La foi évangélique

Introduction
Les fondements évangéliques essentiels

« Une moisson sans précédent. Nous traversons la période du plus grand rassemblement d'individus dans le royaume de Dieu que le monde ait jamais vu »1, a écrit Patrick Johnstone. Jamais dans l'histoire, une telle fraction de la population mondiale n'a été mise au contact de l'Évangile, et l'augmentation du nombre de chrétiens évangéliques n'a été aussi encourageante. En particulier, l'accroissement du nombre de croyants dans le Tiers Monde s'est considérablement accéléré depuis la Seconde Guerre mondiale.

1 Patrick Johnstone, Flashes sur le monde, Éditions Farel.

Pourtant, malgré cette remarquable expansion qui s'apparente même à une explosion, les évangéliques ont souvent eu mauvaise presse, ils ont été incompris et caricaturés.

Ainsi, John Peart-Binns a qualifié John Taylor Smith, un évêque populaire pieux et sociable, qui fut aumônier général des forces britanniques durant la Première Guerre mondiale, de « piétiste évangélique enragé aux vues les plus étroites et à l'esprit le plus rigide. »2

2 John S. Peart-Binns, Wand of London, Mowbray, 1987, p. 29.

Un pasteur réformé d'une des plus prestigieuses paroisse de Paris, bien connu pour ses positions libérales, confiait au journaliste de l'hebdomadaire Le Christianisme : « Je n'ai jamais rencontré d'évangélique intelligent. Comment les croire et les respecter ? »3 Lors d'un synode national de l'Église Réformée de France, à Montpellier, tandis que les instances encourageaient les pasteurs à avoir de meilleures relations avec leurs collègues évangéliques, une vive polémique a éclaté. L'un des délégués est venu au micro pour dire qu'il pouvait dialoguer sans problème avec des prêtres ou des rabbins, mais pas avec des pasteurs évangéliques. Il augmenta : « Comment discuter raisonnablement de théologie lorsque nous avons licences, maîtrises, doctorats, et que les responsables évangéliques, qui s'octroient facilement le titre de pasteurs, exercent un ministère après seulement deux ans dans un institut biblique privé ? J'ai même rencontré des pasteurs qui n'avaient pour bagages qu'un stage de neuf mois dans une École de disciples qui n'est répertoriée nulle part ! »4

3 Cité par Éric Denimal.

4 Cité par Éric Denimal.

En Amérique du Nord, le professeur James Davison Hunter, de l'université de Virginie, donne à ses lecteurs un vaste échantillon de termes méprisants. Il déclare que d'éminents savants décrivent les évangéliques comme des « zélotes d'extrême droite », des « religieux loufoques », des « misanthropes sectaires », des « fanatiques », des « démagogues », des « obscurantistes simplistes », et leur message comme « vicieux », « étroit », « schismatique » et « irrationnel »5.

5 Culture Wars, HarperCollins, 1991, p. 144.

Quel est donc ce christianisme évangélique ou cette foi évangélique qui fascine les foules et les irrite en même temps, qui se développe si rapidement et parallèlement provoque un tel mépris ?

Trois dénégations

Premièrement, la foi évangélique n'est pas une innovation récente, une nouvelle branche du christianisme que nous venons d'inventer. Au contraire, nous avons l'audace d'affirmer que le christianisme évangélique est le christianisme original et apostolique du Nouveau Testament. Cette affirmation et son démenti ont résonné déjà au seizième siècle. Les réformateurs étaient souvent accusés d'être des innovateurs par l'Église catholique romaine, mais ils réfutèrent cette affirmation. Pour eux, les vrais innovateurs étaient les scolastiques du Moyen Age ; quant à eux, ils se définissaient comme les rénovateurs, ceux qui s'efforçaient de revenir aux sources et de remettre à l'honneur l'Évangile original authentique. « Nous n'enseignons pas des choses nouvelles, écrivit Luther, mais nous répétons et réaffirmons les vérités anciennes, celles que les apôtres et les docteurs pieux ont enseignées avant nous. »6 Hugh Latimer, le prédicateur populaire de la Réformation anglaise fit une déclaration similaire : « Vous dites que c'est un nouvel enseignement. Mais je vous affirme que cet enseignement est ancien. »7 John Jewel, évêque de Salisbury à partir de 1560, a rendu un témoignage encore plus éloquent dans son célèbre ouvrage Apology (1562) : « Ce n'est pas notre doctrine que nous vous prêchons ; nous ne l'avons pas écrite, ni découverte, nous n'en sommes pas les inventeurs. Nous ne vous communiquons rien d'autre que ce que les Pères de l'Église, les apôtres et Christ notre Sauveur lui-même ont enseigné avant nous. »8

6 Martin Luther, A Commentary on St. Paul's Epistle to the Galatians, James Clarke, 1953, p. 53.

7 Hugh Latimer, Works, Vol I, pp. 30-31.

8 John Jewel, Apology, Vol II, p. 1034.

A chaque génération, les chrétiens évangéliques ont été accusés d'être des innovateurs, mais ils s'en sont toujours défendus. Ainsi de son temps, on a souvent reproché à John Wesley d'introduire de nouvelles doctrines dans l'Église d'Angleterre. Il l'a nié très farouchement. « C'est le véritable christianisme d'autrefois que je prêche »9, insistait-il.

9 The Character of a Methodist, 1742, p. 10.

Au début de sa formidable carrière d'évangéliste, Billy Graham fut accusé non d'innover, mais d'être désespérément démodé en reculant d'un siècle la cause de la religion. Voici ce qu'il répondit : « Je leur répliquai que je voulais dans les faits renvoyer la religion en arrière – pas seulement une centaine d'années – mais dix-neuf siècles, au temps du livre des Actes, lorsque les disciples du premier siècle étaient accusés de révolutionner l'Empire romain. »10

10 Tel que je suis : l'autobiographie de Billy Graham, Eternity Publishing House, p. 186.

Deuxièmement, la foi évangélique n'est pas une déviation du christianisme orthodoxe. Elle n'est ni un bras mort ni un tourbillon, mais le courant principal du christianisme. Les chrétiens évangéliques n'ont aucun peine à réciter le Symbole des Apôtres et celui de Nicée ex animo, c'est-à-dire sans aucune réserve mentale et sans devoir croiser les doigts. Le vocable « évangélique » malgré l'hostilité qu'il a soulevée contre lui, est en fait un mot noble qui a un passé long et honorable.

Il s'est généralisé seulement au début du dix-huitième siècle en liaison avec le « Réveil évangélique » associé à John Wesley et George Whitefield. Mais au dix-septième siècle, il était appliqué aux Puritains anglais et aux Piétistes allemands. Un siècle plus tôt encore, il désignait les Réformateurs. Eux-mêmes se nommaient evangelici, abrégé de evangelici viri, les « hommes évangéliques », une expression que Luther adopta sous la forme die Evangelischen.

Ce n'était cependant pas le début. Au quinzième siècle, John Wycliffe, quelquefois qualifié d'« étoile du matin de la Réforme » fut appelé doctor evangelicus. Avant lui, nous englobons dans le terme de proto-évangéliques tous ces remarquables chrétiens qui reconnaissaient l'Écriture comme autorité suprême et le Christ crucifié comme seul moyen de salut. Augustin est l'un d'eux ; ce célèbre Père de l'Église proclama la grâce divine comme seul remède au péché de l'homme. De lui il n'y a qu'un pas jusqu'au Nouveau Testament, et à son « Évangile » d'où les chrétiens évangéliques tirent leur nom.

C'est cependant dans l'histoire ecclésiastique récente que les mots « évangélique » et « évangélisme » sont devenus courants. Dans la Grande-Bretagne du dix-neuvième siècle plusieurs leaders évangéliques acquirent une notoriété nationale. Charles Simeon, vicaire de Holy Trinity, Cambridge, pendant cinquante-deux ans (1782-1833) exerça une influence considérable sur plusieurs générations d'étudiants par sa prédication systématique. William Wilberforce, qui, avec de fidèles amis, lutta pendant quarante-cinq ans contre la traite des esclaves africains réussit en 1807 à abolir la traite des esclaves et, en 1833, l'esclavage lui-même. Anthony Ashley Cooper, septième comte de Shafestbury (1801-1885), trouva dans ses convictions évangéliques l'inspiration de ses nombreuses réformes sociales. Et. J.C. Ryle, évêque de Liverpool de 1880 à 1900 fut un champion compétent et hors pair de la vérité évangélique contre ce qu'il appelait le « romanisme » et le « scepticisme ».

Il y eut également de remarquables leaders évangéliques en Amérique du Nord au dix-neuvième siècle. Charles G. Finney (1792-1875), par exemple, fut un ardent défenseur à la fois du mouvement évangélique et des réformes sociales. Il fonda toute une série de « sociétés de bienfaisance » dans tous les domaines de la philanthropie. Theodore Weld, un de ses disciples, consacra toute sa vie à la lutte contre l'esclavage. D. L. Moody (1837-1899) est bien connu pour ses campagnes d'évangélisation efficaces aussi bien en Grande-Bretagne qu'aux États-Unis. Mais cet homme était également soucieux d'élever le niveau de l'éducation, et son influence personnelle fut très étendue. Charles Hodge (1797-1878) s'engagea, lui aussi, en faveur d'une meilleure éducation. Professeur au séminaire théologique de Princeton pendant cinquante-six ans, il ne fut pas seulement un ardent défenseur de l'orthodoxie évangélique ; il enseigna à plus de trois mille étudiants. Mentionnons encore les frères Arthur et Lewis Tappan, des hommes d'affaires prospères qui soutinrent de leurs dons généreux de nombreuses réformes sociales, des missions, l'évangélisation la distribution de Bibles, l'enseignement chrétien et la lutte contre l'esclavage.

Revenons en Grande-Bretagne. C'est là qu'en 1846 est née l'Alliance évangélique mondiale (World Evangelical Alliance) ; ce nom est mal approprié puisque dès le début ce fut une organisation britannique et non internationale. En 1951 fut fondée l'Association évangélique mondiale (World Evangelical Fellowship), l'année même où l'Alliance évangélique mondiale modifiait son nom en Alliance évangélique britannique, titre plus modeste et plus correct. L'Alliance britannique fut un des membres fondateurs de l'Association évangélique mondiale.

Troisièmement, la foi évangélique n'est pas synonyme de fondamentalisme. Les deux mouvements ont une histoire distincte et une connotation différente.

Le mot « fondamentalisme » est souvent utilisé aujourd'hui pour calomnier des chrétiens. Il a pourtant des origines très respectables. Il s'est imposé à la suite d'une série de douze livres de poche intitulés The Fundamentals, publiés entre 1909 et 1915 par Lyman et Milton Stewart, deux frères de Caroline du Sud. Chaque livre comportait plusieurs articles de différents auteurs. Ces livres furent distribués gratuitement à des millions d'exemplaires. Les « fondements » étaient les vérités bibliques fondamentales comme l'autorité de l'Écriture, la divinité de Jésus-Christ, son incarnation, sa naissance virginale, sa mort expiatoire, sa résurrection corporelle et son retour personnel, le Saint-Esprit, le péché, le salut et le jugement, le culte, la mission mondiale et l'évangélisation. Le terme « fondamentaliste » fut forgé pour désigner quiconque croyait aux affirmations centrales de la doctrine chrétienne. Les auteurs des Fundamentals étaient tous originaires de Grande-Bretagne ou d'Amérique du Nord. Parmi eux, mentionnons R. A. Torrey, B. B. Warfield, A. T. Pierson, James Orr, Campbell Morgan, ainsi que les évêques J. C. Ryle et Handley Moule.

Fondamentalisme et évangélisme

A l'origine, le mot « fondamentalisme » était donc un synonyme acceptable d'« évangélisme ». Considérons par exemple le livre de Carl Henry, The Uneasy Conscience of Modern Fundamentalism, publié en 1947. Tout en se plaignant dans cet ouvrage que « le christianisme évangélique ait de plus en plus négligé la dimension sociale de l'Évangile », l'auteur n'établit aucune distinction entre le fondamentalisme et l'évangélisme11. Cependant, peu à peu, dans l'esprit des gens, le fondamentalisme fut associé à certaines attitudes extrêmes et extravagantes, si bien que dans les années 1950, des responsables chrétiens nord-américains comme Carl Henry, Billy Graham et Harold Ockenga créèrent le « néo-évangélisme » pour se démarquer du vieux fondamentalisme qu'ils avaient rejeté.

11 Carl F. H. Henry, The Uneasy Conscience of Modern Fundamentalism, Eerdmans, 1947, p. 26.

Les chrétiens évangéliques sont mal jugés à cause de livres comme Fundamentalism, du professeur James Barr, et Rescuing the Bible from Fundamentalism, de l'évêque Jack Spong qui, par ignorance, incompréhension ou méchanceté, continuent d'identifier l'évangélisme actuel au fondamentalisme d'autrefois. Pour eux, c'est comme si l'Église n'avait qu'une seule option : un libéralisme éclairé ou un fondamentalisme obscurantiste12.

12 Voir Fundamentalism, de James Barr (SCM, 1966) et Rescuing the Bible from Fundamentalism, de John S. Spong (Harper, 1991). Harriet A. Harris estime que la critique de James Barr est justifiée et la développe. Elle distingue trois sens du mot « fondamentalisme » : (1) « un mouvement historique des années 1920 » (par opposition au « modernisme ») ; (2) « une identité que revendiquent les fondamentalistes séparatistes de la vieille école, les néo-fondamentalistes politiques et parfois les évangéliques » ; (3) « un esprit qui a beaucoup influencé le courant principal de l'évangélisme » (Fundamentalism and Evangelicals, OUP, 1998, p. 113). Il est évidemment important de différencier l'histoire, l'identité et la mentalité. L'analyse fouillée de Harriet Harris mérite un examen approfondi. Mais les évangéliques refusent d'être assimilés aux fondamentalistes et d'être accusés d'avoir une tournure d'esprit rationaliste et fondamentaliste.

Qu'il soit dit clairement d'emblée que l'immense majorité des chrétiens évangéliques (du moins en Europe) rejette l'étiquette « fondamentaliste », car ils sont en désaccord avec les prétendus fondamentalistes sur de nombreux points importants.

Il est difficile de dresser la liste de ces points parce que le fondamentalisme ne s'est jamais clairement positionné par rapport à l'évangélisme et n'a jamais publié une base doctrinale largement acceptée par ses adeptes. En cherchant maintenant à faire le contraire, c'est-à-dire à différentier l'évangélisme du fondamentalisme, je me rends certainement coupable de généralisations et de caricatures. Je demande à mes lecteurs de ne pas perdre de vue que ce que j'essaie de décrire dans la suite, ce ne sont pas des individus ou des groupes identifiables, mais certaines tendances marquées. Je reconnais volontiers que le fondamentalisme que je décris correspond à celui que défend l'Américain vieux style, et non à celui de nos contemporains qui conservent l'étiquette tout en rejetant une partie du contenu. De même, le portrait que je brosse de l'évangélisme peut paraître idéalisé, car hélas, certains évangéliques contemporains continuent de revendiquer le nom mais refusent de vivre selon ses idéaux.

Il me semble apercevoir au moins dix tendances qui différencient le fondamentalisme de l'évangélisme.

1. En ce qui concerne la pensée humaine, les fondamentalistes de l'ancienne école donnent l'impression de mépriser l'érudition et de se méfier des disciplines scientifiques ; certains tombent même dans l'anti-intellectualisme et l'obscurantisme. Les vrais évangéliques, eux, reconnaissent que toute vérité vient de Dieu, que notre intelligence est un don de Dieu, qu'elle est un élément vital de l'image de Dieu en nous, que le refus de réfléchir est une injure faite à Dieu et qu'au contraire nous l'honorons chaque fois que par l'étude de la science ou de l'Écriture, « nous retrouvons les pensées de Dieu » (Johann Kepler).

2. En ce qui concerne la nature de la Bible, les fondamentalistes sont présentés par les dictionnaires comme des gens qui croient que « chaque mot est littéralement vrai ». C'est certainement une calomnie, car l'adverbe « littéralement » est une généralisation par trop absolue. Mais il est indéniable que certains fondamentalistes se caractérisent par une littéralité excessive. Bien qu'ils croient que tout ce que la Bible affirme est vrai, les évangéliques ajoutent que certaines affirmations bibliques sont vraies symboliquement (plutôt que littéralement) et doivent être interprétées. Le fondamentaliste le plus convaincu croit-il vraiment que Dieu a des plumes (Psaume 91.4).

3. En ce qui concerne l'inspiration biblique, les fondamentalistes ont tendance à la décrire comme un processus mécanique dans lequel les auteurs humains étaient passifs et ne jouaient aucun rôle actif. La conception fondamentaliste de la Bible, un livre dicté par Dieu, ressemble beaucoup à ce que les musulmans pensent du Coran, un livre dicté en langue arabe par Allah par l'intermédiaire de l'ange Gabriel, Mahomet étant chargé d'écrire les mots de la dictée. Le Coran est ainsi présenté comme la copie exacte d'un original céleste. Pour leur part, les évangéliques insistent sur la double paternité littéraire de l'Écriture. L'auteur divin a parlé à des auteurs humains qui étaient en pleine possession de leurs facultés.

4. En ce qui concerne l'interprétation biblique, les fondamentalistes semblent admettre qu'ils peuvent s'appliquer le texte sacré comme s'il avait été écrit avant tout pour eux. Ils ne tiennent pas compte du gouffre culturel qui sépare le monde de la Bible du monde contemporain. Les évangéliques, du moins en théorie, se débattent avec la question de la transposition culturelle. Ils essaient ainsi d'identifier le message essentiel du texte, de le détacher ensuite de son contexte culturel puis de le « recontextualiser », c'est-à-dire de l'appliquer à notre situation présente.

5. En ce qui concerne le mouvement œcuménique, les fondamentalistes ne se contentent pas d'être suspicieux (ils ont d'amples raisons de l'être), mais ils le rejettent de façon globale et sans exception, avec véhémence. Le Conseil américain d'églises chrétiennes (American Counsel of Christian Churches), fondé par Carl McIntype en 1941, est l'expression la plus farouche de cette attitude. Mais de nombreux évangéliques, qui critiquent à juste titre le côté libéral et la méthodologie dénuée de principes du Conseil Œcuménique des Églises (COE), essaient cependant de faire la part des choses en approuvant un œcuménisme qui est bibliquement justifié et en revendiquant la liberté de rejeter ce qui ne l'est pas.

6. En ce qui concerne l'Église, les fondamentalistes ont eu tendance à élaborer une ecclésiologie séparatiste et à s'éloigner de toutes les églises qui n'étaient pas d'accord avec eux sur tous les points de leur position doctrinale. Ils oublient que Luther et Calvin répugnaient à se séparer de l'Église romaine et qu'ils avaient rêvé de réformer le catholicisme. De leur côté, la plupart des évangéliques, tout en croyant à la nécessité de rechercher et de défendre la pureté doctrinale et éthique de l'Église, savent que la pureté absolue ne peut pas être atteinte dans ce monde. Il n'est pas facile de trouver le juste équilibre entre la discipline et la tolérance.

7. En ce qui concerne le monde, les fondamentalistes ont parfois été enclins à s'approprier ses valeurs et ses normes sans examen critique préalable (par exemple dans l'évangile de la prospérité) et à d'autres moments, ils s'en sont éloignés par crainte d'être contaminés. Tous les évangéliques n'échappent certainement pas à l'accusation de mondanité. Cependant, du moins en théorie, ils s'efforcent de respecter le principe biblique de ne pas se conformer au monde, tout en étant désireux d'obéir à l'exhortation de Jésus d'être présents dans le monde comme sel et lumière, afin d'empêcher sa décomposition et d'illuminer ses ténèbres.

8. En ce qui concerne les questions raciales, les fondamentalistes ont eu tendance, surtout aux États-Unis et en Afrique du Sud, à s'accrocher au mythe de la supériorité de la race blanche et à justifier la ségrégation raciale, même au sein de l'Église. Le racisme existe sans aucun doute parmi les évangéliques aussi, mais partout s'observe un sincère désir de s'en repentir. Il faut reconnaître que la plupart des évangéliques défendent et pratiquent l'égalité raciale, compte tenu de la création et surtout à cause de Jésus-Christ qui a renversé les murs des séparations raciale, sociale et sexuelle afin de créer une humanité nouvelle et unie.

9. En ce qui concerne la mission chrétienne, les fondamentalistes ont eu tendance à considérer les mots « mission » et « évangélisation » comme des synonymes. Pour eux, la vocation de l'Église est tout simplement de proclamer l'Évangile. Quant aux évangéliques, tout en continuant à affirmer la priorité absolue de l'évangélisation, ils se sont sentis incapables de la dissocier de la responsabilité sociale. Comme dans le ministère de Jésus, aujourd'hui aussi paroles et actes, proclamation et démonstration, bonne nouvelle et œuvres bonnes se complètent et s'épaulent mutuellement. Leur séparation, écrivit Carl Henry est « le divorce troublant au sein du protestantisme »13.

13 Op. cit. pp. 36-37.

10. En ce qui concerne l'espérance chrétienne, les fondamentalistes sont enclins à se montrer dogmatiques quant à l'avenir, même s'ils n'ont évidemment pas le monopole du dogmatisme, loin s'en faut ! Mais ils interprètent jusque dans le détail, et parfois le détail forcé, l'accomplissement des prophéties, divisent l'Histoire en dispensations rigides et épousent les conceptions d'un sionisme chrétien qui ignore les graves injustices perpétrées contre les Palestiniens. Les évangéliques, de leur côté, tout en attendant ardemment le retour personnel, visible, glorieux et triomphal du Seigneur Jésus-Christ, préfèrent ne pas se prononcer sur les détails qui divisent des chrétiens foncièrement bibliques.

Qui sont les évangéliques et quelles sont leurs croyances ?

En exposant mes trois dénégations, je me suis certainement montré trop négatif. Il est temps que je rectifie et complète. J'ai indiqué ce que la foi évangélique n'est pas. Qu'est-elle alors ? Avant d'essayer de répondre à cette question, il est important de comprendre que parallèlement à son expansion mondiale, le mouvement évangélique s'est également considérablement diversifié.

On a proposé plusieurs classifications de différents courants évangéliques. En avril 1996, l'éditeur du journal Church of England Newspaper a suggéré sur un ton humoristique qu'il existait « 57 variétés d'évangéliques », par analogie avec les 57 produits Heinz que l'on trouve dans les épiceries. Rowland Croucher cite un professeur anonyme d'un séminaire californien qui prétendait identifier seize sortes d'évangéliques14, alors que de son côté, Clive Calver parle des douze tribus évangéliques15. D'autres observateurs réduisent de moitié ce nombre.

14 Rowland Croucher, Recent Trends among Evangelicals, Albatross-Marc, 1986, p. 7.

15 Clive Calver et Rob Warner, Together We Stand, Hodder & Stoughton, 1996, pp. 128-130.

En 1975, un an après le congrès de Lausanne sur l'évangélisation du monde, le professeur Peter Beyerhaus, de Tubingue distinguait six groupements évangéliques différents :

  1. Les néo-évangéliques (dont Billy Graham) qui prennent leurs distances avec la phobie scientifique et le conservatisme politique des fondamentalistes, et militent pour une collaboration la plus large possible.
  2. Les fondamentalistes stricts qui sont intransigeants dans leur attitude séparatiste.
  3. Les évangéliques confessants, qui attachent une grande importance à une confession de foi et au rejet de l'erreur doctrinale contemporaine.
  4. Les pentecôtistes et les charismatiques.
  5. Les évangéliques radicaux, qui sont favorables à un engagement socio-politique et s'efforcent d'associer témoignage et action sociale.
  6. Les évangéliques œcuméniques, qui participent de façon critique au mouvement œcuménique16.

16 Tiré d'un chapitre intitulé « Lausanne entre Berlin et Genève », dans Reich Gottes oder Weltgemeindschaft, ed. W. Künneth et P. Beyerhaus, Verlag der Leibenzeller Mission, 1975, pp. 307-308.

Près de vingt ans plus tard, dans son livre Ecumenical Faith in Evangelical Perspective (Eerdmans, 1993), Gabriel Fackre, du Andover Newton School of Theology, publia une liste semblable des six catégories d'évangéliques :

Dans cette classification intéressante des tendances, certaines se chevauchent.

Interrogeons-nous maintenant sur les convictions que les chrétiens évangéliques ont en commun. Il est vrai qu'on note à travers les siècles de l'histoire de l'Église une certaine continuité des convictions et pratiques évangéliques, tantôt brillant de tous leurs feux, tantôt comme un étouffoir, mais qu'en est-il aujourd'hui ? Ces choses ne sont pas statiques, elles évoluent. Les défis ont changé, les réponses également. Néanmoins, la plupart des observateurs s'accordent à souligner l'existence d'un réel consensus.

Deux savants britanniques, l'un théologien et anglican, l'autre historien et baptiste, ont fait une étude approfondie de l'essence de l'évangélisme. Il s'agit de la monographie intitulée The Evangelical Anglican Identity Problem (1978), de J. I. Packer, et de l'enquête poussée Evangelicalism in Modern Britain (1989), de D. W. Bebbington.

Packer a procédé à une analyse complète de l'évangélisme. Elle comporte quatre déclarations et six articles de foi particuliers. Packer affirme que l'évangélisme est un « christianisme pratique » (un mode de vie de soumission totale au Seigneur Jesus-Christ), un « christianisme pur », voire un « christianisme simple » (puisqu'il est « impossible d'ajouter quoi que ce soit à la doctrine chrétienne sans lui retrancher quelque chose »), un « christianisme unificateur » (cherchant à promouvoir l'unité par un attachement commun à la vérité de l'Évangile), et un « christianisme rationnel » (en réaction à la recherche exagérée de l'expérience).

Après avoir énoncé ces quatre constatations générales, Packer identifie six articles de foi évangéliques. Les titres sont de lui, les ajouts entre parenthèses de moi.

  1. La suprématie de l'Écriture Sainte (à cause de son inspiration unique).
  2. La majesté de Jésus-Christ (le Dieu-Homme mort en sacrifice pour le péché).
  3. La seigneurie du Saint-Esprit (qui exerce une grande quantité de ministères vitaux).
  4. La nécessité de la conversion (une rencontre personnelle avec Dieu à l'initiative de Dieu lui-même).
  5. La priorité de l'évangélisation (le témoignage étant un expression du culte).
  6. L'importance de la communion fraternelle (l'église étant une communauté vivante de croyants)17.

17 The Evangelical Anglican Identity Problem : An Analysis, de J. I. Packer, Latimer House, Oxford, 1978, pp. 15-23. Alister McGrath a adopté et détaillé ces six principes « fondamentaux » ou « directeurs » dans son livre Evangelical and the Future of Christianity, Hodder & Stoughton, 1994, pp. 49-88.

Une décennie plus tard est parue l'enquête magistrale de David Bebbington, Evangelicalism in Modern Britain. L'auteur y souligne ce qui lui semble être les quatre principales caractéristiques de l'évangélisme. Ce sont : « le conversionisme, la doctrine de la nécessité du changement de vie ; l'activisme, la traduction de l'Évangile dans l'effort ; le biblicisme, une conception particulière de la Bible ; et le crucicentrisme, l'insistance sur le sacrifice de Christ sur la croix. » David Bebbington conclut : « Ensemble, ils forment le quadrilatère des priorités à la base de l'évangélisme. »18 Derek Tidball affirme que le quadrilatère de Bebbington « s'est rapidement imposé comme le consensus le plus proche que nous pouvions espérer recueillir. »19

18 D. W. Bebbington, Evangelicalism in Modern Britain : A History form the 1930s to the 1980s, Unwin Hyman, 1989, p. 3. Bebbington développe ces quatre caractéristiques et les émaille de nombreux exemples historiques aux pages 3 à 19. Elles ont été largement acceptées, en particulier par Clive Calver et Rob Warner dans leur livre Together We Stand, même si Rob Warner y ajoute deux caractéristiques supplémentaires, à savoir « christocentrique » et « aspiration au réveil spirituel » (voir pp. 94-105). Dans Gospel People ?, SPCK, 1997, pp. 9 et 13, John Martin cite le quadrilatère de Bebbington, même s'il change l'ordre et ajoute « la quête de sainteté ».

19 Derek J. Tidball, Who Are the Evangelicals ?, Marshall Pickering, 1994, p. 14.

Peut être n'apprécions-nous pas particulièrement les termes ésotériques en « isme » qu'a inventés Bebbington, mais nous ne pouvons pas ne pas être frappés par l'importance que l'auteur accorde à la Bible et à la croix, à l'évangélisation et à la conversion, ce que Packer avait déjà mis en exergue. Cette sélection de mots illustre le jugement de l'auteur, à savoir que bien que « façonné et refaçonné par son environnement »20, l'évangélisme révèle « un noyau commun qui est resté remarquablement constant à travers les siècles. »21

20 Op. cit. p. 276.

21 Ibid., p. 4.

En réfléchissant à ces deux listes des caractéristiques de l'évangélisme, je dois confesser un certain malaise. Est-il juste, me suis-je demandé, qu'une activité comme l'évangélisation, une expérience comme la conversion et une observation comme la nécessité de la communion fraternelle, même avec leurs justificatifs théologiques, soient placées à côté de vérités aussi imposantes que l'autorité des Écritures, la majesté de Jésus-Christ et la seigneurie du Saint-Esprit ? Les premières semblent appartenir à une autre catégorie. Après tout, je ne demande peut-être qu'un nouveau battement des cartes ! Il me semble pourtant important au moment où nous essayons de préciser notre identité évangélique essentielle, d'établir une claire distinction entre l'activité divine et l'activité humaine, entre ce qui vient en premier et ce qui vient en second, entre ce qui est au centre et ce qui se situe entre le centre et la périphérie.

C'est pourquoi je prends la liberté de suggérer un ajustement. Dans la liste des points essentiels de l'évangélisme proposés par James Packer et Alister McGrath, les trois premiers concernent délibérément les trois personnes de la Trinité, à savoir l'autorité de Dieu dans et à travers l'Écriture, la majesté de Jésus-Christ dans et par la croix, et la seigneurie du Saint-Esprit dans et par ses multiples ministères. Mais les trois caractéristiques suivantes, c'est-à-dire la conversion, l'évangélisation et la communion fraternelle, sont moins une addition aux trois premières que leur développement. Car c'est Dieu lui-même, le Dieu trinitaire, qui opère la conversion, pousse à l'évangélisation et crée la communion. Il me semble donc que ce serait une clarification très appréciable de limiter les priorités à trois : la révélation de l'initiative de Dieu le Père, l'œuvre rédemptrice de Dieu le Fils, et le ministère de transformation de Dieu le Saint-Esprit. Toutes les autres caractéristiques essentielles de la mouvance évangélique trouvent aisément une place dans cette triple classification.

L'Évangile trinitaire

Disons-le encore autrement. En cherchant à définir ce que signifie être évangélique, nous ne pouvons faire autrement que commencer par l'Évangile. En effet, aussi bien notre théologie (l'évangélisme) que notre activité (l'évangélisation) tirent leur sens et leur importance de la bonne nouvelle (l'Évangile). Toute réflexion sérieuse à propos de l'Évangile soulève trois questions fondamentales concernant son origine, sa substance et son efficacité. Ces trois questions et leurs réponses sont contenues dans 1 Corinthiens 2.1-5, un passage dans lequel l'apôtre Paul précise sa position par rapport à celle des faux docteurs qui troublaient l'église de Corinthe :

Pour moi, frères, lorsque je suis allé chez vous, ce n'est pas avec une supériorité de langage ou de sagesse, que je suis allé vous annoncer le témoignage de Dieu. Car je n'ai pas jugé bon de savoir autre chose parmi vous, sinon Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Moi-même j'étais auprès de vous dans un état de faiblesse, de crainte et de grand tremblement ; ma parole et ma prédication ne reposaient pas sur les discours persuasifs de la sagesse, mais sur une démonstration d'Esprit et de puissance, afin que votre foi ne soit pas (fondée) sur la sagesse des hommes mais sur la puissance de Dieu.

L'origine de l'Évangile

Question : D'où vient l'Évangile ?

Réponse : Il n'est pas une invention ni une spéculation de l'homme, mais la révélation de Dieu. Il n'est pas sagesse du langage (1 Corinthiens 1.17), ni sagesse du monde (1 Corinthiens 1.20 ; cf. 2.6) ; au contraire, Paul l'appelle la sagesse de Dieu (1 Corinthiens 1.24 ; 2.7).

Des doutes planent sur la traduction correcte de 1 Corinthiens 2.1. Paul y décrit certainement sa proclamation lorsqu'il arriva à Corinthe. Mais la qualifie-t-il de « témoignage » (martyrion) ou de mystère (mysterion) ? Les mots grecs se complètent. Est-ce un génitif subjectif (le témoignage ou le mystère de Dieu) ou objectif (un témoignage ou un mystère concernant Dieu) ? Même si nous ne savons pas exactement comment répondre à ces questions, cela n'a que relativement peu d'importance. Ce qui compte, c'est que dans les deux cas, Paul qualifie son message de vérité, et même de vérité révélée. L'Évangile est la bonne nouvelle de Dieu pour le monde.

La substance de l'Évangile

Question : Qu'est-ce qui caractérise l'Évangile ?

Réponse : Aux yeux du monde non chrétien, l'Évangile n'est pas sagesse, mais folie, non puissance, mais faiblesse. Il ne flatte pas les êtres humains. Il ne leur donne aucun sujet de se glorifier. Il est cependant sagesse et puissance de Dieu. Où se trouvent donc ces attributs ? Uniquement en « Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié » (v. 2).

Nous remarquons que Paul n'a pas jugé bon de proclamer autre chose que le Christ et sa croix. Cette déclaration laisse supposer qu'auparavant, l'apôtre a connu une période d'irrésolution. Pourquoi ? William Ramsay a propagé l'idée que peu avant d'arriver à Corinthe, Paul avait essuyé un échec à Athènes, car il avait prêché la création au lieu de la croix. En route vers Corinthe, il aurait jugé bon de ne plus répéter cette erreur. Mais rien ne vient étayer cette explication et prouver que la mission de Paul à Athènes fut un échec ou une erreur. En tout cas, le récit de Luc ne donne pas cette impression. Au contraire, l'auteur du livre des Actes présente le discours de l'apôtre aux philosophes athéniens comme un modèle de prédication de l'Évangile à des païens qui réfléchissent. D'ailleurs, Paul a certainement prêché la croix puisqu'il a proclamé la résurrection (Actes 17.31). On ne peut prêcher l'une sans l'autre. Enfin, Luc fait état de plusieurs conversions.

Il faut donc chercher une autre explication à la résolution de Paul de ne prêcher désormais que Christ et Christ crucifié. La raison ne se trouve pas à Athènes mais à Corinthe. Elle ne repose pas sur un échec passé mais sur un défit futur. L'apôtre savait que les habitants de Corinthe étaient fiers, idolâtres, matérialistes et immoraux. Il se doutait bien que de telles personnes n'accueilleraient pas volontiers le message de l'Évangile. Car l'Évangile de la croix est une folie pour les personnes intellectuellement arrogantes et une pierre d'achoppement pour celles étant moralement propres, justes. Il rabaisse la vanité et condamne l'idolâtrie. Il invite le cupide au contentement et le pécheur à la repentance et au renoncement à soi. Il n'est pas surprenant que Paul ait eu besoin de prendre la ferme résolution à Corinthe de limiter sa prédication à « Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié ». Appréhendant l'accueil qui lui serait réservé, il arriva dans un état de faiblesse, de crainte et de grand tremblement (1 Corinthiens 2.3).

Vers la fin de sa lettre, Paul insiste toujours sur le même Évangile de la croix. Il en résume le contenu dans les paroles suivantes :

Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, dans lequel vous demeurez fermes, et par lequel aussi vous êtes sauvés, si vous le retenez dans les termes où je vous l'ai annoncé ; autrement, vous auriez cru en vain. Je vous ai transmis, avant tout, ce que j'avais aussi reçu : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures ; il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures, et il a été vu... (1 Corinthiens 15.1-5a)

Six aspects de l'Évangile méritent d'être soulignés ici.

1. L'Évangile est christologique. Au centre de l'Évangile, il y a le message que « Christ est mort pour nos péchés... [et qu'il] est ressuscité. » L'Évangile ne se limite évidemment pas à ces seuls événements, mais ceux-ci en constituent les vérités primordiales. Elles méritent une attention « avant tout ». L'Évangile n'est pas prêché tant que Christ ne l'est pas, et le Christ authentique n'est pas proclamé si sa mort et sa résurrection n'occupent pas une place centrale dans le message.

2. L'Évangile est biblique. Le Christ que Paul annonçait était le Christ de la Bible, mort pour nos péchés « selon les Écritures », et ressuscité « selon les Écritures » (1 Corinthiens 15.3-4). Paul ne précise pas à quels textes de l'Ancien Testament il faisait allusion, mais on peut raisonnablement penser que c'étaient ceux-là mêmes que Jésus avait utilisés lorsqu'il expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait (Luc 24.25-27, 44-46), ceux aussi que Pierre avait évoqués dans son discours le jour de la Pentecôte (Actes 2.25-31), et tout particulièrement le Psaume 22 et Ésaïe 53. Les premiers évangélistes chrétiens s'appuyaient beaucoup sur le fait que la mort et la résurrection du Christ étaient corroborées par deux types de témoins, les prophètes et les apôtres, ou, ce qui revient au même, l'Ancien et le Nouveau Testament.

3. L'Évangile est historique. Notons encore les références à l'ensevelissement de Jésus et à ses apparitions. Le premier atteste la réalité de sa mort, car nous enterrons les morts et pas les vivants ; les secondes confirment l'authenticité de sa résurrection. De plus, ce qui est ressuscité est bien ce qui avait été enseveli. En d'autres mots, c'est bien le corps de Jésus qui est sorti du tombeau et a été changé. La résurrection est présentée comme un événement historique daté, puisqu'elle se produisit « le troisième jour ».

4. L'Évangile est théologique. La mort et la résurrection de Jésus ne sont pas seulement des événements historiques. Ils ont aussi une signification théologique ou salvatrice. Le Christ n'est pas seulement « mort », mais « mort pour nos péchés ». Comme le péché et la mort sont fortement imbriqués l'un dans l'autre dans toute l'Écriture, l'un comme l'offense, l'autre comme sa juste sanction, et comme Jésus n'a commis aucun péché qui aurait nécessité sa mort, il est forcément mort pour nos péchés. Les péchés furent les nôtres, mais la mort fut la sienne. Il a subi notre mort. Il a porté notre châtiment. C'était la seule façon pour nous d'être sauvés (v. 2). Ce fait souligne clairement la nature substitutive de l'œuvre accomplie sur la croix. Nous y reviendrons au chapitre 2.

5. L'Évangile est apostolique. Il est une part essentielle du message authentique que les apôtres ont reçu et transmis. Il appartient donc à la tradition apostolique. Au verset 11, Paul conclut : « Ainsi donc, que se soit moi [Paul], que ce soit eux [les Douze], voilà ce que nous [tous les apôtres] prêchons, et c'est ce que vous [l'Église] avec cru. » La juxtaposition de si nombreux pronoms personnels (moi, eux, nous, vous) ne peut manquer d'impressionner. Elle indique une unité de doctrine entre Paul et les Douze, entre les apôtres et l'Église, en fait entre la première génération de croyants et les générations subséquentes.

6. L'Évangile est personnel. La mort et la résurrection de Jésus ne sont pas de simples événements historiques et théologiques, mais le moyen du salut individuel. Les Corinthiens l'ont reçu et seront sauvés par lui tant qu'ils demeurent fermement ancrés en lui (vv. 1-2).

L'efficacité de l'Évangile

Question : comment l'Évangile devient-il efficace ?

Réponse : il n'a pas besoin de l'éloquence renommée et des belles phrases des Grecs pour agir. Paul avait renoncé à la fois à la philosophie et à la rhétorique. Au lieu de la philosophie, il prêchait « Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié », et il avait remplacé la rhétorique par la confiance dans l'Esprit Saint. Il ne se fiait pas du tout à sa propre sagesse ni à son pouvoir personnel. En revanche, il s'attendait à une « démonstration » (apodeixis, qui signifie « preuve » de la puissance de l'Esprit.

Cela ne signifie nullement que Paul rejetait l'apologétique. En effet, Luc rapporte que lorsque l'apôtre arriva à Corinthe, il argumentait avec les gens et « persuadait des Juifs et des Grecs » (Actes 18.4). C'est une erreur de vouloir opposer la raison humaine à la confiance dans le Saint-Esprit, comme s'il fallait impérativement choisir entre les deux. Parce qu'il est l'Esprit de vérité, le Saint-Esprit amène les hommes au Christ non en dépit de la vérité, mais grâce à elle, en leur ouvrant les yeux pour qu'ils la saisissent. A Corinthe, Paul annonça l'Évangile dans un état de faiblesse humaine et d'agitation, et l'Esprit se saisit de ses faibles paroles et les revêtit de puissance divine pour les accompagner jusqu'à l'intelligence, au cœur, à la conscience et à la volonté de ses auditeurs.

En résumé, l'Évangile tire son origine non dans la spéculation mais dans la révélation, sa substance non de la sagesse du monde mais de la croix du Christ, et son efficacité non des effets oratoires mais de la puissance du Saint-Esprit. Ainsi, l'Évangile vient de Dieu, il se focalise sur le Christ et sa croix, et il est confirmé par le Saint-Esprit.

Hapax et mallon

Marquons une pause pour réfléchir. Les deux premières des trois caractéristiques essentielles de la foi évangélique sont intimement liées et présentent des parallèles remarquables. Elles sont celles qui sont à la base de toute religion, à savoir la question d'autorité (en vertu de quelle autorité croyons-nous ?) et la question du salut (par quel moyen sommes-nous sauvés ?). Pour les formuler en termes évangéliques, elles concernent la révélation et la rédemption, la Bible et la croix. Les réformateurs les considéraient comme des questions primordiales. Pour eux c'était la sola Scriptura (l'Écriture seule comme autorité suprême) et la sola gratia (la grâce seule comme moyen de salut). La première expression rappelle le principe formel de la Réforme, la seconde son principe matériel.

De plus, la révélation et la rédemption sont à mettre au compte de l'initiative généreuse d'un Dieu qui parle et agit. Les deux s'articulent autour de Jésus-Christ, en qui et par qui Dieu a parlé et agi. Les deux sont des hapax, c'est-à-dire des événements accomplis une fois pour toutes ; l'une exprime l'absolue finalité de la révélation divine en Christ (la Parole divine a été prononcée), l'autre l'absolue finalité de la rédemption divine en Christ (l'œuvre a été accomplie).

En ce qui concerne la révélation de Dieu, Jude écrit : « Bien-aimés, comme je désirais vivement vous écrire au sujet de notre salut commun, je me suis senti obligé de le faire, afin de vous exhorter à combattre pour la foi qui a été transmise aux saints une fois pour toutes [hapax]. » (Jude 1.3) L'auteur s'exprime dans un contexte de fausses doctrines graves. Ses destinataires ne seront en mesure de les réfuter qu'en défendant la vérité révélée de Dieu, qui leur a été transmise une fois pour toutes.

Quant à la rédemption, Paul, Pierre et l'auteur de la lettre aux Hébreux appliquent l'adverbe hapax non seulement à la première venue du Christ dans son ensemble, mais d'une façon plus spécifique à sa croix sur laquelle il poussa le cri de triomphe : « Tout est accompli. »

Voici quelques exemples :

   Paul : Car il est mort, et c'est pour le péché qu'il est mort une fois pour toutes [hapax], et maintenant qu'il vit, il vit pour Dieu. (Romains 6.10)

   Pierre : En effet, Christ aussi est mort une seule fois [hapax] pour les péchés, lui juste pour les injustes, afin de vous amener à Dieu. Mis à mort selon la chair, il a été rendu vivant selon l'Esprit. (1 Pierre 3.18)

   Hébreux : [Il] n'a pas besoin, comme les souverains sacrificateurs, d'offrir chaque jour des sacrifices, d'abord pour ses propres péchés, et ensuite pour ceux du peuple. Cela, il l'a fait une fois pour toutes [hapax], en s'offrant lui-même. (Hébreux 7.27 ; cf. 9.12, 26-28 ; 10.10-12)

C'est parce que nous avons saisi la finalité de ce que Dieu a dit et accompli en Christ que nous, chrétiens évangéliques, sommes déterminés à nous y attacher. Pour nous, il est inconcevable qu'il puisse exister une vérité révélée supérieure à celle que Dieu a fait connaître en son Fils incarné. Il est également inconcevable qu'il puisse y avoir quoi que ce soit de nécessaire à notre salut en plus de la croix. Ajouter la moindre parole de notre cru à la Parole de Dieu complète en Christ, ou ajouter quelque œuvre que ce soit de notre part à l'œuvre de Dieu accomplie en Christ, porterait gravement atteinte à la gloire unique de la personne et de l'œuvre de Christ. Cela laisserait penser que la Parole et l'œuvre de Dieu sont imparfaites, que nous devons les compléter, les améliorer et même les perfectionner. Loin de nous cette pensée ! Nous sommes pleinement satisfaits de ce que Dieu a dit et accompli en Christ ; il n'a rien de plus à dire ou à faire, du moins dans cette vie.

Nos adversaires profitent de notre insistance sur la finalité de l'incarnation et de l'expiation pour nous accuser de restreindre l'activité salvatrice de Dieu à la première moitié du premier siècle de notre ère et de figer le christianisme dans un musée historique. « Dieu n'exerce-t-il plus d'activité aujourd'hui ? demandent-ils. Est-il prisonnier de la Bible et de la croix ? »

De telles questions ne peuvent cependant venir à l'esprit que de personnes qui ne prêtent pas attention au ministère contemporain du Saint-Esprit dans la troisième et dernière caractéristique essentielle des fondements évangéliques. Dans un certain sens, sa venue constitue elle aussi un hapax car la Pentecôte, tout comme Noël, Vendredi Saint, Pâques et l'Ascension, est unique et ne se répète pas. Alors que Jésus-Christ est né une fois, qu'il est mort une seule fois, ressuscité une seule fois, a été élevé une seule fois et a répandu le Saint-Esprit une seule fois comme acte final de sa mission salvatrice. (Actes 2.23) Pourtant, même si le Saint-Esprit a été envoyé pour être « éternellement » (Jean 14.16) avec nous, son ministère n'en est pas moins continu et contemporain.

Si bien que l'adverbe approprié pour décrire l'activité du Saint-Esprit aujourd'hui n'est pas hapax (« une fois pour toutes »), mais mallon (« de plus en plus »). En effet, le Saint-Esprit nous dévoile le Christ constamment et de plus en plus, et il forme constamment et de plus en plus le Christ en nous. L'effusion une fois pour toutes de l'Esprit sur l'Église a des implications qui se poursuivent dans les domaines de la révélation et de la rédemption, œuvres de Dieu accomplies par le Christ. C'est le Saint-Esprit qui comme « esprit de sagesse et de révélation » (Éphésiens 1.17ss) dessille nos yeux pour que nous apercevions toujours davantage ce que Dieu a révélé en lui.

C'est le même Esprit qui nous rend capables d'hériter toutes les richesses qui sont déjà nôtres par notre union avec le Christ. (Éphésiens 3.14ss) C'est ainsi que nous croissons « dans la grâce » et que « de sa plénitude » nous recevons « grâce pour grâce ». (2 Pierre 3.18 ; Jean 1.16) De cette manière aussi « nous sommes transformés en la même image [celle de Christ], de gloire en gloire » (2 Corinthiens 3.18) par le Saint-Esprit. La métaphore du « fruit de l'Esprit » (Galates 5.22-23) par laquelle Paul illustre la transformation graduelle en l'image du Christ reprend la même vérité. La nature chrétienne se développe lentement comme le mûrissement d'un fruit. Voici d'ailleurs quelques-uns des passages pauliniens dans lesquels figure l'adverbe mallon appliqué à notre comportement chrétien.

Ce que je demande dans mes prières, c'est que votre amour abonde de plus en plus [mallon] en connaissance et en vraie sensibilité. (Philippiens 1.9)

Au reste, frères, nous vous le demandons et nous vous y exhortons dans le Seigneur Jésus : vous avez appris de nous comment vous devez marcher et plaire à Dieu, d'ailleurs vous le faites. Eh bien ! progressez encore [mallon]. (1 Thessaloniciens 4.1)

Pour ce qui est de l'amour fraternel, vous n'avez pas besoin qu'on vous en écrive, car vous êtes vous-mêmes instruits par Dieu en vue de l'amour réciproque ; c'est aussi ce que vous faites envers tous les frères dans la Macédoine entière. Mais nous vous exhortons, frères, à progresser encore [mallon]. (1 Thessaloniciens 4.9-10)

Ainsi, les deux devoirs fondamentaux du chrétien, ceux d'être agréable à Dieu et de s'aimer l'un l'autre, ne doivent souffrir d'aucun laisser-aller. Au contraire, le chrétien doit accomplir des progrès constants dans ces domaines. Si notre justification est hapax (une fois pour toutes), notre sanctification doit être mallon (progressive).

Les bases essentielles de l'évangélisme peuvent donc se ramener à une combinaison judicieuses des deux adverbes hapax et mallon.

Dieu a parlé hapax en Christ (y compris le témoignage biblique rendu au Christ), se révélant ainsi lui-même et confiant cette révélation à l'Église. Quant à nous, nous devons creuser de plus en plus (mallon) profondément dans cette révélation. De même Dieu a agi hapax en Christ lorsqu'il a livré son Fils à la mort pour nous. Notre responsabilité est de nous approprier de plus en plus (mallon) les bienfaits de cette mort.

Dieu n'a rien de plus à nous dire que ce qu'il a déjà révélé hapax en Jésus-Christ. Mais de notre côté, nous avons de plus en plus à apprendre, au fur et à mesure que le Saint-Esprit rend témoignage au Christ et nous rend capables de comprendre de mieux en mieux (mallon) la révélation de Dieu.

Dieu n'a rien de plus à nous donner que ce qu'il nous a déjà donné hapax en Christ, mais nous avons beaucoup plus à recevoir au fur et à mesure que le Saint-Esprit nous rend capables de nous approprier de plus en plus (mallon) les dons de Dieu.

Dans cette introduction, nous avons examiné les trois points fondamentaux auxquels les évangéliques sont résolument attachés. Ils ont trait à la généreuse initiative de Dieu le Père qui s'est révélé à nous, nous a sauvés par le Christ crucifié et nous transforme par son Esprit en nous. La foi évangélique est une foi trinitaire.22 C'est pourquoi les évangéliques insistent tellement sur la Parole, la croix et l'Esprit. Nous allons consacrer un chapitre à chacun de ces aspects.

22 Dans The Radical Evangelical : Seeking a Place to Stand, SPCK, 1996, Nigel Wright parle également de la primauté de la trinité dans la religion évangélique.

Bibliographie

Alfred Kuen, Qui sont les évangéliques, Éditions Emmaüs, 1998.
Daniel Lys, La Bible en otage, Éditions du Moulin, 1999.
André Thobois, Une Conviction qui fait son chemin. L'Alliance Évangélique Universelle (1846-1996), Éditions Décision France, 1996.
Jean-Denis Kraege, Les pièges de la foi – Lettre ouverte aux évangéliques. Éditions Labor et Fides, collection Entrée Libre, 1993.

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