au libre arbitre, de même que Luther il dogmatise, comme si la liberté existait réellement, et sa théorie, grâce à cette inconséquence, reconnaît dans une certaine mesure les droits du sentiment moral, compromis si gravement d’ailleurs par elle. Les prémisses sont les mêmes chez Calvin comme chez Luther ; aussi trouvons-nous un accord essentiel entre eux dans les dogmes de la foi, de son objet et de ses fruits.

Luther n’a pas repoussé avec plus d’énergie que Calvin la simple conception de la foi, comme acceptation de faits historiques. La foi n’est pas pour lui la croyance aveugle et ignorante ; elle réclame toute l’énergie et la puissance de l’intelligence. Calvin va même plus loin ; pour lui, la foi est plus un assentiment su cœur qu’une adhésion de l’intelligence, du sentiment que de la raison. La loi est accompagnée d’une sainte émotion de l’âme, d’un acte d’obéissance. Elle met en jeu à la fois toutes les facultés de l’homme. L’objet, dont elle se nourrit est saisi par l’intelligence ; offert à la volonté, assimilé par le cœur. Cette assimilation s’accomplit par le renoncement absolu de l’homme à sa propre justice, et, comme s’exprime Calvin, il faut « que l’esprit monte par dessus soy, pour atteindre à icelle. Et mesme, y estant parvenu, il ne comprend pas ce qu’il entend, mais ayant pour certain et tout persuadé ce qu’il ne peut comprendre, il entend plus par la certitude de ceste persuasion, que s’il comprenait quelque chose humaine selon sa capacité. »

Calvin désigne d’une manière générale comme objets de la foi les attributs de Dieu, tels que sa toute-puissance, sa justice, sa sainteté, ses actes, et surtout ses promesses. Il dit lui-même avec beaucoup de justesse, en repoussant une conception erronée du péché originel, que l’homme qui n’a pas foi en Dieu, ne peut ni craindre le jugement, ni soupirer après la délivrance. La foi est la racine de toute repentance véritable, son but est de provoquer dans le cœur « te l’homme les sentiments qui lui font crier : Abba ! c’est-à-dire Père ; et il est atteint par elle, quand elle saisit en Dieu le côté d’amour, qui est Christ le Rédempteur[a]. C’est en lui que nous retrouvons l’amour du Père, qui se communique à nos âmes, c’est par lui seul que nous avons accès auprès du Père. L’amour de Dieu nous est révélé par la Parole et par les sacrements[b]. Dieu, dit-il, en s’exprimant presque dans les mêmes termes que Luther, Dieu a pris plaisir à rendre ses attributs obscurs et cachés accessibles à l’humanité entière en la personne de Christ. C’est par lui que la source insondable de l’amour divin rejaillit jusqu’à nous, comme il le déclare lui-même à la Samaritaine (Jean 4.14). La personne tout entière de Christ est donc envisagée par Calvin comme l’amour divin manifesté en chair, et cette puissance révélatrice et vivifiante, il ne l’assigne pas seulement à là nature divine, mais aussi à son humanité, dans laquelle reposent notre justice et notre salut, ce qui lui permet d’établir une liaison intime entre Christ et les moyens de grâce. La foi est unie aussi étroitement à la Parole vivante, que les rayons lumineux le sont au soleil, qui les répand sur toute la terre. Il ne suffit pas à l’âme de savoir que les grâces, qui lui sont offertes, sont renfermées en Dieu, et non pas en elle ; non, elle doit saisir par la foi les promesses divines et se les assimiler[c]. Une fois cette œuvre d’assimilation accomplie par la vertu du Saint-Esprit, la Parole, semblable à une semence puissante et vivace, jette de profondes racines dans le cœur du fidèle, et établit entre lui et son Rédempteur une communion indissoluble et éternelle. L’effet de cette union du croyant avec l’objet de sa foi, consiste dans la possession par les fidèles, qui constituent le corps de Christ, des biens éternels de leur divin chef. Calvin, sur ce point, rappelle le mysticisme de Luther dans son traité : De la liberté du chrétien. Il déclare que l’œuvre d’assimilation de notre foi n’est pas complètement réalisée sur la terre, et que notre union mystique avec le Verbe comporte plusieurs degrés de développement. Uni à Christ par la foi, l’homme se sait rentré en grâce auprès de Dieu, qui l’envisage comme son fils, il possède la certitude du salut[d]. Le témoignage intérieur du Saint-Esprit imprime en caractères ineffaçables le sceau du salut dans l’âme de l’homme, dont il éclaire l’intelligence et affermit le cœur.

[a] I.C. 3.2.32 ; 3.3.9.
[b] I.C. 3.11.9.
[c] I.C. 3.2.6.
[d] I.C. 3.2.33-36 ; comp. 3.14.8 ; 2.3.8.

Calvin définit cette foi parfaite comme la connaissance ferme et inébranlable de la bienveillance divine, qui s’appuie sur Christ lui-même, et que nous est confirmée par l’Esprit de Dieu[e]. « Maintenant, dit Calvin, nous avons une entière définition de la foy, si nous déterminons que c’est une ferme et certaine cognoissance de la bonne volonté de Dieu envers nous, laquelle estant fondée sur la promesse gratuite donnée en Jésus-Christ, est révélée â notre entendement, et scellée en nostre cœur par le Saint-Esprit. » Calvin ne s’élève pas avec moins d’ardeur que Luther contre la théologie scolastique, qu’il appelle la doctrine des théologiens sophistes, qui enseigne « que nous ne pouvons rien arrester en nous de la grâce de Dieu, sinon par conjecture morale, selon qu’un chacun se répute n’estre indigne d’icelle[f]. »

[e] 3.2.7.
[f] I.C. 3.2.38.

Comme on le voit, Calvin est bien loin d’assigner la certitude du salut au mérite des œuvres, à l’activité de la vie nouvelle ; ce qui le ferait retomber indirectement dans la théorie catholique[g], qui fait dépendre le salut des œuvres, et rend toute certitude impossible ici-bas, par le fait même de leur insuffisance absolue.

[g] I.C. 3.11.16.

[Schneckenburger, dans son exposition parallèle de la dogmatique luthérienne et de la dogmatique réformée, a complètement dénaturé l’esprit de cette dernière, et n’a pu l’appuyer que sur des écrits du dix-huitième siècle, en se gardant bien d’avoir recours aux livres symboliques du seizième siècle. Or les mêmes erreurs se retrouvent chez les théologiens luthériens du siècle dernier. L’Apologie de Mélanchthon, Luther, affirment aussi bien que Calvin, que les manifestations de la vie nouvelle du chrétien régénéré sont des signes de la pureté de sa foi, l non seulement pour les autres, mais aussi pour lui-même, et constituent dès lors un des éléments de la certitude du salut. Mais les théologiens réformés, pas plus que les luthériens, n’ont placé l’accent sur ce point.]

Nous sommes ainsi amenés à examiner les rapports entre la foi, la justification, et la nouvelle naissance. La foi saisit et possède Christ, en qui résident tous les biens célestes, la rédemption, et la sanctification. Notre faiblesse demande avant tout, que Dieu pénètre de sa grâce prévenante et de sa miséricorde infinie le pécheur, dont Jésus-Christ a effacé par son sang les péchés, qui lui rendaient impossible l’accès auprès du père céleste. Ce ne sont pas nos bonnes œuvres futures, entrevues par la prescience divine, qui nous concilient la charité de Dieu, mais notre misère même. Nous ne sommes pas non plus justifiés par la vertu propre de notre foi, ou comme si elle possédait par elle-même une vertu sanctifiante, car notre justification participerait de son imperfection. Non, la foi nous justifie, grâce au principe dont elle se nourrit, c’est un instrument, qui saisit en dehors de nous Christ dont la rédemption a couvert et caché nos péchés devant Dieu. Nous obtenons ainsi par l’imputation de ses mérites, de sa justice (aussi de son obéissance active) et par le pardon des péchés la justification[h].

[h] I.C. 3.3.1 ; 3.11.7, 10, 22, 23 ; 3.2.39.

Cette justification constitue l’acte divin de la réconciliation, dans lequel Dieu envisage comme justes ceux auxquels il a accordé sa grâce. Osiander affirme, il est vrai, que Dieu ne peut justifier par un acte juridique, et en vertu de l’imputation d’un mérite étranger, ceux qui sont en fait dans les liens de l’injustice. S’il est vrai que notre justice réelle et actuelle constitue l’un des éléments essentiels de la justification, nous devons affirmer que jamais nous ne serons justifiés-ici-bas. Or il n’y a pas de milieu possible ; la justification subsiste tout entière, ou n’existe pas. Une justice partielle serait impuissante contre les angoisses de notre conscience, et nos progrès imparfaits, pleins de rechutes, ne pourraient nous assurer ni repos, ni paix, ni joie spirituelle. Aussi devait-il logiquement exister dans le plan divin une justification autre, que celle qui découle de la sanctification.

Calvin qualifie d’argument absurde, l’opinion qui veut que l’homme soit justifié, parce qu’il est participant du Saint-Esprit. Il n’existe aucun rapport entre Dieu et le pécheur, tant que ses péchés ne sont pas pardonnés. Mais, ajoute-t-il[i], « Jésus-Christ nous donne l’un et l’autre, et nous obtenons l’un et l’autre par la foy, nouveauté de vie et réconciliation gratuite. » Calvin ne veut pas plus séparer, que confondre la justification et la nouvelle naissance. Le même Christ, qui, saisi par la foi du fidèle, lui concède à titre gratuit le pardon des péchés et l’assurance de ce pardon, y joint aussi par amour la nouvelle naissance. Celle-ci inaugure déjà pour lui le sentiment de joie spirituelle, qui accompagne la conscience du pardon et de la délivrance, mais il sait aussi combien ce sentiment est variable, et pourrait plonger l’âme dans une sécurité trompeuse[j]. Aussi veut-il que la foi évite d’analyser ses propres sentiments, de s’y complaire, et songe plutôt à progresser dans la voie du renoncement et du renouvellement. Le catéchisme d’Heidelberg, fidèle à l’esprit de Calvin, fait découler de la justification la reconnaissance chrétienne, qu’il place à la base de toute la morale.

[i] I.C. 3.3.1.
[j] I.C. 3.3.3.

A quels signes reconnaît-on la nouvelle naissance ? Les théologiens réformés et luthériens sont tous d’accord sur ce point important, tous déclarent, que les bonnes œuvres manifestent au monde la bonté de l’arbre, c’est-à-dire la sincérité de la foi du chrétien, et sont pour le fidèle lui-même un gage de son propre salut. Les premiers théologiens de l’âge héroïque de la Réforme insistent moins sur cette preuve, chère à la théologie moderne, que sur ce qu’ils appellent le témoignage intérieur de l’Esprit-Saint ou le sentiment de leur adoption, que Dieu communique à ses élus. Nous n’avons à constater qu’une nuance psychologique entre la théologie luthérienne et la théologie réformée. Celle-là insiste surtout sur l’adoration et la contemplation de la libre grâce de Dieu, celle-ci, sur la reconnaissance du chrétien, qui veut glorifier la volonté et l’acte de Dieu. Cette nuance, bien loin d’établir un conflit entre les deux Églises, ne peut que montrer la richesse des dons de Dieu, et la nécessité d’une union féconde des deux tendances.

Ne sommes-nous pas forcés de considérer comme une cause de divergence plus profonde l’importance exclusive assignée par la théologie calviniste au dogme de l’élection éternelle ? Nous pouvons nous demander, si Calvin et Luther ne font pas dépendre la certitude du salut, celui-ci de la foi en Christ, celui-là de la connaissance, qu’acquiert de son élection le fidèle ? Cette question nous amène à étudier avec détail dans les écrits de Calvin son dogme favori de la prédestination. Ce qui donne au chrétien une assurance joyeuse et inébranlable, enseigne Luther, c’est moins la profondeur et la force de sa foi, que la puissance de l’objet dont elle se nourrit, Christ. Par contre, Calvin rattache la certitude de l’élection à la seule foi en Christ, et sans foi l’élection n’existe pas pour lui. Bien plus, l’élection n’est pas l’objet exclusif de la foi ; c’est Christ qu’elle a en vue, Christ, par lequel seul Dieu communique au monde toutes ses grâces. Aussi Calvin et Luther appellent tous deux Christ le miroir de notre élection[k].

[k] Rudelbach, Reformation, Lutherthum und Union, considère cette image comme appartenant exclusivement à Luther, ce qui prouve son peu de connaissance de la dogmatique de Calvin.

Calvin, tout en niant la possibilité de l’élection en dehors de Christ et de la foi, enseigne cependant une prédestination absolue, reposant sur la toute-puissance de Dieu, base de l’élection de quelques-uns et de l’éternelle réprobation du plus grand nombre[l]. « Toutefois, dit-il, ce qu’aucuns objectent, que c’est une trop grande cruauté, et laquelle ne convient point à la clémence de Dieu, d’exclure aucun pécheur de la rémission des péchez, quand il requerra miséricorde, la réponse est facile. Car il ne dit pas (saint Paul) que Dieu leur déniera pardon, s’ils se convertissent à luy, mais il dit notamment, que jamais ne se retourneront à repentance, en tant que Dieu les frappera d’un aveuglement éternel, à cause de leur ingratitude. »

[l] Institutio christiana, II, 2-6 ; III, 21-24. De libero arbitrio, 1543. Opus c. 216-351. Consensus pastorum Genevensium de æterna prædestinatione.

Le fruit de cette doctrine, dit Calvin, est l’humiliation absolue de l’homme, suivie de son élection glorieuse jusqu’à la certitude inébranlable de son bonheur éternel. Aucun théologien pieux n’a osé nier directement cette vérité, mais le plus grand nombre l’ont déguisée dans des formules, qui lui ôtent toute valeur, en faisant de la prescience divine la base de la prédestination. Voilà, selon lui, la vraie définition du dogme[m] : il y a un décret éternel de Dieu sur le sort qu’il se propose d’infliger à chaque homme. Tous les hommes n’ont pas été créés dans une situation égale ; aux uns est réservée à l’avance la vie, et aux autres la damnation éternelle. Assurément, beaucoup d’entre les hommes, qui ont entendu la Parole, n’en persistent pas moins dans leur incrédulité. Aussi devons-nous admettre que Dieu a, une fois pour toutes et d’une manière irrévocable, déterminé ceux auxquels il accorderait le salut, et ceux qu’il abandonnerait à leur destinée. L’élection ne repose pas sur le mérite des élus, mais sur la libre miséricorde de Dieu, dont la justice sainte se contente de fermer aux damnés la route du salut[n]. L’élection présuppose la réprobation. Calvin ne craint pas d’enseigner, en s’appuyant sur Romains 9.11, que Dieu a créé des âmes prédestinées à l’éternelle damnation[o].

[m] I.C. 3.21.7.
[n] 3.24.1-12.
[o] I.C. 3.23 à 3.4.12.

Tout repose, en dernière analyse, sur la volonté libre de Dieu, et nous n’avons pas à nous creuser la tête, pour assigner une autre cause aux destinées diverses, qui sont le partage des hommes ici-bas, et dans une économie supérieure. Pour réaliser ses décrets à l’égard des damnés, Dieu les prive de l’ouïe de la parole, et les endurcit au contact de l’Évangile. Ils ont des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne point entendre. Pourquoi Dieu agit-il ainsi ? A cause de leur méchanceté, répond-on. Oui sans doute, mais nous-mêmes ne sommes pas moins coupables ; nous ne valions pas mieux que les païens, auxquels Christ n’a pas voulu se faire connaître. Nous devons donc nous borner à affirmer, que la prédestination des méchants à la damnation a en vue la manifestation de la gloire divine.

Calvin n’est pas embarrassé pour répondre à ceux qui lui demandent, comment il peut établir la justice de la sentence de condamnation formulée contre des infortunés, fatalement enclins à suivre les penchants mauvais, qui sont comme leur substance. Nous devons, dit-il, considérer comme juste la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit, et affirmer que tout relève d’elle. Aussi tombons-nous dans la faute des impies, toutes les fois que nous cherchons à soulever d’une main profane les voiles des profondeurs divines. La volonté de Dieu constitue la règle souveraine et unique de la justice. Tout en nous représentant Dieu comme souverainement libre, nous ne devons pas voir en lui un despote, en dehors de tout principe et de toute loi. Il est la règle suprême, le principe de tout ordre et de toute législation. Devant le trône du souverain juge, sur mille points nous ne pourrons répondre sur un seul. Il n’y a en l’homme aucune cause d’élection, mais mille motifs de réprobation éternelle, auxquels se rattache la prescience divine.

Cette réponse nous ramène à la culpabilité de l’homme, et nous fait poser cette question nouvelle : de qui procède cette culpabilité ? de l’homme, ou de Dieu ? Dieu est juste dans ses châtiments, sa sainteté ne subit aucune atteinte, s’il n’est pas lui-même l’auteur du mal. Le péché de l’humanité tout entière remonte à Adam. Aussi avons-nous, avant tout, à résoudre une question capitale, et à nous demander, quel rapport nous pouvons établir entre la chute d’Adam, et les décrets éternels de Dieu ? Calvin semble avoir, hésité lui-même dans la solution de ce problème redoutable. Assurément là simple condescendance de Dieu ne saurait lui suffire, et cependant il veut rendre l’homme responsable de sa chute. L’homme, dit-il, est tombé parce que la chute rentrait dans le plan providentiel de Dieu, mais il n’en succombe pas moins à ses propres convoitises. Dieu n’est donc pas l’auteur de la désobéissance, qui se rattache, toutefois, au plan général de sa sagesse, en dehors de laquelle rien ne saurait exister. Nous pouvons avancer à l’appui de notre thèse les propres déclarations de Calvin lui-même, qui affirme avec une égale énergie la culpabilité de l’homme, et la justice de Dieu, et qui nie que le diable et les méchants accomplissent le mal par contrainte divine.

Remarquons enfin que, si dans le premier livre il rattache l’objet de la volonté humaine au plan providentiel de Dieu, il ne veut que déterminer la manière, dont le mal, déjà existant dans le monde, se révèle, et n’enseigne dans aucun de ses écrits la détermination primitive du mal par Dieu, et l’action directe de la volonté divine sur les résolutions coupables de l’homme, avant leur apparition dans l’âme humaine. Il n’en est pas moins vrai, que les Églises créées par son génie, ont vu les doctrines supralapsaires obtenir souvent la prépondérance dans leur sein. Calvin enseigne certainement la création de l’homme dans un état de pureté parfaite, « Dieu donques[p], a garny l’âme d’intelligence, par laquelle elle peut discerner le bien du mal… il luy a quant et quant adjousté la volonté, laquelle a avec soy l’élection ; ce sont les facultez dont la première condition de l’homme a esté ornée et anoblie, etc. »

[p] I.C. 3.24.7.

Comme Calvin semble nier l’action directe de Dieu sur le mal, nous sommes amenés à chercher dans le diable et dans l’homme la cause de la chute. Par contre, dans son troisième livre (3.24.7), il parle des adversaires, qui « disent qu’Adam a esté créé avec son franc arbitre, pour se donner telle fortune, qu’il voudroit, et que Dieu n’avait rien déterminé de luy, sinon de le traiter selon ses mérites. Si une si froide invention est receue, où sera la puissance infinie de Dieu, par laquelle il dispose toutes choses selon son conseil secret, lequel ne dépend point d’ailleurs ? » Dieu ne saurait avoir créé l’homme la plus noble des créatures, sans un plan conçu de toute éternité. Quoi qu’on fasse, on ne peut pas faire abstraction de la prédestination, en parlant de la postérité d’Adam, car le simple cours de l’ordre naturel est insuffisant, pour expliquer l’effroyable désordre, dans lequel la faute d’un seul homme a entraîné ses descendants.

Qui empêche, ajoute Calvin, d’admettre pour un seul homme la vérité, qu’on est contraint d’admettre pour sa postérité tout entière ? Si l’Écriture nous enseigne, que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et si l’ordre naturel ne suffit pas pour expliquer ce fait, nous sommes ramenés au décret éternel de Dieu. Oui, ce décret est horrible, je l’avoue, s’écrie Calvin, mais personne n’oserait nier que Dieu ait prévu l’acte d’Adam avec toutes ses conséquences, et qu’il ne l’ait prévu, parce qu’il l’avait prédestiné. Il a laissé faire un acte, irréalisable sans le concours de sa puissance, et qui s’est accompli, parce qu’il l’avait voulu (3.23.7). Nous ne saurions voir dans ce passage et d’une manière absolue, l’affirmation que Dieu est l’auteur du mal, car Calvin s’exprime ainsi : « Nous confessons à salut que Dieu… a aussi cognu qu’il appartenait à sa volonté toute puissante de convertir le mal en bien, plus tost que de ne permettre point qu’il y eust nul mal. » Calvin signale une double action de Dieu en présence des méchants. Il les abandonne à eux-mêmes, et les livre à leur propre endurcissement ; il les provoque, en outre, par l’entremise de Satan, à s’enfoncer sous sa propre inspiration dans la voie du mal. L’endurcissement de Pharaon est un acte de Dieu lui-même.

Calvin n’a jamais enseigné que Dieu retire entièrement son esprit de l’homme sans cause déterminante, et de manière à transformer un saint, un juste, un enfant de Dieu, tel qu’était Adam sorti des mains du Créateur, en un blasphémateur, et en un impie. En exposant les doctrines de Calvin, on est donc en droit d’affirmer que pour lui l’abandon de l’homme par Dieu présuppose l’abandon de Dieu par l’homme, abandon prévu assurément par Dieu, et devenu ainsi par sa volonté partie intégrante de son plan éternel. Si Calvin fait procéder la prescience de la prédestination, comme il ne s’explique pas avec précision sur la nature de cette prescience, on peut dire qu’à ses yeux Dieu tire de sa volonté prédestinante la prescience de la réalisation du mal, en tant que, sans son consentement, cette réalisation du mal serait aussi impossible, que la connaissance que Dieu pourrait en avoir.

[« Je nie, dit Calvin, que le péché doive être moins imputé à l’homme, parce qu’il est nécessaire, je nie, en outre, qu’il puisse être évité, parce qu’il est volontaire. Nous sommes misérables en tant qu’esclaves, inexcusables en tant que libres. » Lettres de Calvin, édition Bonnet, I, 359.]

Si nous voulons reproduire la doctrine authentique et officielle de Calvin sur ce point, nous devons nous borner à affirmer que, d’après lui, le péché d’Adam est retombé sur ses descendants en vertu du décret de Dieu, et que ce péché, devenu héréditaire, a fait tomber tous les enfants d’Adam sous la loi de la damnation éternelle. Dieu dans sa sagesse a résolu d’élire et de sauver une petite portion de cette masse de perdition. En ce qui concerne cette masse elle-même, Dieu ne s’est pas contenté de l’abandonner à sa misérable condition. Sa sagesse, qui s’étend sur tout l’univers physique et moral, l’embrasse dans son activité, et fait tourner à sa gloire ses châtiments, et ses épreuves, dans le cours de l’histoire comme dans l’économie future. Cette doctrine, quelque choquante qu’elle paraisse, ne dépasse pas de beaucoup l’infralapsarisme d’Augustin. Le dogme luthérien lui-même du péché originel et de ses conséquences aborde les mêmes questions, doit résoudre le même problème, et chercher, aussi bien que le dogme calviniste, à établir les rapports qui peuvent exister entre l’hérédité fatale du péché, et le sentiment de la culpabilité ? Il doit se demander comment nous pouvons concilier la miséricorde de la providence avec l’hérédité fatale du péché d’Adam, qui sans elle ne subsisterait pas. Comment, enfin, il se peut faire que des nations, qui n’ont jamais entendu parler de l’Évangile puissent être, pour un fait en dehors de leur puissance, condamnées pour l’éternité ? Tant que sur ce point elle n’a pas subi des transformations profondes, la dogmatique luthérienne enseigne, bien qu’en hésitant sur la question de l’hérédité du péché d’Adam, une prédestination absolue de quelques-uns à la damnation éternelle, et de tous à la coulpe procédant du péché d’Adam.

L’Église luthérienne a toujours nettement affirmé l’universalité des promesses divines, bien qu’elle n’ait pas le courage d’assigner constamment pour cause unique de leur accomplissement partiel l’endurcissement des hommes, et qu’elle fasse remonter jusqu’à l’ordre providentiel de la création la cause de la condamnation des nations païennes. Calvin, par contre, nie énergiquement la réalité de l’universalité des promesses. La promesse n’est pas générale, dit-il, dans la réalité de son application, et c’est là ce qui importe en dernière analyse. Il est évident, que tous les hommes ne sont pas appelés au salut, que tous ceux, qui sont invités, n’acquièrent pas la foi. Mais Dieu n’a jamais fait une promesse semblable, Dieu ne doit rien à l’homme. Pas plus que les animaux ne sont en droit de se plaindre de Celui, qui ne les a pas élevés à la dignité de l’homme, l’homme n’est en droit de se plaindre de ne point avoir de part aux promesses de la grâce. Jésus lui-même, la tête de l’Église, est Fils de Dieu en vertu du libre choix du Père, et non pas en vertu de sa vie pure et sainte. En voulant la naissance d’hommes prédestinés dès le sein de leur mère à une mort certaine et réalisant sa gloire par leur damnation, Dieu révèle en eux sa justice, comme il manifeste sa miséricorde infinie dans les élus. Il n’y a là aucune injustice, puisqu’il n’existe dans le monde aucune loi capable d’empêcher Dieu d’en user avec ses créatures selon son bon plaisir, de sauver les uns, et de laisser périr le plus grand nombre.

Calvin établit par sa théorie deux classes d’hommes bien distinctes : tandis que les uns, objets du libre amour de Dieu sont transformés par lui en des créatures libres et spirituelles, les autres ne sont que les instruments misérables de la volonté divine. Ce dualisme irréductible semble même pénétrer jusqu’au sein de l’essence divine, puisqu’il distingue en Dieu la justice et l’amour, dont l’action vivifiante et identique, s’adressant à des hommes tous également coupables, devrait les arracher tous à une même destinée. Calvin veut montrer en Dieu l’existence d’une force supérieure à la justice et à l’amour, qui règle leurs mouvements, les objets de leur activité, et les degrés divers de leur efficace. Il ne veut pas que l’on donne à cette puissance suprême les noms d’arbitraire et de fatalité ; nous devons, selon lui, l’envisager comme une sagesse incompréhensible. Mais, en admettant une sagesse supérieure à l’essence morale de Dieu, au lieu de l’en faire découler comme de sa source, Calvin montre que, pour lui, l’essence morale de Dieu n’est point la vérité suprême, qu’il aime mieux chercher dans la toute-puissance de Dieu.

Ce dualisme ébranle profondément toute l’économie morale. Le même Dieu, qui condamne le mal, le fait naître, et nous nous trouvons en face de deux volontés contradictoires coexistant en Dieu, l’une qui commande, et l’autre qui agit. La première n’a plus aucune valeur, puisque c’est la seconde seule qui s’exerce sur les réprouvés. Nous n’en devons pas moins affirmer avec netteté, que Calvin ne veut en aucune manière porter atteinte aux droits sacrés de la vie religieuse et morale, et qu’il sait les respecter, aux dépens, il est vrai, de la logique. La volonté ne saurait compromettre à ses yeux l’efficace et la validité du précepte. De même que les contradictions les plus insolubles en apparence ne doivent pas ébranler notre foi en la justice et en la miséricorde de Dieu, de même, aussi, nous devons affirmer la réalité et la puissance des grâces divines, bien que la volonté mystérieuse de Dieu n’admette qu’une réalisation partielle de ses desseins miséricordieux. Lui-même s’arrête devant les dernières conséquences de sa logique inflexible, et ne se lasse pas de conseiller aux fidèles de s’en tenir aux causes les plus manifestes de la réprobation des méchants, sans se perdre dans l’obscurité de la sagesse insondable de Dieu, et de s’attacher avec simplicité à la parole révélée de Dieu, et à Christ, miroir de notre élection.

L’élection, pour Calvin, bien loin de dépendre de la foi, en est le principe et la base. La foi ne procède pas non plus de la certitude que l’homme acquiert de son élection, mais la fait naître. Aussi Calvin conseille-t-il aux fidèles de ne pas chercher à approfondir en dehors de la foi les mystères de l’élection divine, mais de puiser dans leur foi elle-même une certitude inébranlable et triomphante. La vocation est un des signes infaillibles et nécessaires de l’élection. Celui qui n’est pas appelé, n’est pas élu, bien qu’il y en ait beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Le dogme de l’élection, dit Calvin, ne fait que confirmer la Parole et les sacrements. Ceux-ci sont, au début, le partage des réprouvés eux-mêmes, mais plus tard ils disparaissent, ou se transforment en des instruments de vengeance, et en des moyens d’endurcissement. Seuls les élus reçoivent de la miséricorde divine une grâce spéciale, le don de la persévérance. Le décret divin d’élection renferme, outre la vocation gratuite, le don du gage de l’héritage futur, c’est-à-dire la certitude de la filiation divine par le témoignage du Saint-Esprit. Sans vouloir nous perdre dans les abîmes insondables des mystères célestes, et en nous tenant humblement aux rudiments actuels de la foi, nous devons remonter au principe même de la foi, l’élection, et rendre gloire à Dieu, de peur d’oublier la cause en adorant l’effet. L’appel et la foi sont complétés par l’élection, qui renferme implicitement le don de persévérance. Nous pouvons avoir une communion intime et vivante avec le Christ, vers lequel se dirigent les regards du pécheur, qui veut contempler le Père réconcilié avec le monde, vers le Christ, dans lequel nous pouvons contempler, comme dans un clair miroir, notre élection précieuse. C’est au corps de Christ, que Dieu a résolu de rattacher les élus, comme autant de membres purs et saints ; nous sommes assurés d’être inscrits au livre de vie, si nous vivons dans l’union du Fils, le bon berger, qui ne souffrira pas qu’aucune de ses brebis s’égare. Comment se fait-il, pourrait-on objecter à Calvin, qu’il y ait tant d’âmes, qui chaque jour abjurent leur foi ? Il répond qu’il existe une foi extérieure apparente, qui permet de confondre avec les véritables élus de Dieu ceux qui sont appelés sans être élus. Mais ces faux croyants n’ont jamais ni possédé, ni même connu ce sceau intérieur de l’élection, ce gage précieux de l’héritage éternel, qui fait la joie des vrais fidèles. La foi embrasse les horizons infinis de l’avenir, et se nourrit de certitudes divines. Les élus eux-mêmes peuvent tomber lourdement, mais jamais dans l’impénitence finale ; ils conservent dans leur cœur, même au sein des plus graves égarements, un germe d’élection, tandis que les non-élus, qui ont pu un moment vivre dans la communion du Saint-Esprit, sont de nouveau, et pour jamais, abandonnés par Dieu, à cause de leur ingratitude.

Dans l’exposition des sacrements, aussi bien que dans les dogmes du péché et de la justification, Calvin offre plus d’analogie avec Luther que Zwingle, et les symboles protestants de la seconde période, les plus importants, ont tous adopté ses enseignements et ses formules, tandis que les idées particulières de Zwingle n’ont pu obtenir droit de cité dans aucun.

L’idée fondamentale de Calvin se rattache aux enseignements de Zwingle à ses débuts et vers la fin de sa carrière. Il envisage les sacrements, non pas comme de simples signes, et comme des actes de pure adoration et de mémorial, mais comme un sceau, un gage d’une grâce divine actuelle, et possédant, par cela même, une puissance mystérieuse et réelle. Nous retrouvons la même pensée dans le catéchisme de Heidelberg, la confession helvétique de 1566, les confessions de foi française, belge et écossaise[q].

[q] Catechismus Heidelbergensis, 9, 65, 69, 73. Confessio Helvetica, I, 19. Gallica, 34. Belgica, 33. Scotica, 21.

Le baptême, en particulier, est envisagé par Calvin[r] comme une image de notre purification spirituelle, mais aussi, et surtout, comme le gage de la grâce divine, comme le signe voulu et institué de Dieu de l’entrée du fidèle dans l’alliance céleste, comme le sceau de notre filiation divine. Il trouve arrogant d’affirmer que les enfants ne connaissent pas la foi ; ils peuvent posséder un germe de foi, que le Seigneur dépose dans leurs âmes tendres encore, et auquel sa grâce donnera plus tard l’accroissement. Sa formule prédestinatienne absolue semble l’empêcher de voir dans le baptême autre chose qu’une simple vocation, qui n’a qu’une valeur relative, et ne signifie nullement la communion réelle des grâces divines. Il n’a pas cependant toujours tiré cette conséquence extrême de son système. Les symboles réformés s’expriment de même.

[r] Institutio christiana, IV, 15 (Baptismus). IV, 1, 5 ; 17, 18 (Pædobaptismus).

[Catechismus Heidelbergensis, cf. 69, 73. Belgica, 34. Scotica, 21. Certo credimus, per baptismum nos Jesu Christo inseri justitiæque ejus participes fieri. Helvetica, I, 19. Intus regeneramur, purificamur adeo per Spiritum sanctum, foris autem accipimus obsignationem maximorum donorum in aqua. Anglica, 27. Le baptême n’est pas simplement un signe de la profession chrétienne, mais encore « signum regenerationis per quod tanquam per instrumentum recte baptismum suscipientes ecclesiæ inseruntur, — promissione — visibiliter obsignantur, fides confirmatur, et vi divinæ invocationis gratia augetur. » Comme on le voit, l’efficace sacramentelle est ici rendue dépendante de la foi. Par contre, dans la liturgie anglicane, nous lisons, après la formule du baptême de l’enfant : Puisque nous voyons, mes bien-aimés frères, que cet enfant est régénéré, et rattaché au corps de l’Église, offrons nos actions de grâce. Ces paroles ont été de nos jours le sujet de violentes controverses sur la régénération baptismale, dans laquelle Robert Wilberforce, et Pusey lui-même n’ont voulu voir que la justification.]

En Suisse, nous voyons apparaître de bonne heure une vive réaction contre la conception zwinglienne de la sainte cène. Strasbourg et Bâle donnèrent le signal de la lutte. La règle ecclésiastique de Zurich, à la date de 1532, qualifie elle-même les sacrements de mystères profonds et saints, qu’on ne doit pas amoindrir et déprécier à cause des abus que la Rome papale y a introduits. L’apparition du petit traité de Luther sur la sainte cène fit naître de nouvelles hésitations. Les Zurichois, par scrupule patriotique, s’unirent plus étroitement à Zwingle, dont les parents et les amis, en particulier Walther et Bullinger, continuèrent l’œuvre dans le même esprit. Ils publièrent en 1545, en réponse au traité de Luther, la vraie confession des serviteurs du Christ, pour combattre et nier en termes énergiques et précis la présence du corps et du sang de Christ dans l’eucharistie.

Sur ces entrefaites, Calvin commença à exercer dans la Suisse française une influence prépondérante, et à y représenter une tendance intermédiaire et conciliatrice. Depuis son séjour à Strasbourg, et la signature de la concorde de Wittemberg, il avait pris à cœur l’union des diverses communions protestantes. Il composa en 1540 un petit traité substantiel, concis mais capital sur la cène du Seigneur. Il se pose hardiment en face de Luther et de Zwingle dans la fière indépendance de sa pensée, tout en cherchant à concilier et à réunir en une synthèse sérieuse les éléments communs et vivants que leurs deux systèmes renferment. A ses yeux, le but de l’acte auguste de la sainte cène est le gage de la part de Dieu de la promesse, par lui faite à l’homme, du corps et du sang de Christ, qui doivent le nourrir jusque dans la vie éternelle et la lui communiquer dès ici-bas. Cette communion réveille aussi les sentiments de gratitude et de zèle de notre foi et de notre amour, qu’elle fortifie et développe dans nos cœurs. Elle nous ouvre l’accès auprès du Christ, mort pour nos péchés et ressuscité pour notre justification, elle efface nos péchés, et nous rend cohéritiers de la gloire qu’il possédait dès le commencement auprès de Dieu. Calvin chercha à montrer le principe, qui rattache à la cène les biens qu’elle communique au fidèle. Christ, dit-il, s’unit étroitement aux grâces, qu’il nous a acquises par son sang ; elles ne nous sont communiquées que quand lui-même s’est approché de nous. Il ne nous suffit pas d’être en communion d’esprit avec Christ, et nous devons être réellement participants de son humanité, puisque c’est par elle, c’est-à-dire par son corps et par son sang, que la vie éternelle nous a été assurée. Aussi les paroles de consécration ne séparent-elles jamais le corps et le sang de Christ des grâces qui y sont attachées. Christ, y compris son humanité, est matière et substance des sacrements, dont ses bienfaits sont la résultante féconde.

L’action du sacrement est donc inséparable de sa substance, autrement elle perd toute autorité réelle. La sainte cène est pour le fidèle une communication de Christ lui-même ; elle n’est rien, si elle ne renferme Christ tout entier. Christ, dans sa divinité aussi bien que dans son humanité, est la source de toutes les grâces. Aussi appelle-t-on le pain et le vin corps et sang de Jésus-Christ, parce qu’ils sont également les signes visibles et les moyens, auxquels Christ a recours pour nous communiquer son corps et son sang. En fait, Calvin présente de grandes analogies avec Luther. Il se contredit, par contre, formellement, dans l’exposition du dogme, et se rapproche de Zwingle dans l’explication des paroles de consécration. Pour lui, le mot « est » équivaut à « signifie, » sans qu’on doive pour cela réduire les éléments de la sainte cène à ne plus être que de simples signes. Il reconnaît dans cette opinion une erreur fondamentale de Zwingle. Les symboles ne sont pas une simple présentation, mais l’offre réelle et vivante du corps et du sang de Jésus-Christ, et les signes sont étroitement unis aux choses signifiées. Calvin ne veut pas non plus recourir, pour assurer cette union du signe et de la chose signifiée, à une transformation magique des éléments, ou à la présence matérielle, fatale et magique, elle aussi, du corps et du sang de Christ ; il lui suffit d’avoir reçu de Christ lui-même des promesses, qui ne demeureront jamais sans effet.

Tel est, dans ses traits généraux, le traité qui valut à Calvin les félicitations directes de Luther, et qui, comme le déclare Westphal lui-même, faisait jusqu’en 1549 les délices des luthériens. Ce traité se termine par ces mots : « Nous confessons tous d’un même cœur que nous sommes rendus véritablement participants de la substance du corps et du sang de Jésus-Christ. » Calvin avait su ramener ainsi la question au point de vue de l’accord souabe, et les attaques renfermées dans la petite confession de Luther de 1544 ne le touchent en rien.

Calvin put un moment, en voyant l’accueil favorable fait à son traité, concevoir l’espérance légitime d’étouffer les germes de division, et de rapprocher les partis. Il dut bientôt reconnaître qu’une réconciliation avec les luthériens ne serait ni sérieuse ni durable, tant qu’il n’aurait pas réussi à faire rétracter aux théologiens de Zurich leurs assertions tranchantes et erronées de 1545. Nous le voyons se plaindre vivement de Zwingle dans ses lettres à ses amis Viret et Farel, qualifier de profane sa conception des sacrements, et s’élever contre l’étroitesse d’esprit des Zurichois Walther, Bullinger et autres, qui jettent feu et flamme, quand on ose préférer Luther à Zwingle, comme si l’Évangile lui-même était en cause. Pour être juste, dit-il, nous devons proclamer la supériorité de Luther, et nous ne croyons nullement porter atteinte par là au mérite de Zwingle. Malgré ces difficultés personnelles, Calvin chercha à faire abandonner aux Zurichois le point de vue le plus tranchant de Zwingle, leur assurant que l’on pouvait donner à la sainte cène la portée du don et de la communion de Christ lui-même, présent spirituellement dans le sacrement, tout en admettant leur interprétation des paroles de consécration, et en écartant de la définition dogmatique du sacrement les pensées et les expressions, qui les avaient scandalisés à juste titre. Pour obtenir ce résultat si précieux, il n’était, disait-il, nécessaire ni de renfermer Christ dans les éléments, en le faisant descendre corporellement du ciel, ni de reconnaître la possession réelle du corps et du sang de Christ par les incrédules participant au sacrement. A la suite d’un colloque fraternel, Calvin, Farel et Bullinger signèrent en 1549 le Consensus Tigurinus ou de Zurich.

Calvin n’obtint ce résultat qu’en accentuant son accord avec les Zurichois dans l’interprétation des paroles de consécration, et en semblant afficher ainsi une attitude hostile en face de Luther. Bien que ce fussent là des points très secondaires, ils semblèrent prendre, au point de vue de Calvin, des proportions démesurées, qui reléguèrent dans l’ombre les éléments positifs de sa conception sacramentelle, bien qu’il ne les ait nullement passés sous silence. Les sacrements, est-il dit dans le Consensus, ne sont pas de simples signes ; en dehors de Christ, et sans lui, ils ne seraient que des ombres vaines. Nous devons les considérer comme le gage de la promesse divine et de notre union avec Christ, dont nous sommes les membres. Ces gages divins sont véritables en vertu de leur origine, et communiquent en réalité les biens, dont ils sont les garants. Nous distinguons, est-il dit plus loin, les signes et la chose signifiée, sans les séparer complètement ; les éléments sont les organes de l’action exercée sur nous par Jésus-Christ, qui nous communique le Saint-Esprit ; mais ils ne possèdent nullement une valeur magique intrinsèque (thèse XVI). De ce que les sacrements n’ont de valeur que pour les prédestinés et les élus, nous ne devons pas en conclure à leur inutilité et à la vanité des promesses divines.

Cette inefficacité des sacrements provient, au contraire, de l’incrédulité du communiant. Néanmoins, bien que les incrédules ne puissent participer aux grâces attachées au corps et au sang de Jésus-Christ, nous devons affirmer énergiquement que la certitude de la présence de Christ repose, non sur l’intensité de la foi des fidèles, mais sur la vertu sacramentelle offerte à tous les croyants. Nous refusons d’admettre une présence matérielle de Jésus sur la terre. Christ est dans le ciel, possesseur de la puissance divine, limité dans sa seule humanité réelle, qui est rentrée avec lui dans la gloire par la résurrection ; c’est au ciel que l’âme doit s’élever par la foi, pour entrer en rapport avec le Verbe dans la communion du Saint-Esprit. Christ nourrit nos âmes par la vertu du Saint-Esprit, en nous faisant savourer par la foi sa chair et son sang, céleste nourriture, divin breuvage. Calvin ne saurait souffrir la pensée de la chair de Christ devenant en quelque manière la nourriture matérielle du corps. Il n’y voit qu’un élément de l’activité rédemptrice de Jésus, sans mélange ou confusion de substance, une communion vivifiante au corps de Jésus, immolé une seule fois sur le Calvaire pour les péchés de l’humanité entière. Toutefois, les fruits de la communion ne consistent pas seulement pour lui dans le pardon des péchés, mais aussi dans la participation réelle et vivante au Christ Dieu-Homme, devenu ainsi pour notre âme un principe fécond de vie, et communiquant à notre corps lui-même la faculté de ressusciter. Les théologiens de Zurich ne suivirent qu’avec beaucoup d’hésitation Calvin dans cette voie, et nous en avons la preuve dans l’ambiguïté des formules adoptées. Ils se bornèrent, d’accord en ce point avec Luther, à assigner à l’eucharistie, comme efficace essentielle, le pardon des péchés, tout en refusant de voir dans les signes le corps et le sang de Jésus-Christ réellement présents sub pane.

Calvin s’était flatté de causer une grande joie à l’Allemagne évangélique en ramenant par ses efforts les théologiens suisses à un point de vue, qui ne pouvait que satisfaire, dans une grande mesure, les idées favorites de Luther. L’édition de la confession d’Augsbourg de 1540 avait obtenu la sanction officielle dans l’Église luthérienne. Calvin lui emprunta quelques-unes de ses définitions dans la rédaction du Consensus, espérant rétablir par leur moyen la paix entre les deux grandes fractions de l’Église évangélique. Un grand nombre d’Allemands, en particulier des théologiens de Strasbourg et de Nuremberg, partageaient ses généreuses espérances. L’événement devait dissiper bientôt une illusion aussi trompeuse.

[Joach. Westphali Farrago confusanearum et inter se dissidentium opinionum de Cœna Domini ex sacramentariorum libris congesta, 1552. Il nomme Calvin lui-même un sacramentaire. De plus : Recta fides de Cœna Domini, 1553. Collectanea sententiarum D. Aurelii Augustini de Cœna Domini, avec une réfutation des sacramentaires, 1555. Fides D. Cyrilli, Episcopi Alexandrie, de presentia corporis, etc., 1555. Calvin répondit le 28 novembre 1554, dans sa Defensio sanæ et orthodoxæ doctrinæ de sacramentis, pour justifier la formule du Consensus. Il expose avec fierté ses opinions et traite Westphal de haut en bas. Celui-ci répond par : Adversus sacramentarii cujusdam falsam criminationem justa defensio, 1555. En 1556 seconde défense de Calvin contre les calomnies de Westphal. Ecrits contre Westphal de Jean de Lasco, Bullinger, et Bèze. 1557, dernier écrit de Calvin. Westphal continua la polémique, avec le concours de Brenz, Andreæ, Timan, Heshus, etc. Voir Walchii Bibliotheca theologica selecta, II, 428 ; Iéna, 1758. Stashelin, J. Calvin, II, 122, 208. L’Apologie de Westphal par Mœnckeberg (Joach Westphal und Joh. Calvin, 1855) n’atteint pas le but proposé. Westphal devient son propre accusateur dans sa préface de la Collectanea ; il se vante de ses rigueurs, et invoque pour des cas semblables l’exemple de Nébucadnetsar. Il répond à ses victimes, condamnées sans avoir été entendues, qu’elles ont été jugées par les saints synodes de Smalkalde, d’Ephèse.]

Jean Westphal, de Hambourg, cet homme, qui ne craignit pas de donner aux villes allemandes le conseil trop fidèlement suivi de traiter sans miséricorde les malheureux persécutés, qui avaient réussi à échapper, sous la conduite de Jean de Lasco, à Marie la Sanglante d’Angleterre, publia, à partir de 1552, des pamphlets d’une violence extrême contre Calvin et contre le Consensus de Zurich. Il envisage le pain de l’eucharistie comme devenu substantiellement le corps de Christ, présent partout, bien qu’en dehors de l’espace. Il qualifie les théologiens zurichois et Calvin lui-même d’hérétiques[s], de blasphémateurs diaboliques, de destructeurs des Écritures et de toute autorité divine. Calvin laissa longtemps ces injures sans réponse, mais ayant appris, en 1554, que Westphal intriguait auprès des Églises de la basse Saxe, en vue d’opposer un Consensus[t] saxon au Consensus de Zurich, il composa, dans un but apologétique plutôt que polémique, son explication du Consensus, qu’il dédia aux cantons suisses, et dans laquelle il développa l’élément positif de sa doctrine, que Westphal semblait ignorer ou méconnaître. Voyant l’impuissance de ses efforts, Calvin attaqua enfin ouvertement Westphal et Heshus[u].

[s] Dans son Epistola Nuncupatoria, il dit : « Le diable se dispose à agrandir l'enfer, avec le concours des sacramentaires, qui, transformant en de simples signes le baptême et la sainte cène, suppriment le sacrement tout entier, etc. »
[t] Westphal réussit en 1557 à faire signer à un grand nombre de pasteurs de la basse Saxe la Confessio fidei de Euch. sacr., en réponse à la seconde défense de Calvin.
[u] Calvin écrivit contre Heshus : De vera participatione carnis et sanguinis Christi. Heshus engagea à Heidelberg une controverse sur la sainte cène contre Klébitz. Tous deux furent déposés, et cette mesure fut approuvée par Mélanchthon.

Calvin peut demander à Westphal si les théologiens de Zurich ne se sont pas rapprochés de la doctrine luthérienne, si lui, Westphal, ne sait pas que la doctrine du Consensus est depuis longtemps consignée dans ses écrits[v]. Westphal parle du Consensus comme si celui-ci ne voyait dans la sainte cène que de simples signes et une pompe théâtrale. Il jette un voile de suspicion sur la foi, qui accepte Christ, comme si elle n’était qu’un fruit de l’imagination égarée, et traite de même la participation au corps et au sang de Jésus-Christ. Croyez-vous, ajoute Calvin, que la présence de Christ en nous soit une vaine fantaisie ? Nous voyons avec quelle énergie Calvin affirmait la participation réelle au corps et au sang de Jésus-Christ, en lisant quelques-unes de ses affirmations. L’humanité, la chair de Jésus, dit-il, communique la vie à l’âme, parce que c’est revêtu de cette chair que le Verbe nous a acquis le salut, et aussi parce que, actuellement encore, nous grandissons en stature et en grâce dans la sainte unité de notre vie cachée en Christ, dont le corps nous communique la sanctification, grâce au souffle puissant du Saint-Esprit. La source mystérieuse de la vie divine se répand dans l’humanité du Verbe et se communique par elle aux fidèles, dans le cœur desquels elle jaillit avec abondance[w]. Les disciples de Westphal murmurent, quand il parle d’une jouissance spirituelle du sacrement, comme s’il ôtait au sacrement toute réalité et toute vie !

[v] Secunda defensio, p. 659.
[w] Secunda defensio, p. 657. « Nos sibi conjungens non modo vitam nobis distillat, sed unum quoque nobiscum efficitur : A carnis suæ substantia Christum vitam in nos spirare. » Voir les nombreux passages rassemblés par l'Américain Nevyn (The doctrin of the reformed church on the Lords supper, p. 3-12).

Puisque le mot réel s’applique à toute vérité contraire à l’illusion et au mensonge, il se croit en droit, lui Calvin, d’en faire usage au même titre que ses adversaires, car il admet, lui aussi, une participation réelle au corps et au sang de Jésus-Christ, tout en refusant de lui assigner une signification charnelle et grossière. Voilà pourquoi il refuse d’employer les expressions de commixtio carnis, confusio, qui assignent un caractère charnel et passif au corps spirituel de Jésus ; mais, à ses yeux, Christ nous communique, en nous en pénétrant, la puissance vivifiante de sa chair, comme le soleil nous fait vivre par les rayons généreux de chaleur et de lumière qu’il projette sur nous. Tout en demeurant dans le ciel, il agit sur nous avec puissance et nous assure la jouissance spirituelle de sa chair. Le divin médiateur, qui nous rend participants des grâces du corps glorifié de Christ est le Saint-Esprit, dont l’action, aussi mystérieuse qu’efficace, fortifie en nous l’homme spirituel, en nous criant par la voix intérieure de la conscience : Sursum corda ! Seule la foi peut recevoir Christ, et quiconque enseigne une autre doctrine sépare arbitrairement Christ et le Saint-Esprit. Non sans doute que l’incrédulité de l’impie détruise la vertu du sacrement, ce qui serait placer Dieu sous la dépendance des plus misérables créatures[x]. Mais la foi peut seule participer aux bienfaits spirituels du sacrement, auquel elle communique toutefois une signification et une portée corporelles. Calvin semble considérer les grâces qui émanent du corps de Christ, comme autant de vertus du Saint-Esprit, mais du Saint-Esprit envoyé par Christ lui-même, et qui rayonne de son humanité en vue d’accomplir notre union avec lui. Cette union s’accomplit pour Calvin par l’élévation jusqu’au ciel de notre âme pénétrée d’enthousiasme et d’amour, sans qu’il y joigne l’extase mystique du corps lui-même.

[x] Secunda defensio, p. 656.

Les injures passionnées de Westphal éveillèrent la méfiance des théologiens luthériens qui tous, à l’exception de l’école de Mélanchthon, envisagèrent avec une vive répugnance les relations de Calvin avec les théologiens de Zurich. Il ne s’agissait plus, ici de formuler officiellement le contenu de la sainte cène, comme dans les longues controverses de Luther et de Zwingle, mais plutôt de définir la nature de l’union mystérieuse de la grâce, ou de Christ, avec les éléments eucharistiques, question à laquelle se rattachaient les communions indignes et l’ubiquité du corps de Christ. Il fut de mode en Allemagne d’accoler au nom de Calvin l’épithète de zwinglien et de le considérer comme plus dangereux encore que le réformateur de Zurich, parce qu’il avait su déguiser sa pensée sous des formules aussi habiles que raffinées. La Formule de concorde elle-même est tombée dans cette erreur aussi fausse qu’injuste, et, sans nommer Calvin, met sa doctrine sur le même rang que celle de Zwingle.

Néanmoins, l’opinion intermédiaire de Calvin rencontra en Allemagne, à côté d’adversaires acharnés, des partisans sérieux et sincères. Mélanchthon[y] prêcha ouvertement l’accord avec les réformés, l’abandon des questions subtiles et frivoles, et l’affirmation énergique et commune des vérités fondamentales. Albert Hardenberg assura longtemps la prépondérance du rite réformé à Brême pendant l’administration du bourgmestre Martin Van Buren. Même après la chute de ces hommes éminents, l’élément réformé conserva la prépondérance dans cette ville libre. Il en fut de même, après de nombreuses évolutions en sens contraire, dans le Palatinat, la Hesse et l’Anhalt. La confession réformée s’affirma et se consolida en Allemagne par la publication du Catéchisme d’Heidelberg, rédigé en 1563, par Zacharie Ursinus et Gaspard Olévianus. On vit se constituer en face de l’Église luthérienne une Église réformée, moins remarquable par le nombre que par l’importance de ses membres et la valeur scientifique de ses facultés et séminaires de Heidelberg, de Marbourg et de Francfort. L’accord des théologiens de Zurich et de Genève, en assurant à la Réforme un puissant point d’appui, attira dans le cercle de son activité toutes les Églises réformées, et rendit prédominante dans le reste de l’Europe la conception réformée de la cène[z]. Les progrès de l’élément réformé en Europe, surtout dans le Palatinat, ne firent qu’accroître les haines confessionnelles, et la question décisive de prééminence rendit à l’avance inutiles et stériles les colloques de Maulbronn (1564) entre les Souabes Brenz et Andreæ et les théologiens réformés du Palatinat, et de Montbéliard (1586) entre Andreæ et Théodore de Bèze.

[y] Responsum Heidelbergense, 1559.
[z] La Confessio Scotica enseigne l'union avec le corps et le sang de Jésus-Christ et la participation à la nature divine et humaine de Christ, rattachée à la résurrection. Conf. Belgica, 35. Gallica, 36, 37. Helvetica, 21. Catechismus Heidelbergensis.

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