Précis de Patrologie

3.2 — La littérature gnostique.

On comprend, sous le nom général de gnostiques, tout un ensemble de sectes dont la doctrine et les tendances étaient parfois très différentes les unes des autres, mais dont la prétention commune était de posséder une science religieuse supérieure, et d’avoir de la révélation évangélique une intelligence plus profonde que celle des simples fidèles et de l’Église officielle. Deux questions surtout ont attiré l’attention de ces sectes : l’origine du mal et la manière dont s’est accomplie la rédemption. Toutes ont agité ces problèmes et ont tâché d’y répondre.

La littérature gnostique fut énorme. Comme le salut, d’après le plus grand nombre des gnostiques, devait s’opérer par la science, par la gnose, ils furent naturellement amenés à écrire, pour leurs adeptes, une bonne partie de leurs enseignements et de leurs traditions secrètes. De cette littérature toutefois il n’est resté comparativement que fort peu de chose : cinq ou six pièces entières et des fragments assez nombreux cités par les héréséologuesb. L’aperçu suivant ne mentionnera que les ouvrages principaux.

b – On trouvera ces fragments en grande partie au tome VII de la Patrologie grecque, col. 1263-1322.

Dans cet aperçu, on suivra l’ordre communément adopté pour parler des sectes gnostiques : gnose syrienne, gnose alexandrine, marcionisme, encratisme. Ce classement est provisoire et, dans certains détails, sujet à caution ; mais il est commode et, à défaut d’autre, peut être accepté.

I. Gnose syrienne. — On sait que les anciens auteurs se sont accordés pour voir dans Simon le magicien le père du gnosticisme. Saint Hippolyte a signalé comme livre de la secte des simoniens une Révélation (Ἀπόφασις) dont il cite quelques extraits et analyse les idées (Philosoph., vi, 7-20). Nous ignorons si Cérinthe, Ménandre et Satornil avaient écrit quelque chose. Quant aux nicolaïtes, ils possédaient des Livres de Ialdabaoth, un livre appelé Noria, une Prophétie de Barkabbas, un Évangile de la perfection (ou de la consommation, τελειώσεως) et un Évangile d’Ève qui paraît avoir été une apocalypse.

II. Gnose alexandrine. — La gnose alexandrine est représentée d’abord par trois grands chefs d’école, Basilide, Valentin et Carpocrate, puis par une multitude de sectes acéphales mal définies, auxquelles on a donné le nom générique d’Ophites.

A. — Basilide a enseigné à Alexandrie, entre les années 120 et 140, une doctrine qu’il aurait, d’après les basilidiens, reçue d’un certain Glaukias, interprète de saint Pierre. Il eut un fils, nommé Isidore, qui, après lui, continua son enseignement. On attribue à Basilide un Évangile, des Commentaires en 23 ou 24 livres sur cet évangile, commentaires dont il reste des citations, et enfin des odes mentionnées par le fragment de Muratori et Origène. De son fils Isidore on signale trois ouvrages : un écrit Sur la seconde âme (Περὶ προσφυοῦς ψυχῆς) c’est-à-dire sur l’âme passionnelle de l’homme ; des Ethiques, et enfin des Commentaires du prophète Parchor qui comptaient au moins deux livres.

B. — La secte valentinienne est la plus considérable et la mieux connue des sectes gnostiques. Valentin lui-même était originaire d’Egypte, et prétendait avoir eu pour maître un certain Théodas, disciple personnel de saint Paul. Il prêcha d’abord sa doctrine en Egypte, puis vint à Rome sous Hygin et y resta jusque sous Anicet, c’est-à-dire de 135 environ à 160. Plusieurs fois chassé de l’Église, il se retira finalement en Chypre.

Tertullien a vanté l’esprit et l’éloquence de Valentin. Les anciens auteurs connaissent de l’hérésiarque des lettres, des homélies, des psaumes ; mais il ne semble pas qu’il ait écrit l’Évangile de la vérité dont saint Irénée (3.11.9) dit que sa secte se servait.

Cette secte se répandit dans tout l’empire romain et se divisa bientôt en deux branches : la branche occidentale ou italique, qui attribuait au rédempteur un corps psychique, et la branche orientale qui lui attribuait un corps pneumatique.

A la branche occidentale appartient d’abord Héracléon, le meilleur des disciples de Valentin et dont l’activité doit se placer vers 155-180. On a de lui plus de quarante fragments, parfois assez longs, d’un commentaire sur saint Jean, intitulé Υπονήματα, qui n’allait peut-être pas au delà du dixième chapitre : l’exégèse en est allégorique. — De Ptolémée, un autre disciple personnel de Valentin, il reste un ouvrage entier, la Lettre à Flora conservée par saint Épiphane (Haer. xxxiii, 3-7). Flora hésitait à se donner à la gnose. Pour la convaincre, Ptolémée s’efforce d’établir que la Loi ancienne provient, en partie du moins, non du Dieu suprême, mais du démiurge. — Après ces deux grands représentants du valentinianisme occidental, il faut nommer encore Florin, à qui saint Irénée, dans la lettre qu’il lui adressa, reproche des écrits blasphématoires ; puis un Théotime, qui avait traité des figures de l’Ancien Testament ; et enfin un Alexandre, auteur d’un livre intitulé peut-être Syllogismes et qu’a signalé Tertullien (De carne Christi, 16, 17).

Parmi les valentiniens de l’école orientale, les principaux écrivains sont Marcus, Théodote et Bardesane. Marcus — que d’autres auteurs rangent dans l’école occidentale — enseignait en Asie Mineure vers 180. Saint Irénée, par qui surtout on le connaît, avait probablement en mains un de ses ouvrages et aussi quelques-uns des ouvrages de sa secte qu’il dit avoir été fort nombreux. De la personne de Théodote nous ne savons rien ; mais Clément d’Alexandrie possédait au moins un écrit de lui, et en a donné une série d’extraits dans ses Excerpta ex scriptis Theodoti. Quant à Bardesane, il était ordinairement rangé jusqu’ici parmi les valentiniens ; et de fait Eusèbe H. E., 4.30) assure qu’avant de venir à l’orthodoxie il avait été touché par le valentinianisme. Il est infiniment probable cependant que le qualificatif de gnostique convient moins au maître qu’aux disciples qui ont défiguré son enseignement. Bardesane lui-même était surtout un curieux de sciences exactes et d’astrologiec. Né le 11 juillet 154 à Édesse, d’une famille noble, il fut d’abord le compagnon de jeunesse du futur toparque Abgar IX (179-214). A l’arrivée de Caracalla à Édesse en 216-217, il dut se retirer en Arménie, mais il revint dans sa ville natale pour y mourir en 222 ou 223.

c – Voir F. Nau, Une biographie inédite de Bardesane l’astrologue, Paris, 1897, et R. Graffin, Patrologia syriaca, II, Paris, 1907, p. 490-658.

Saint Éphrem attribue à Bardesane la composition de cent cinquante psaumes avec leur mélodie, ce qui ferait de Bardesane le plus ancien hymnologue syrien connu. Peut-être reste-t-il quelque chose de ces chants dans les Actes syriaques de saint Thomas. Divers auteurs, dont Eusèbe (H. E., 4.30), lui attribuent encore des dialogues syriaques contre les marcionites et d’autres hérétiques. Mais son livre le plus cité est le livre Sur le destin (Περὶ εἱμαρμένης), qui a été retrouvé en syriaque sous le titre de Livre de la loi des paysd. Cet ouvrage en forme de dialogue est de Bardesane en ce sens qu’il y parle à peu près constamment, mais il a été écrit par un de ses disciples nommé Philippe. Bardesane, en parcourant les lois et coutumes des divers pays, y établit, contre un certain Avida, que les astres ne contraignent pas la liberté humaine.

d – Édit. F. Nau, dans Patrologia syriaca, loc. cit. Traduct. franc, dans V. Langlois, Collection des historiens de l’Arménie, i, Paris, 1867, p. 73 et suiv.

Harmonius, le fils de Bardesane, écrivit beaucoup aussi en syriaque. On signale de lui des odes, et Sozomène H. E., 3.16) veut même qu’il soit le vrai auteur des cent cinquante psaumes dont il a été question ci-dessus.

C. — Carpocrate est le troisième grand chef de la gnose alexandrine. C’était un alexandrin à peu près contemporain de Valentin et de Basilide. On ne sait s’il écrivit quelque ouvrage. Mais son fils, Épiphane, mort à dix-sept ans, avait laissé un traité Sur la justice que Clément d’Alexandrie a cité (Strom., 3.2) et où l’auteur soutenait le communisme. Saint Irénée semble mentionner en bloc des écrits carpocratiens (i, 25,4,5).

D. — Enfin il faut rapporter à la gnose alexandrine la masse de ces sectes secondaires et dérivées, dont les adeptes ont reçu le nom générique d’ophites, et, les premiers, s’appelèrent eux-mêmes gnostiques. Le nom d’ophites vient du rôle donné généralement dans leurs systèmes au serpent primitif de l’Éden. Ces sectes furent très nombreuses, et on y écrivit beaucoup. Les apocryphes du Nouveau Testament notamment y foisonnèrent : nous les retrouverons plus loin. Signalons seulement, parmi leurs autres productions, Les Grandes et Petites questions de Marie, des hymnes et des psaumes naasséniens, une Paraphrase de Seth, des livres attribués aux enfants de Seth et intitulés Étrangers (Ἀλλογενεῖς), une Symphonie, une Apocalypse d’Abraham, une Assomption d’Esaïe. Le gnostique Justin des Philosophoumena citait entre autres un ouvrage appelé Baruch (Phil., v, 24). Monoïme avait laissé une Lettre à Théophraste (Id., viii, 15).

C’est à cette littérature ophite, suivant K. Schmidt, qu’il faut rapporter quelques œuvres gnostiques conservées entières ou en grande partie en copte, la Pistis Sophia et les écrits du papyrus de Bruce.

L’ouvrage en quatre livres que l’on intitule Pistis Sophiae contient en réalité trois écrits distincts. Le premier, auquel convient proprement le titre de Pistis Sophia, comprend les paragraphes 1-181 (Schmidt, 1-83) et raconte la chute et la délivrance de l’éon qui porte ce nom. Le deuxième, qu’il faut probablement identifier avec les Petites questions de Marie (Madeleine), commence au paragraphe 181 (Schmidt, 83) et va jusqu’à la fin du livre troisième. On y traite surtout les questions du salut et du sort après la mort, des diverses catégories d’hommes. Le troisième écrit comprend le livre quatrième. Il décrit les fautes et la méchanceté des archontes, la célébration du mystère de l’eau et finalement la punition des méchants.

e – Édition Schwartze-Petermann, Berlin, 1851 ; traduct. française d’E. Amélineau, Paris, 1895.

Le papyrus de Bruce (ve ou vie siècle) contient deux écrits distincts. Le premier, en deux livres, doit s’identifier probablement avec les Livres de Jeü dont parle déjà la Pistis Sophia. Le premier livre expose l’émanation des éons, décrit le monde invisible et donne les mots de passe nécessaires pour s’élever jusqu’au Père. Le deuxième livre nous initie aux trois baptêmes de l’eau, du feu et de l’esprit et fournit des formules analogues à celles du premier pour vaincre les puissances ennemies. — Puis, à la suite de ce premier écrit en vient un second, mutilé au commencement, et qui semble être une description de l’origine du monde suprasensible et du cosmos visiblef.

f – Outre ces ouvrages, un papyrus copte de Berlin du ve (?) siècle contient trois autres écrits gnostiques non encore édités : un Évangile de Marie que saint Irénée a connu, un Apocryphe de Jean et une Sagesse de Jésus-Christ.

Tous ces écrits coptes sont traduits du grec et datent du iiie siècle. Par rang d’ancienneté, il faut mettre d’abord le second écrit du papyrus de Bruce, puis les Livres de Jeü et le livre ive de la Pistis Sophia, enfin les trois premiers livres de ce dernier ouvrage.

III. Marcionisme.Marcion, né à Sinope dans le Pont, vint à Rome et s’y fit recevoir dans l’Église vers l’an 135-140. Mais il ne tarda pas (avant l’an 150-155) à rompre avec l’orthodoxie et fonda une secte très forte, très répandue et qui dura longtemps. Sa mort doit se mettre au plus tard vers l’année 170.

La doctrine fondamentale de Marcion était l’opposition de la Loi, œuvre du Dieu juste, et de l’Évangile, œuvre du Dieu bon. Pour appuyer cette doctrine, il publia des Antithèses, collection de textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui paraissaient se contredire, et donna à ses disciples un Nouveau Testament de son cru. Ce recueil comprenait l’unique évangile de saint Luc écourté et altéré, et dix épîtres seulement de saint Paul. Tertullien lui attribue également une lettre dans laquelle il faisait l’apologie de sa désertion.

Le plus connu des disciples de Marcion est Apelle. D’abord son second à Rome, Apelle quitta son maître pour aller à Alexandrie, modifia sa doctrine et revint à Rome où il mourut peu après l’an 180. Il avait écrit des Syllogismes, cités par saint Ambroise (De paradiso, 28, d’après Origène probablement), ouvrage fort long et dont le but était de démontrer que les livres de Moïse ne contiennent que des erreurs ; puis des Révélations (φανερώσεις), contenant les prétendues révélations d’une visionnaire de la secte, Philomène.

On sait enfin que les marcionites se servaient de psaumes spéciaux, distincts des psaumes davidiques, et d’un ouvrage destiné à remplacer les Actes des Apôtres et portant le titre obscur de Liber propositi finis.

IV. Encratisme. — Les encratites ne paraissent pas avoir formé une secte à part : on en trouve un peu partout, caractérisés par la tendance à rejeter l’usage de la chair et le mariage. Entre ceux qui se signalèrent par leurs écrits, il faut mentionner le valentinien dissident Julius Cassianus, qui florissait vers l’an 170 à Antioche ou à Alexandrie. Clément d’Alexandrie a cité de lui deux ouvrages, des Ἐξηγητικά (Commentaires) comprenant plusieurs livres, et un Περὶ ἐγκρατείας ἤ περὶ εὐνουχίας (Sur la continence) où le mariage était condamné (Strom., 1.21 ; 3.13).

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