La Pèlerine

LA PÈLERINE

CHAPITRE XX

Les Pèlerins arrivent dans la terre de Mon-plaisir-en-elle, et y séjournent jusqu'à ce que le Messager de la Mort vienne les avertir, et qu'ils traversent les uns après les autres le fleuve qui lés sépare de la Cité céleste.

Je vis ensuite les Pèlerins atteindre la terre de Mon-plaisir-en-elle où le soleil brille nuit et jour. Comme ils étaient fatigués, ils s'y reposèrent un certain temps, d'autant plus que cette terre, couverte de vergers et de vignobles, appartenait au Roi de la Contrée céleste qui la mettait à la disposition des pèlerins. Ils ne s'y rafraîchirent pas très longtemps, car les cloches sonnaient si joyeusement, et les trompettes si mélodieusement qu'ils ne pouvaient dormir ; cependant ils se sentirent reposés comme S'ils avaient dormi longtemps et profondément. Ceux qui se promenaient dans les rues disaient: « De nouveaux pèlerins sont entrés dans la ville » ; d'autres répondaient : « Il y en a tant qui ont traversé le fleuve aujourd'hui et ont passé par les portes d'or ». D'autres encore criaient : « Une légion d'Etres resplendissants viennent de se rendre à la ville ; cela nous apprend que des pèlerins sont sur la route, car ils sont venus les attendre et les consoler de leurs peines ».

Alors ils se levèrent et se promenèrent ici et là. Leurs yeux étaient remplis de célestes visions. Dans ce pays ils n'entendaient rien, ne voyaient rien, ne sentaient rien, ne goûtaient rien qui fût mauvais pour la santé de leur âme ou de leur corps. L'eau du fleuve seule leur parut un peu amère au palais, mais elle était douce au gosier.

Dans ce lieu se tenait un registre où étaient inscrits les noms des anciens pèlerins et le récit de tous leurs hauts faits. On parlait beaucoup de la profondeur variable du fleuve et de ses reflux. Pour quelques-uns, il était presque à sec, tandis que pour d'autres, il avait débordé par-dessus ses rives.

Les enfants de la ville venaient dans les jardins du Roi, cueillir des bouquets qu'ils offraient avec amour aux Pèlerins. Là croissaient le camphrier, l'aspic, le safran, le roseau, la cannelle et des arbres à essences, la myrrhe, l'aloès et toutes les principales épices. Les chambres des pèlerins en étaient parfumées pendant leur séjour. On leur en oignait aussi le corps, au moment voulu, avant qu'ils fissent la traversée du fleuve.

Pendant qu'ils se reposaient dans ce lieu, attendant l'heure convenable, le bruit se répandit en ville qu'un courrier était arrivé de la Cité céleste avec un message de grande importance pour Christiana, la femme de Chrétien le Pèlerin. On la chercha et on la trouva dans sa demeure. Le messager lui présenta une lettre dont voici le contenu :

— « Salut, brave femme ! Je t'apporte la nouvelle que le Maître t'appelle et espère que tu te présenteras devant lui, revêtue d'immortalité, avant dix jours ».

Quand le messager lui eut lu cette lettre, il lui donna la preuve qu'il était vraiment envoyé pour la presser de partir. Cette preuve consistait en une flèche dont la pointe aiguisée par l'amour, pénétra facilement dans le cœur de Christiana, et y travailla avec tant d'efficace qu'elle fut prête au temps fixé.

Lorsque Christiana vit que son heure était venue et qu'elle était la première de la compagnie désignée pour partir, elle fit chercher Monsieur Grand-Cœur, son guide, et l'informa de ce qui s'était passé. Il lui dit qu'il était très heureux d'apprendre ces nouvelles et qu'il aurait bien aimé que le message fût pour lui. Elle lui demanda des conseils pour que tout fût prêt pour le voyage. Il les lui donna et ajouta que ceux qui devaient lui survivre l'accompagneraient jusqu'au bord du fleuve.

Alors elle appela ses enfants, et leur donna sa bénédiction elle leur dit qu'elle voyait avec joie que la marque était sur leurs fronts et qu'ils avaient gardé leurs vêtements blancs et propres. Enfin, elle partagea entre les pauvres le peu qu'elle possédait, et recommanda à ses fils et à ses filles d'être prêts quand le messager viendrait les chercher.

Quand elle eut ainsi parlé à son guide et à ses enfants, elle fit appeler Vaillant-pour-la-Vérité, et lui dit :

— Monsieur, vous vous êtes toujours et partout montré fidèle ; continuez à être « fidèle jusqu'à la mort » et mon Roi vous donnera la couronne de vie. Je veux aussi vous prier d'avoir l'œil sur mes enfants, et si jamais vous les voyez faiblir, parlez-leur et réconfortez-les. Car mes filles, les femmes de mes fils, ont été fidèles, et l'accomplissement de la promesse sera leur récompense.

Elle donna un anneau à Tiens-Ferme ; puis elle appela le vieil Honnête, et dit de lui :

— « Voici vraiment un Israélite dans lequel il n'y a pas de fraude ! » (Jean 1.47).

« Je Viens, Seigneur, pour être avec toi et te louer ! »

— Je vous souhaite une belle journée quand vous partirez pour la montagne de Sion, lui dit Honnête, et je serais heureux de vous voir traverser le fleuve à pied sec.

Mais elle répondit :

— Que je sois mouillée ou non, je me réjouis de partir, car quel que soit le temps pendant mon voyage, j'aurai le loisir quand je serai arrivée, de me reposer et de me sécher.

Le brave Monsieur Prêt-à-s'arrêter vint la voir. Elle lui dit :

— Ton voyage a été pénible jusqu'ici, mais le repos te paraîtra d'autant plus doux. Veille, et tiens-toi prêt, car à l'heure où tu n'y penseras pas, le messager viendra.

Ensuite Monsieur Découragement s'approcha avec sa fille Très-Effrayée ; elle leur dit :

— Vous devez vous souvenir avec une gratitude éternelle de votre délivrance de la main du géant Désespoir et du château du Doute. Le résultat de la grâce qui vous a été faite est que vous êtes parvenus jusqu'ici en sécurité. Soyez, vigilants et bannissez, la crainte ; soyez sobres et espérez jusqu'à la fin.

A Monsieur Faible-d'Esprit, elle dit :

— Tu as été délivré de la bouche du géant Tue-les-Bons, pour que tu vives à jamais dans la lumière des vivants et que tu sois fortifié par la vue de ton Roi. Seulement je t'adjure de te repentir, avant qu'il t'envoie chercher, de ta tendance à tout craindre et à douter de sa bonté ; sinon, quand il viendra, tu serais forcé de te tenir confus en sa présence.

Le jour vint où Christiana dut partir. La route était pleine de gens venus pour la voir encore une fois. Et voici que l'autre rive du fleuve était couverte de chevaux et de chariots qui étaient descendus du ciel pour la transporter jusqu'à la porte de la Cité. Elle avança et entra dans le fleuve en faisant des gestes d'adieu à tous ceux qui la suivaient. Les dernières paroles qu'on lui entendit prononcer furent : « Je viens, Seigneur, pour être avec toi et te louer ! »

Ses enfants et ses amis retournèrent dans leurs demeures, car ceux qui attendaient Christiana l'avaient emportée hors de leur vue. Ainsi elle alla et entra par la porte ; elle fut reçue avec toutes les manifestations de joie qui avaient accueilli l'entrée de Chrétien, son mari, arrivé avant elle.

A son départ les enfants pleuraient. Mais Grand-Cœur et Vaillant jouèrent des cymbales et de la harpe pour manifester leur joie. Ensuite chacun regagna sa place respective.

Dans la suite des temps, un messager vint de nouveau à la ville. Il s'informa de Monsieur Prêt-à-s'arrêter, et lui dit :

— Je viens de la part de Celui que tu as aimé et suivi, quoique tu te sois servi de béquilles. Mon message est de te dire qu'il t'attend à sa table, pour souper avec lui, dans son royaume, le lendemain de Pâques. Prépare-toi pour ce voyage.

Il lui donna aussi une preuve qu'il était bien le messager véritable, en disant : « J'ai brisé ton veau d'or, et détaché ton cordon d'argent » (Ecclésiaste 12.8).

Prêt-à-s'arrêter appela ses compagnons de pèlerinage et leur dit :

— On m'envoie chercher, et sûrement Dieu vous invitera aussi. Il pria Monsieur Vaillant d'écrire son testament, et comme il n'avait rien à léguer à ceux qui lui survivraient que ses béquilles et ses bons vœux, il dit : « Je lègue ces béquilles à mon fils afin qu'il marche sur mes traces, avec mille bons souhaits pour qu'il soit meilleur que je ne l'ai été ».

Puis il remercia Monsieur Grand-Cœur de sa bonté et de ses directions, et il se prépara à partir. En arrivant au bord du fleuve, il dit : « Maintenant, je n'aurai plus besoin de ces béquilles, puisque, là-bas, il y a des chars et des chariots pour me transporter ».

Les derniers mots qu'on lui entendit prononcer furent : « Sois la bienvenue, ô vie ! » Puis il disparut.

Ensuite Monsieur Faible-d'Esprit entendit le messager sonner du cor à la porte de sa chambre. Celui-ci entra et lui dit :

— Je suis venu pour te dire que ton Maître a besoin de toi, et que dans très peu de temps, tu contempleras sa face dans son éclat. Et prends ceci comme une preuve de la vérité de mon message : « Ceux qui regardent par les fenêtres sont obscurcis » (Ecclésiaste 12.5).

Alors Monsieur Faible-d'Esprit appela ses amis et leur communiqua le message qu'il avait reçu, et la preuve qu'il en avait eue. Puis il leur dit :

— Puisque je n'ai rien à léguer, pourquoi ferais-je un testament ? Je laisserai derrière moi ma faible intelligence, car je n'en aurai pas besoin là où je vais ; elle ne vaut même pas la peine d'être donnée au plus pauvre pèlerin. Quand je serai parti, je veux que vous l'enterriez dans un tas de fumier.

L'heure du départ ayant sonné, il entra dans le fleuve comme les autres. Ses dernières paroles furent : « Gardez la foi et la patience ! ». Puis il passa à l'autre bord.

Après que bien des jours se furent écoulés, on fit chercher Monsieur Découragement. Un messager vint et lui dit :

— « Homme tremblant, ton Roi t'ordonne d'être prêt, dimanche prochain, à proclamer avec joie la délivrance de tous tes doutes. Et, ajouta le messager, prends ceci comme une preuve de la vérité de mon message ; il lui donna une « sauterelle pesante » (Ecclésiaste 12.7).

Très-Effrayée, la fille de Monsieur Découragement, ayant appris ce qui allait arriver, dit qu'elle voulait partir avec son père.

Alors Monsieur Découragement dit à ses amis :

— Vous savez ce que nous avons été, ma fille et moi, et quels désagréables compagnons nous fûmes pour vous. Notre dernière volonté est que notre découragement et nos craintes serviles ne soient plus reçus par aucun homme, dès le jour de notre départ, à jamais. Je sais que lorsque nous serons partis, ils iront s'offrir à d'autres. Pour dire toute la vérité, il existe des esprits que nous avons accueillis dès le commencement de notre vie de pèlerins, et dont nous n'avons, ensuite, jamais pu nous débarrasser. Ils chercheront de nouveau à se faire accueillir par d'autres pèlerins ; mais, pour l'amour de nous, fermez-leur la porte.

Quand le temps du départ fut venu, ils allèrent au bord du fleuve. Les dernières paroles de Monsieur Découragement furent : « Adieu nuit ! Sois le bienvenu, ô jour ! ». Sa fille entra dans le fleuve en chantant, mais personne ne put comprendre ce qu'elle chantait.

Au bout d'un certain temps, un messager vint à la ville demander Monsieur Honnête. Etant parvenu à sa demeure, il lui remit ces lignes : « On t'ordonne d'être prêt, d'aujourd'hui en huit, à te présenter devant ton Seigneur, dans la maison de son Père ». Et voici la preuve que ce message est vrai : « Toutes les filles du chant s'affaiblissent » (Ecclésiaste 12.6).

Alors Monsieur Honnête appela ses amis, et leur dit :

— Je vais mourir, mais je ne fais point de testament. Mon honnêteté m'accompagnera ; que celui qui viendra après moi le sache !

Quand le jour fut venu, il s'apprêta à passer le fleuve qui débordait alors sur quelques points du rivage. Mais Monsieur Honnête, pendant sa vie, avait prié un nommé Bonne-Conscience d'être là : Celui-ci le prit par la main, et l'aida à traverser. Les derniers mots prononcés par Honnête furent : « La grâce règne ! ». Puis il quitta ce monde.

Après cela, le bruit courut que Monsieur Vaillant-pour-la-Vérité avait aussi eu la visite du même messager, et qu'il avait reçu comme preuve que : « le seau s'était rompu sur la source » (Ecclésiaste 12.8). Quand il le comprit, il appela ses amis et leur en fit part.

— Je m'en vais vers mes pères, leur dit-il, et quoique j'aie traversé bien des difficultés pour parvenir jusqu'ici, je ne m'en repens pas. Je lègue mon épée à celui qui me succèdera dans mon pèlerinage, et mon courage et mon habileté à celui qui est capable de les recevoir. J'emporte avec moi mes marques et mes cicatrices qui prouvent que j'ai combattu pour Celui qui veut me récompenser.

Lorsque le jour où il devait partir fut arrivé, beaucoup l'accompagnèrent jusqu'au fleuve dans lequel il entra en disant « Mort, où est ton aiguillon ? » et comme il descendait plus profond, il s'écria : « Sépulcre, où est ta victoire ? ». Ainsi il passa à l'autre bord, et les trompettes sonnèrent pour l'acclamer.

Il vint ensuite un message pour Monsieur Tiens-Ferme — celui que les Pèlerins avaient trouvé agenouillé sur le Sol enchanté — le messager le lui apporta ouvert dans sa main. Son contenu disait qu'il devait se préparer à changer de vie, car son maître ne voulait pas qu'il restât plus longtemps loin de lui. En lisant cela, Tiens-Ferme se mit à réfléchir.

— Vous ne devez pas douter de la vérité de ce message, lui dit le messager car en voici la preuve : « ta roue s'est cassée sur la citerne » (Ecclésiaste 12.8).

Alors il appela Monsieur Grand-Coeur, qui avait été leur guide, et lui dit :

— Monsieur, quoiqu'il ne m'ait pas été donné de jouir longtemps de votre compagnie pendant les jours de mon pèlerinage, cependant, depuis que je vous connais, vous m'avez été très utile. Quand je suis parti de la maison, j'ai laissé derrière moi une femme et cinq petits enfants ; permettez-moi vous prier, à votre retour — car je sais que vous retournerez vers votre Maître pour être le conducteur d'autres pèlerins d'envoyer quelqu'un vers ma famille, afin de l'informer de tout ce qui m'est arrivé et de ce qui m'arrivera encore. Parlez-leur par dessus tout de ma condition présente, si bénie, et de mon heureuse arrivée à la Cité céleste. Parlez-leur aussi de Chrétien et de Christiana, sa femme ; dites-leur comment elle partit avec ses enfants pour suivre son mari. Racontez-leur sa fin heureuse et dites-leur où elle est allée. J'ai peu, ou plutôt je n'ai rien à envoyer à ma famille, excepté mes prières et mes larmes; il suffit que vous leur en parliez, peut-être vaincront-elles leur obstination.

Quand Monsieur Tiens-Ferme eut ainsi mis toutes choses en ordre, et que, pour lui, le temps fut venu de partir, il se rendit aussi au bord du fleuve. Les eaux étaient très basses, c'est pourquoi lorsqu'il se fut avancé jusqu'au milieu, il s'arrêta et dit à ses compagnons qui l'avaient accompagné :

— Ce fleuve a été la terreur de ma vie ; oui, sa pensée seule m'effrayait. Et maintenant je le trouve facile à traverser ; mon pied est fixé sur le sol qu'ont foulé les pieds des prêtres portant l'arche de l'alliance quand Israël traversa le Jourdain (Josué 3.17). Les eaux, il est vrai, sont amères au palais et froides à l'estomac, toutefois la pensée du lieu où je me rends, et de ce qui m'attend sur l'autre rive, me met au coeur comme un charbon ardent. Je me vois au terme de mon voyage ; mes labeurs sont finis. Je vais voir cette tête qui s'est laissée couronner d'épines pour moi, et ce visage qui a été couvert de crachats. J'ai vécu autrefois par ce que j'ai entendu et par la foi, mais maintenant, dans l'endroit où je vais, je pourrai marcher par la vue. Je serai auprès de mon Roi, je jouirai de sa présence. J'aimais entendre parler du Seigneur ; partout où je voyais l'empreinte de ses pas, j'essayais d'y mettre aussi mon pied. Son nom avait pour moi le plus doux des parfums. Sa voix était délicieuse à mon oreille, et je soupirais après sa présence plus qu'après la lumière du soleil. Je faisais ma nourriture de sa parole, et elle servait d'antidote à mes défaillances. Il m'a aidé, il m'a délivré de mes iniquités ; oui, mes pas ont été affermis dans ses voies.

Tandis qu'il parlait ainsi, sa figure changea ; son courage l'abandonna, et après avoir dit : « Prends-moi, je viens à toi ! » il disparut à leurs yeux.

C'était un glorieux spectacle de voir les régions supérieures remplies de chevaux et de chariots, de joueurs de trompettes et de flûtes, de chanteurs et de musiciens avec leurs instruments à cordes, prêts a souhaiter la bienvenue aux pèlerins à mesure qu'ils se succédaient, et à les accompagner jusqu'à la porte de la Cité.

Quant aux enfants de Chrétien, les quatre garçons que Christiane avait amenés avec elles, ainsi que leurs femmes et leurs enfants, je ne les vis pas entrer parce que je ne visitai pas l'endroit où ils étaient.

Depuis que je suis de retour, j'ai entendu dire qu'ils sont encore vivants et contribuent au développement de l'église dans le lieu où ils séjournent encore pour un temps.

Si c'est ma destinée de refaire une fois ce voyage, je pourrai donner de leurs nouvelles à ceux qui en désireraient.

En attendant, je dis à mon lecteur :

Adieu !

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