Contre les hérésies

LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE XXX

Réfutation d’une autre objection des marcionites, tirée de ce que les Hébreux auraient, par l’ordre de Dieu, dépouillé les Égyptiens.

Il en est qui tirent une objection de la conduite des Hébreux qui, devant quitter l’Égypte, gardèrent, par l’ordre de Dieu, tous les vases et les vêtements qu’ils y avaient reçus en prêt, et qui servirent à l’ornement et à l’usage du tabernacle qu’ils dressèrent à Erem ; mais ceux qui parlent de la sorte ne connaissent pas quels furent les ordres et les desseins de Dieu à l’égard des Israélites, et ils se mettent d’ailleurs en contradiction avec eux-mêmes. Cette Sortie de l’Égypte était une figure de l’Église future, dont nous avons le bonheur d’être membres, qui devait sortir du pays des gentils. Tout cela était nécessaire au salut. Et en effet, à l’exemple des Israélites qui dépouillèrent les Égyptiens, nous avons tous emporté plus ou moins quelques dépouilles du pays de l’iniquité. D’où nous viennent la maison que nous habitons aujourd’hui, et les vêtements dont nous sommes couverts, et les vases dont nous nous servons, et tout ce qui sert à nos besoins de tous les instants ; d’où nous vient tout cela, si ce n’est des biens que notre cupidité nous a fait amasser, tandis que nous étions encore au nombre des gentils, ou qui nous sont venus soit de parents, soit d’alliés, soit d’amis faisant partie des gentils et de ceux qui vivent dans l’injustice ? On ne peut donc pas dire, depuis que nous sommes entrés dans la foi, que nous cherchons à gagner des biens temporels ; car quel est celui qui, en vendant, ne cherche à faire un gain sur celui qui achète ? et réciproquement, celui qui achète veut gagner sur celui qui vend. Tous ceux qui font un négoce ne cherchent-ils pas à tirer un lucre de leur négoce ? Eh quoi donc, ceux qui vivent dans les cours, et qui sont attachés au service des princes, n’ont-ils pas de ces princes tout ce qui est nécessaire à leurs besoins, et ne le procurent-t-ils pas à ceux qui manquent de quelque chose ? Les Égyptiens ne devaient-ils pas aux Hébreux, comme représentant le patriarche Joseph, non-seulement la conservation de leur vie, mais encore de tous les biens de l’Égypte, sauvés par les soins de Joseph ? Or, les gentils ne sont-ils pas, sous le même rapport, nos débiteurs, eux dont nous sont venues les choses qui servent à nos besoins ? C’est que nous qui travaillons à la propagation de la foi, nous nous servons des choses qu’ils nous ont prêtées.

Le peuple israélite avait à supporter de la part des Égyptiens la plus dure des servitudes, ainsi que le dit l’Écriture : « Les Égyptiens haïssaient les enfants d’Israël, et les affligeaient, et se jouaient d’eux, et remplissaient leur vie d’amertume, les condamnant à des ouvrages de mortier et de brique, et aux travaux de la terre, et à toute espèce de servitudes. » Les Hébreux bâtirent ainsi pour les Égyptiens des villes fortifiées, augmentèrent par leurs travaux la masse de leurs richesses, tandis que les Égyptiens ne les en ont récompensés que par la plus affreuse servitude et en cherchant à les perdre et à les faire périr. Comment donc peut-on leur faire un reproche d’avoir gardé une faible partie de tout ce qui leur était dû, lorsqu’ils auraient pu, en n’étant pas à leur solde, acquérir de grandes richesses, au lieu de s’en aller pauvres ? Qu’un particulier, par exemple, ait été réduit par la force à en servir un autre, et que, pendant un grand nombre d’années, il ait travaillé pour son oppresseur en augmentant ses richesses ; lui fera-t-on un reproche, si, ayant enfin obtenu un peu d’adoucissement à son sort, il croit pouvoir s’attribuer une très-minime partie de tous les biens qui ont été acquis à son oppresseur par son propre travail et à la sueur de son front, et dira-t-on qu’il a mal agi ? Celui qui le jugerait ainsi paraîtrait plus injuste que celui qui l’avait réduit en servitude. Voilà comment jugent ceux qui font un reproche aux Hébreux d’avoir retenu une petite part des richesses qu’ils avaient acquises à leurs oppresseurs, à ce peuple qui ne s’est pas souvenu de tout ce qu’il devait à l’un des ancêtres des Israélites. Mais ceux qui reprochent aux Hébreux de s’être attribués le peu d’or et d’argent qui se trouvait employé dans les vases qu’ils emportaient dans leur fuite, ne sont pas fort scrupuleux eux-mêmes ; ils se vantent même en disant qu’ils font bien (car nous dirons la vérité, quoique quelques-uns s’en moquent), de prendre et de porter dans leurs ceintures l’or et l’argent monnayé de l’état, et qui est frappé à l’image du prince.

Si la comparaison que nous venons de faire est juste, je demande qui des Hébreux ou de nous vous semblera avoir eu le droit de retenir quelque chose du bien d’autrui ? Sera-ce les Hébreux, à l’égard des Égyptiens, lorsque ceux-ci étaient leurs débiteurs, sous tous les rapports ? Sera-ce nous, vis-à-vis des Romains et de tous les peuples gentils, qui n’ont point à notre égard contracté une dette semblable ? Il y a plus, les Romains ont donné la paix au monde, et nous voyageons en sûreté, soit sur la terre soit sur l’eau, partout où il nous plaît. Ceux donc qui élèvent de pareilles difficultés méritent bien qu’on leur applique cette parole de notre Seigneur : « Hypocrite, ôtez premièrement la poutre de votre œil, et alors vous chercherez à ôter la paille de l’œil de votre frère. » Je conviens cependant que si ceux qui nous tiennent ces discours, et qui se glorifient de leur savoir, étaient des hommes ayant rompu toute communication avec les infidèles, n’ayant rien à eux, n’ayant pas de quoi se vêtir, marchant nus pieds, étant sans asile, et errant par les montagnes, comme les animaux qui paissent l’herbe, nous n’oserions les blâmer, puisqu’ils seraient en proie aux besoins temporels dont nous sommes assiégés. Mais si au contraire tous ceux qui s’élèvent contre nous à ce sujet sont des hommes qui vivent du bien d’autrui, et qui font ce qu’ils blâment chez les autres, leur conduite dès lors est extrêmement injuste, et leur argument se rétorque contre eux-mêmes. Ils font connaître ainsi qu’ils convoitent le bien d’autrui, par toutes sortes de moyens ; et on peut leur appliquer la parole de notre Seigneur, lorsqu’il dit : « Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés ; car vous serez jugés selon que vous aurez jugé. » Ce n’est pas qu’en accomplissant ce précepte nous devions nous croire absous des fautes que nous pourrions commettre, et si nous devons nous abstenir de juger sévèrement les autres, ce n’est pas non plus jusqu’à approuver le mal qu’ils font. Mais ce précepte nous est donné, afin que nous ne portions pas un injuste jugement sur les desseins de Dieu, lui qui a prévu avec certitude tout ce qui doit arriver. Et c’est parce qu’il savait d’avance que nous ferions un bon usage des biens que nous recevons d’autrui, qu’il a dit dans l’Évangile ; « Que celui qui a deux tuniques en donne une à celui qui n’en a point, et que celui qui a à manger fasse de même. » Et encore : « Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’avez recueilli : j’étais nu et vous m’avez revêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venu à moi. » Et dans un autre endroit : « Lorsque vous faites l’aumône, que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite. » Telles sont les paroles de notre Seigneur, et bien d’autres encore, qui prouvent que nous sommes justifiés, en profitant des choses d’autrui par le bon usage que nous en faisons : quand je dis des choses d’autrui, ce n’est pas pour exprimer que ceux que je désigne par ce mot soient éloignés de Dieu, mais c’est pour marquer que nous sommes à cet égard dans la même situation où étaient les Israélites, vis-à-vis des Égyptiens, qui ne connaissaient pas le vrai Dieu, et que par l’usage que nous faisons de ces choses nous élevons à Dieu un tabernacle en nous-mêmes, puisqu’il habite avec ceux qui font le bien. Notre Seigneur dit lui-même : « Et moi je vous dis : Employez les richesses injustes à vous faire des amis, afin que, quand vous viendrez à défaillir, ils vous reçoivent dans les demeures éternelles. » Ainsi, tous les biens qui nous sont provenus du temps où nous étions avec les gentils, et que nous avons même injustement acquis, ont été sanctifiés par un usage utile depuis que nous sommes entrés dans la foi.

Mais tout ce qui arrivait aux Hébreux, d’après les desseins de Dieu, étaient autant de figures des choses à venir, et c’est ainsi que s’est formée l’Église de Dieu. Car, de même que les Hébreux ont fait usage, dans les vues de la Providence, des choses qu’ils ont prises chez les Égyptiens, ainsi nous-mêmes nous avons commencé à entrer dans le service de Dieu, en nous servant de choses qui n’étaient point à nous. Il faut voir dans tous les détails de la fuite du peuple de Dieu de l’Égypte, une figure et une image de la fuite de l’Église, c’est-à-dire qu’elle devait se séparer des gentils, et par conséquent en sortir : c’est de là qu’elle passera dans le royaume céleste, non pas sous la conduite de Moïse, qui n’était que le serviteur de Dieu, mais sous celle de Jésus, qui est le fils de Dieu. Il suffit d’ailleurs d’étudier avec attention ce qui est dit dans les prophètes et dans l’Apocalypse de saint Jean sur la fin du monde, pour voir un autre rapprochement ; c’est-à-dire que le monde des gentils sera frappé des mêmes plaies, dont l’Égypte fut affligée, à cause de son incrédulité.

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