La Légende dorée

LXVI
L’INVENTION DE LA SAINTE CROIX

(3 mai)

Sous le nom de l’Invention de la sainte Croix, l’Église fête l’anniversaire du jour où a été retrouvée la croix de Notre-Seigneur. Cet événement eut lieu plus de deux cents ans après la résurrection du Christ.

On lit dans l’Évangile de Nicodème que, un jour que le vieil Adam était malade, son fils Seth se rendit jusqu’à la porte du Paradis et demanda de l’huile de l’arbre de miséricorde, afin d’en frotter le corps de son père et de lui rendre ainsi la santé. Or, l’archange Michel lui apparut et lui dit : « N’espère pas obtenir, par tes larmes ni par tes prières, de l’huile de l’arbre de miséricorde, car les hommes ne pourront obtenir de cette huile que dans cinq mille cinq cents ans », – c’est-à-dire après la passion du Christ. Une autre chronique raconte que l’archange Michel offrit cependant à Seth un rameau de l’arbre miraculeux, en lui ordonnant de le planter sur le mont Liban. Une autre histoire, en vérité apocryphe, ajoute que cet arbre était le même qui avait fait pécher Adam, et que l’ange, en donnant le rameau à Seth, lui dit que, le jour où ce rameau porterait des fruits, son père recouvrerait la santé. Et Seth, de retour chez lui trouva son père déjà mort ; il planta le rameau sur la tombe d’Adam, et le rameau devint un grand arbre qui vivait encore au temps de Salomon.

Ce prince, frappé de la beauté de l’arbre, le fit couper afin qu’il servît à la construction du temple ; mais là, on ne put trouver aucun endroit où le placer : car tantôt il paraissait trop long et tantôt trop court ; et, quand les ouvriers essayaient de le couper à la longueur voulue, ils s’apercevaient ensuite qu’ils l’avaient trop coupé : de telle sorte que, impatientés, ils le jetèrent en travers d’un lac, pour servir de pont. Or la reine de Saba, venant à Jérusalem pour consulter la sagesse de Salomon, et ayant à traverser le susdit lac, vit en esprit que le Sauveur du monde serait un jour attaché au bois de cet arbre. Elle refusa donc de mettre le pied sur lui, et, au contraire, s’agenouilla pour l’adorer. Une autre histoire veut que la reine de Saba ait vu le bois miraculeux dans le temple même, et que de retour dans son pays, elle ait écrit à Salomon qu’à ce bois serait un jour attaché l’homme dont la mort mettrait fin au royaume des Juifs ; sur quoi Salomon aurait fait enlever l’arbre et aurait ordonné de l’enfouir profondément sous terre. Et, à l’endroit où l’arbre était enfoui, se forma plus tard la piscine probatique : si bien que ce n’était pas seulement la descente d’un ange, mais aussi la vertu du bois caché sous terre, qui produisait, dans cette piscine, la commotion de l’eau et guérissait les malades.

Enfin l’on raconte que, aux approches de la passion du Christ, le bois sortit de terre, et que les Juifs, le voyant surnager à la surface de l’eau, le prirent pour en faire la croix du Seigneur. Mais la tradition affirme, d’autre part, que la croix du Christ fut faite de quatre bois différents, à savoir de palmier, de cyprès, d’olivier et de cèdre, chacune de ces espèces servant à l’une des quatre parties de la croix, c’est-à-dire la poutre verticale, l’horizontale, la tablette placée au sommet, et le tronc soutenant la croix, ou encore, selon Grégoire de Tours, la tablette placée sous les pieds du Christ. Mais jusqu’à quel point sont vraies les diverses légendes que nous venons de rapporter, c’est ce dont le lecteur jugera par lui-même : car le fait est qu’on ne les trouve mentionnées dans aucune chronique ni histoire authentique.

Après la passion du Christ, le bois précieux de la croix resta caché sous terre pendant plus de deux cents ans ; il fut enfin retrouvé par Hélène, mère de l’empereur Constantin, dans les circonstances que nous allons raconter.

En ce temps-là, une multitude innombrable de barbares se rassembla sur la rive du Danube, s’apprêtant à traverser le fleuve afin de soumettre à leur domination l’Occident tout entier. À cette nouvelle, l’empereur Constantin se mit en marche avec son armée et vint camper sur l’autre rive du Danube ; mais, comme le nombre des barbares augmentait toujours, et que déjà ils commençaient à traverser le fleuve, Constantin fut saisi de frayeur à la pensée de la bataille qu’il aurait à livrer. Or la nuit, un ange le réveilla et lui dit de lever la tête ; et Constantin aperçut au ciel l’image d’une croix faite d’une lumière éclatante ; et au-dessus de l’image était écrit, en lettres d’or : « Ce signe te donnera la victoire ! » Alors, réconforté par la vision céleste, il fit faire une croix de bois, et la fit porter en avant de son armée : puis, fondant sur l’ennemi, il l’extermina ou le mit en fuite. Après quoi il convoqua les prêtres des divers temples, et leur demanda de quel dieu cette croix était le signe. Les prêtres ne savaient que répondre, lorsque survinrent des chrétiens, qui expliquèrent à l’empereur le mystère de la sainte Croix et le dogme de la Trinité. Et Constantin, les ayant entendus, crut au Christ : il reçut le baptême des mains du pape Eusèbe, ou, suivant d’autres auteurs, de celles d’Eusèbe, évêque de Césarée.

Mais, ici encore, nous avons affaire à une légende qui se trouve contredite par l’Histoire tripartite, par l’Histoire ecclésiastique, par la vie de saint Sylvestre et par la chronique des papes. Aussi une autre tradition affirme-t-elle que le Constantin en question n’était pas le fameux empereur qui fut converti et baptisé par le saint pape Sylvestre, mais que c’était un autre Constantin, père de celui-là. Et cette tradition ajoute que, à la mort de son père, Constantin, se rappelant la victoire que le défunt avait due à la vertu de la sainte Croix, envoya sa mère Hélène à Jérusalem pour y retrouver cette croix miraculeuse.

L’Histoire ecclésiastique nous donne, de la victoire de Constantin, une autre version. Suivant elle, la bataille aurait eu lieu près du Pont Albin, où Constantin se serait rencontré avec Maxence, qui voulait envahir l’empire romain. Et comme l’empereur, anxieux, levait les yeux au ciel pour en implorer du secours, il vit à l’orient, sur le ciel, le signe resplendissant de la croix entouré d’anges, qui lui dirent : « Constantin, ce signe te donnera la victoire ! » Et comme Constantin se demandait ce que cela signifiait, le Christ lui apparut la nuit, avec le même signe, et lui ordonna d’en faire exécuter une image, qui lui servirait d’aide dans la bataille. Alors Constantin, sûr désormais de la victoire, fit sur son front le signe de la croix, et prit dans sa main une croix d’or. Après quoi il pria Dieu que sa main, qui avait tenu le signe de la croix, n’eût pas à être tachée de sang romain. Et en effet Maxence, au moment où il traversait le fleuve, oublia qu’il avait fait miner les ponts pour tromper Constantin, passa lui-même sur un pont miné, et se noya dans le fleuve. Alors Constantin fut reconnu empereur sans opposition ; et une chronique, suffisamment autorisée, ajoute que, cependant, il hésita quelque temps encore à se convertir tout à fait, jusqu’au jour où, saint Pierre et saint Paul lui étant apparus, il fut guéri de sa lèpre, et reçut enfin le baptême des mains du pape Sylvestre. D’autre part saint Ambroise, dans sa lettre à Théodose, et l’Histoire tripartite, affirment que, même alors, il ajourna son baptême, afin d’être baptisé dans les flots du Jourdain. Et c’est aussi ce que nous dit la chronique de saint Jérôme.

Mais, quoi qu’il en soit de cette question, le fait est que c’est la mère de Constantin, Hélène, qui présida à l’Invention de la sainte Croix. Cette Hélène, suivant les uns, aurait été d’abord fille d’auberge, et le père de Constantin l’aurait épousée pour sa beauté. D’autres affirment qu’elle était fille unique de Coël, roi des Bretons, que le père de Constantin l’avait épousée lorsqu’il était venu en Bretagne, et que, ainsi, après la mort de Coël, il était devenu le maître de l’île. C’est aussi ce qu’affirment les Bretons, bien qu’une autre version veuille qu’Hélène ait été de Trèves.

Arrivée à Jérusalem, Hélène fit mander devant elle tous les savants juifs de la région. Et ceux-ci, effrayés, se disaient l’un à l’autre : « Pour quel motif la reine peut-elle bien nous avoir convoqués ? »

Alors l’un d’eux, nommé Judas, dit : « Je sais qu’elle veut apprendre de nous où se trouve le bois de la croix sur laquelle a été crucifié Jésus. Or mon aïeul Zachée a dit à mon père Simon, qui me l’a répété en mourant : “Mon fils, quand on t’interrogera sur la croix de Jésus, ne manque pas à révéler où elle se trouve, faute de quoi on te fera subir mille tourments ; et cependant ce jour-là sera la fin du règne des Juifs, et ceux-là régneront désormais qui adoreront la croix, car l’homme qu’on a crucifié était le Fils de Dieu !” Et j’ai dit à mon père : “Mon père, si nos aïeux ont su que Jésus était le fils de Dieu, pourquoi l’ont-ils crucifié ?” Et mon père m’a répondu : “Le Seigneur sait que mon père Zachée s’est toujours refusé à approuver leur conduite. Ce sont les Pharisiens qui ont fait crucifier Jésus, parce qu’il dénonçait leurs vices. Et Jésus est ressuscité, le troisième jour, et est monté au ciel en présence de ses disciples. Et mon oncle Étienne a cru en lui ; ce pourquoi les Juifs, dans leur folie, l’ont lapidé. Vois donc, mon fils, à ne jamais blasphémer Jésus ni ses disciples !” Ainsi parla Judas ; et les Juifs lui dirent : “Jamais nous n’avons entendu rien de pareil.” Mais lorsqu’ils se trouvèrent devant la reine, et que celle-ci leur demanda en quel lieu Jésus avait été crucifié, tous refusèrent de la renseigner : si bien qu’elle ordonna qu’ils fussent jetés au feu. Alors les Juifs, épouvantés, lui désignèrent Judas, en disant : “Princesse, cet homme-ci, fils d’un prophète, sait toutes choses mieux que nous, et te révélera ce que tu veux connaître !” Alors la reine les congédia tous à l’exception de Judas, à qui elle dit : “Choisis entre la vie et la mort ! Si tu veux vivre, indique-moi le lieu qu’on appelle Golgotha, et dis-moi où je pourrai découvrir la croix du Christ !” Judas lui répondit : “Comment le saurais-je, puisque deux cents ans se sont écoulés depuis lors, et qu’à ce moment je n’étais pas né ?” Et la reine : “Je te ferai mourir de faim, si tu ne veux pas me dire la vérité !” Sur quoi elle fit jeter Judas dans un puits à sec, et défendit qu’on lui donnât aucune nourriture.

Le septième jour, Judas, épuisé par la faim, demanda à sortir du puits, promettant de révéler où était la croix. Et comme il arrivait à l’endroit où elle était cachée, il sentit dans l’air un merveilleux parfum d’aromates ; de telle sorte que, stupéfait, il s’écria : « En vérité, Jésus, tu es le sauveur du monde ! »

Or, il y avait en ce lieu un temple de Vénus qu’avait fait construire l’empereur Adrien, de façon que quiconque y viendrait adorer le Christ parût en même temps adorer Vénus. Et, pour ce motif, les chrétiens avaient cessé de fréquenter ce lieu. Mais Hélène fit raser le temple ; après quoi Judas commença lui-même à fouiller le sol et découvrit, à vingt pas sous terre, trois croix qu’il fit aussitôt porter à la reine.

Restait seulement à reconnaître celle de ces croix où avait été attaché le Christ. On les posa toutes trois sur une grande place, et Judas, voyant passer le cadavre d’un jeune homme qu’on allait enterrer, arrêta le cortège, et mit sur le cadavre l’une des croix, puis une autre. Le cadavre restait toujours immobile. Alors Judas mit sur lui la troisième croix ; et aussitôt le mort revint à la vie. D’autres historiens racontent que c’est Macaire, évêque de Jérusalem, qui reconnut la vraie croix, en ravivant par elle une femme déjà presque morte. Et saint Ambroise affirme que Macaire reconnut la croix à l’inscription placée jadis par Pilate au-dessus d’elle.

Judas se fit ensuite baptiser, prit le nom de Cyriaque, et, à la mort de Macaire, fut ordonné évêque de Jérusalem. Or sainte Hélène, désirant avoir les clous qui avaient transpercé Jésus, demanda à l’évêque de les rechercher. Cyriaque se rendit de nouveau sur le Golgotha, et se mit en prière ; et aussitôt, étincelants comme de l’or, se montrèrent les clous, qu’il s’empressa de porter à la reine. Et celle-ci, s’agenouillant et baissant la tête, les adora pieusement.

Elle rapporta à son fils Constantin une partie de la croix, laissant l’autre partie dans l’endroit où elle l’avait trouvée. Elle donna également à son fils les clous, qui, d’après Grégoire de Tours, étaient au nombre de quatre. Deux de ces clous furent placés dans les freins dont Constantin se servait pour la guerre ; un troisième fut placé sur la statue de Constantin qui dominait la ville de Rome. Quant au quatrième, Hélène le jeta elle-même dans la mer Adriatique, qui jusqu’alors avait été un gouffre dangereux pour les navigateurs. Et c’est elle aussi qui ordonna qu’on fêtât tous les ans, en grande solennité, l’anniversaire de l’invention de la sainte Croix.

Le saint évêque Cyriaque fut, plus tard, mis à mort par Julien l’Apostat, qui s’efforçait de détruire en tous lieux le signe de la croix. Julien, avant de partir pour la guerre contre les Perses, invita Cyriaque à sacrifier aux idoles ; et, sur son refus, il lui fit couper la main droite, en disant : « Cette main a écrit bien des lettres qui ont détourné plus d’une âme du culte des dieux ! » Mais l’évêque lui répondit : « Insensé, tu me rends là un précieux service ; car cette main était un scandale pour moi, ayant jadis écrit bien des lettres aux synagogues pour détourner les Juifs du culte du Christ. » Alors Julien lui fit verser dans la bouche du plomb fondu, et puis, l’ayant fait étendre sur un lit de fer, il fit jeter sur lui des charbons ardents mêlés de sel et de graisse. Cyriaque, cependant, restait inflexible. Et Julien lui dit : « Si tu ne veux pas sacrifier aux dieux, proclame du moins que tu n’es pas chrétien ! » Sur le refus de Cyriaque, il le fit jeter parmi des serpents venimeux ; mais aussitôt les serpents périrent, sans faire aucun mal à l’évêque. Julien le fit jeter dans une chaudière pleine d’huile bouillante ; et Cyriaque, au moment d’y entrer, pria Dieu de lui accorder le second baptême du martyre. Sur quoi Julien, exaspéré, ordonna qu’on lui perçât la poitrine à coups de glaive ; et c’est ainsi que le saint évêque rendit son âme à Dieu.

Quant à la vertu souveraine de la sainte Croix, elle nous est prouvée par l’histoire d’un pieux intendant que certain magicien conduisit, par ruse, dans un lieu où il avait évoqué les démons. L’intendant aperçut dans ce lieu un grand Éthiopien, assis sur un trône élevé, et entouré d’autres noirs portant des lances et des verges. L’Éthiopien, qui était Lucifer lui-même, dit à l’intendant : « Si tu veux m’adorer et me servir, et renier ton Christ, je te ferai asseoir à ma droite ! » Mais l’intendant déclara qu’il préférait rester le serviteur du Christ ; et, au moment où il faisait le signe de la croix, toute la foule des démons s’évanouit. Plus tard, le même intendant entra, avec son maître, dans l’église de Sainte-Sophie ; et là, comme tous deux se tenaient debout devant une image du Christ, le maître vit que cette image avait les yeux fixés sur l’intendant. Il fit alors passer celui-ci à droite, puis à gauche : les yeux de l’image suivaient ses mouvements, et restaient toujours fixes sur lui. Le maître, émerveillé, demanda à son intendant par quoi il s’était rendu digne d’un si grand honneur. Et l’intendant répondit qu’il n’avait conscience d’aucun acte qui pût lui valoir cet honneur, à cela près qu’un jour, en présence du diable, il avait refusé de renier le Christ.

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