Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

2.5 — La fin du nestorianisme.

Ainsi pourchassé dans l’empire officiel, le nestorianisme trouva d’abord un refuge dans la ville qui protégeait la frontière à l’est, à Edesse. Il y avait là une école célèbre, en possession de donner l’enseignement non seulement aux osrhoéniens, sujets de l’empereur, mais aussi aux jeunes chrétiens perses, sujets des Sassanides, qui passaient la frontière pour en suivre les leçons, et appelée à cause de cela École des Persesa. Les noms et la doctrine de Diodore de Tarse et de Théodore de Mopsueste y étaient généralement révérés. L’évêque Rabbulas, il est vrai, après avoir fait campagne avec Jean d’Antioche, s’était retourné, dans l’hiver de 431-432, du côté de Cyrille, à qui il avait même dénoncé le cilicien (Théodore de Mopsueste) comme le vrai père du nestorianisme. Il s’était efforcé de supprimer les écrits de Théodore ; mais il avait rencontré soit dans le clergé, soit dans l’école, une résistance sourde qui, pour se dissimuler devant ses mesures implacables, n’en restait pas moins opiniâtre. Aussi à sa mort (435), une réaction se produisit-elle qui porta sur le siège épiscopal un des représentants de l’opposition, Ibas. Ibas était un orthodoxe dans la nuance de Théodoret, fort mécontent que Nestorius n’eût pas accepté simplement le ϑεοτόκος, mais d’ailleurs ennemi juré de saint Cyrille, et partisan décidé de Théodore de Mopsueste dont il avait traduit en syriaque et répandu les ouvrages. On sait qu’il avait écrit, en 433 probablement, à l’évêque d’Ardaschir, Marisb, une lettre devenue fameuse, où il racontait, au point de vue oriental, toute l’affaire du concile d’Ephèse et de la paix conclue entre Jean et Cyrille, et s’élevait contre le zèle intolérant de Rabbulas à poursuivre les ouvrages de Théodore. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette lettre qui valut à Ibas bien des ennuis. Mais on comprend que, sous un pareil évêque, et malgré l’existence, parmi les étudiants, d’une minorité monophysite résolue, l’école d’Edesse ait pu librement suivre ses sympathies nestoriennes.

a – Voir sur ce paragraphe : J. Labourt, Le christianisme dans l’empire perse sous la dynastie sassanide (224-632), Paris, 1904. W. A. Wigram, An introduction to the history of the Assyrian Church, London, 1910 ; et les sources indiquées par ces deux auteurs.

b – Beit-Ardaschir est la ville capitale de la Perse, Séleucie. Or, l’évêque de Séleucie était alors Dadiso. M. Labourt pense que l’on pourrait résoudre la difficulté en supposant que le nom Maris, donné par les auteurs grecs, est simplement la reproduction du titre d’honneur syriaque Mari (Monseigneur), qui précédait le nom de l’évêque d’Ardaschir.

Les mauvais jours ne tardèrent pas à venir pour elle. En 457, sous le successeur d’Ibas, Nonnus, un premier retour offensif de l’orthodoxie força à s’éloigner de l’école les plus ardents partisans de Théodore de Mopsueste, entre autres Barsumas et Narsès. Ils passèrent la frontière perse, et Barsumas, devenu évêque de Nisibe, fonda dans cette ville une école dont Narsès, « la harpe du Saint-Esprit », resta le maître vénéré pendant cinquante ans. Aussi, lorsque, en 489, l’évêque d’Edesse, Cyrus, ferma définitivement, sur l’ordre de l’empereur Zénon, l’école des Perses, maîtres et étudiants expulsés, franchissant à leur tour la frontière, trouvèrent à Nisibe un asile tout préparé. Là, dans l’isolement où ils vivaient du monde byzantin, ils ne purent que développer encore les tendances dyophysites outrées qui les animaient. Nisibe devint, pour longtemps, la forteresse doctrinale du nestorianisme.

Afin, du reste, de rendre cet isolement plus complet, Barsumas travailla à faire de l’église persane une église absolument nationale et autonome. Pour atteindre ce but, il ne craignit pas de déchaîner la persécution païenne contre les orthodoxes, en représentant au roi Peroz (457-484) qu’il ne pourrait compter sur la fidélité de ses sujets chrétiens qu’à la condition que ceux-ci renonçassent à la communion religieuse de l’empereur de Byzance. Son plan réussit, et tout lien désormais fut rompu entre l’Église grecque de Constantinople et celle du royaume sassanide. Cette dernière reconnut pour chef suprême, pour catholicos, l’évêque de Séleucie-Ctésiphon, et, assez vite, malgré ses dissensions intérieures, malgré même les persécutions qu’elle dut encore subir, fit des prosélytes en grand nombre et étendit au loin son activité conquérante. L’historien Cosmas Indicopleustès, qui écrivait au milieu du vie siècle, rapporte que, à cette époque, les îles de Socotora et de Ceylan étaient en relations fréquentes avec la Perse, et qu’à Ceylan existait une Église relevant du catholicos de Séleucie-Ctésiphon. C’est par Ceylan, voie de commerce entre le golfe Persique et la Chine, que les nestoriens firent, les premiers, pénétrer le christianisme en Tartarie et devinrent, dans l’Extrême-Orient, les précurseurs de saint François Xavier et de nos missionnaires. Cette vaste organisation fut brisée, au viie siècle d’abord, par les Arabes, et aux xiiie et xive siècles, par les invasions mongoles. Il n’en reste presque plus rien.

Au point de vue doctrinal, les nestoriens dissidents saluèrent d’abord comme une victoire pour eux la lettre de saint Léon à Flavien et les décisions de Chalcédoine qui proclamaient le Christ en deux natures. Mais en Perse du moins, ils s’en tinrent de préférence à la formule de paix de 433, qui leur paraissait plus favorable. Là, d’ailleurs, Nestorius était moins connu, et c’est à Théodore de Mopsueste que l’on se rattachait plus volontiers. L’hénotique de Zénon (482), suivi de la fermeture de l’école d’Édesse et de la définitive constitution de celle de Nisibe, détermina cependant un mouvement plus prononcé vers l’hétérodoxie. Du ϑεοτόκος il ne fut plus question, sinon pour le condamner absolument : on rejeta et la communication des idiomes, et le sens donné par le concile de Chalcédoine au mot hypostase, sens qui l’identifiait avec πρόσωπον. Ὑπόστασις continua d’être rapproché de φύσις, et le Christ fut déclaré être en deux natures, deux hypostases et une personne. C’est ce qu’enseignent le canon i du concile de 486, et l’homélie de Narsès sur les trois grands docteurs, Diodore, Théodore et Nestorius, qui doit être de 485-490. Dans ce dernier document, la formule de 433 est stigmatisée aussi bien que le concile d’Ephèse.

Un retour se produisit pourtant vers un symbole moins rigide, au courant du vie siècle et probablement à la suite des relations que les Perses eurent avec les Byzantins, sous les règnes des empereurs Justin et Justinien. Cet adoucissement est sensible dans la profession de foi du catholicos Maraba, écrite en 540, et dans le traité de Thomas d’Édesse Sur la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La condamnation des trois chapitres au concile général de 553, soutenue par la dissidence de Henana, rallié aux byzantinsc, suscita une vive protestation de la part du concile célébré par le catholicos Isoyahb I en 585 ; mais l’attitude doctrinale des protestataires n’en fut pas modifiée. Le second symbole d’Isoyahb enseigne que « Notre-Seigneur Dieu Jésus-Christ, qui est engendré du Père avant tous les mondes, dans sa divinité, est né, dans la chair, de Marie toujours vierge, dans les derniers temps, le même mais non de même ». Il va jusqu’à proclamer que « Dieu le Verbe a supporté l’humiliation des souffrances dans le temple de son corps, économiquement, par l’union « suprême et indissoluble ». Mais le catholicos se refuse à dire que Dieu est mort, que Marie est mère de Dieu, et il parle simplement d’union prosopique. Il est manifeste pourtant qu’il admet en Jésus-Christ l’unité de personne.

c – Cet Henana était accusé par les nestoriens d’être chaldéen, origéniste, et hérétique au point de vue de l’incarnation. Son cas devint l’occasion, pour le catholicos Sabriso, de renouveler l’erreur de Théodore de Mopsueste sur l’inexistence du péché originel et l’état primitif d’Adam (Synodic. orient., p. 469 ; Labourt, p. 279).

C’est aussi ce que professe Babaï le Grand, abbé d’Izla (569-628), dans son traité De unione qui fixa la dogmatique officielle de l’Église perse. Babaï ne veut pas de la communication des idiomes, c’est-à-dire des propriétés entre les deux natures, mais il admet « l’échange des noms », c’est-à-dire qu’il admet que l’on attribue au Christ considéré après l’incarnation et dans ses deux natures, les actions, passions et propriétés de chacune des natures. Ainsi, on ne dira pas que Dieu est mort, mais bien, à cause du πρόσωπον de l’union, que le Fils de Dieu a été livré pour nous, le mot Fils désignant ici le Verbe incarné. La nature (kianâ) est prise par Babaï dans le sens abstrait : c’est l’élément commun qui existe dans les hypostases particulières, et qui comprend toutes celles de la même espèce. — L’hypostase (qnoumâ) est la substance concrète et singulière : « On appelle hypostase, dit Babaï, la substance (οὐσία) singulière, subsistant dans son être unique, numériquement une et séparée de beaucoup [d’autres], non en tant qu’individuante, mais en tant qu’elle reçoit chez les êtres créés, raisonnables et libres, des accidents variés, de vertu ou de crime, de science ou d’ignorance, et chez les êtres privés de raison, également des accidents variés, par suite de tempéraments contradictoires ou de toute autre façon. » — Quant à la personne (parsopâ), elle est « cette propriété de l’hypostase qui la distingue des autres », ce par quoi deux hypostases de même nature et espèce, Pierre et Paul par exemple, se distinguent entre elles. Pierre et Paul, en effet, ont même nature ; tous deux — et ils ont encore cela de commun — sont des hypostases, c’est-à-dire des substances concrètes, existantes ; mais l’hypostase de l’un n’est pas celle de l’autre : elles ont chacune leur propriété singulière qui en fait des personnes distinctes : « Et, parce que la propriété singulière que possède l’hypostase n’est pas l’hypostase elle-même, on [appelle] personne ce qui distingue. » Si, dans la pensée de Babaï, cette propriété singulière n’est pas l’existence à part soi (καϑ᾽ ἑαυτόν), elle ne peut être que l’ensemble des accidents variés dont il a donné plus haut des exemples ; et ainsi l’on pourrait dire que la personnalité, d’après lui, n’est autre chose que l’ensemble des caractères accidentels dont l’hypostase est le substratum substantiel, et par où elle se distingue des autres hypostases. Cette notion serait bien superficielle et peu exacte.

Quoi qu’il en soit, on comprend que, pour Babaï et pour tous ceux qui, avec lui, identifiaient l’hypostase ou qnoumâ avec la substance concrète, avec la nature existante et réelle, il était impossible d’admettre, dans le Christ, une union hypostatique, puisqu’il s’en serait suivi l’unité de substance et de nature. C’est ce que disait déjà Nestorius. Babaï repousse donc l’union hypostatique, et s’en tient à l’union prosopique. Il y a en Jésus-Christ deux natures (kianè), deux hypostases (qnoumé) et une personne (parsopâ)d.

d – La théologie nestorienne admettant par ailleurs qu’il y a dans la Trinité trois qnoumé, trois hypostases au sens cappadocien du mot, on voit d’ici la confusion.

Quant aux expressions antiochiennes d’adhésion, inhabitation, assomption, pour caractériser l’union, Babaï les accepte toutes, mais il les croit encore insuffisantes pour traduire le mystère de l’incarnation : « On doit parler à la fois d’habitation, d’adhésion unitive et prosopique. Cette union ineffable se fait suivant tous ces modes et au-dessus d’eux. »

L’orthodoxie nestorienne ainsi définie par Babaï ne se développa plus sensiblement. On voit, par la profession de foi rédigée par les évêques en 612 que le ϑεοτόκος était toujours écarté et, par l’histoire du catholicos Isoyahb II (628-643), qu’il était considéré comme un blasphème. La théologie du catholicos Timothée I (728-823) n’ajouta aucun élément nouveau à ce qui vient d’être exposé.

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