Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 6
Projets de l’empereur, du duc de Savoie et de l’évêque contre Genève

(1530 à 1532)

5.6

Bellegarde arrive à Augsbourg – Il obtient audience de Charles-Quint – Angoisses de l’Empereur à Augsbourg – Opprimer l’Allemagne puis Genève – Décision de l’Empereur – Discours de Belle-garde au duc de Savoie – Plan de Bellegarde contre Genève – Mesures révolutionnaires – L’évêque s’y prend autrement – Il envoie Machard à Genève – Menaces de l’évêque – Sa constante agitation – Il veut se fâcher – Son mécontentement de B. Hugues – L’Empereur ordonne à Genève d’extirper les sectes – Le Zwing-Uri de Genève

Au moment où l’Évangile allait entrer dans Genève avec Farel et Saunier, l’évêque et prince faisait de nouveaux efforts pour y rétablir sa puissance. Une crise approchait. Il y avait une grande décision à prendre. Qui aura le dessus dans l’Église ? Sera-ce les bulles du pape ou l’Écriture de Dieu ? Qui l’aura dans l’État ? la servitude ou la liberté ? De grandes puissances étaient décidées à opprimer cette petite ville ; mais d’humbles serviteurs de Dieu allaient y entrer successivement, y planter l’étendard de Christ, et assurer la victoire à l’indépendance et à l’Évangile.

Le duc de Savoie, désirant porter à Genève un grand coup, et invoquer à cet effet la coopération des plus puissants monarques de l’Europe, avait envoyé à Charles-Quint lors de la diète d’Augsbourg, le ministre ordinaire de ses hautes œuvres, l’homme dont il s’était servi pour mettre à mort Lévrier et pour arrêter Bonivard, — le sieur de Bellegardea. A peine arrivé à Augsbourg (11 septembre 1530), le maître d’hôtel du duc s’était rendu vers le Sire de Montfalconet, qui faisait alors près de Sa Majesté l’office de grand écuyer et qui « avait un bien gros crédit avec l’Empereur, en sorte que rien ne lui a était caché. » Des ennemis que le duc avait à la cour impériale y avaient donné de ce prince une très mauvaise impression ; aussi faisait-il une pension de trois cents écus à l’écuyer qui les gagna dans la circonstance dont nous parlons, en suivant avec soin toutes les directions de Bellegarde. Celui-ci, fort impatient de faire entrer l’Empereur dans les plans qui avaient pour but de prendre Genève, pria Montfalconet de demander à son maître l’heure qui lui plairait pour lui pouvoir faire révérence. « Dites-lui, répondit Charles-Quint, qui avait sur les bras toutes les affaires du protestantisme et de l’Allemagne, dites-lui que vu mes grandes occupations, il attende deux jours. » Bellegarde attendit, et le lendemain des deux jours, il se trouva très exactement dans la chambre de l’Empereur. Fort impatient de voir paraître le puissant monarque, il préparait ce qu’il avait à lui dire contre Genève, quand au lieu de Sa Majesté, il vit arriver de Montfalconet seul, avec ce message : « L’Empereur vous fait dire que pour le moment vous ne fassiez que me bailler les lettres de Son Altesse ainsi que celle de sa très redoutée dame ; et que incontinent après il vous donnera audience. » Ce délai contrariait fort le député. Pour le consoler, l’écuyer le mit dans la confidence des angoisses que donnaient à Charles-Quint les protestants d’Allemagne. « L’Empereur, je vous assure, lui dit-il, est en tel être, qu’il lui est impossible de réduire les affaires de par deçà (de l’Empire) en un état qui est pourtant plus que raisonnable. Aussi a-t-il abandonné le conseil des hommes, pour recourir entièrement à notre Seigneur. Puisque le sens du monde me fait défaut, a dit Sa Majesté ce matin même (14 septembre), j’espère que la divine providence me sera en aide. Ensuite l’Empereur s’est confessé, et s’est rendu dans l’oratoire de son palais pour y recevoir notre Seigneur. Il a aussi ordonné que des prestations (confessions, communions et prières) soient faites en tous les lieux où il y a des personnes dévotesb. »

a – Nous avons trouvé dans les Archives du royaume, à Turin (n° 49, paquet 12), le Mémoire de M. de Bellegarde au sujet de l’audience qu’il a eue de S. M. Impériale touchant les différends que S. A. avait avec ceux de Genève. Ce manuscrit d’environ 25 pages, dont nous avons pris copie, nous a fourni les faits que nous racontons.

b – Mémoire msc. de Bellegarde, Archives du royaume, Turin.

Comme ces deux personnages s’entretenaient, Charles-Quint sortit de son oratoire. M. de Bellegarde lui fit une profonde révérence, lui présenta très humblement les compliments du duc et de la duchesse, et lui remit leurs lettres. L’Empereur, que le temps pressait, lui dit de revenir le lendemain à son lever. Bellegarde n’y manqua pas et Charles-Quint le reçut avec beaucoup de bienveillance. « Donnez-moi des nouvelles du bon portement de Son Altesse, lui dit-il, de celui de Madame ma bonne sœur (la duchesse Béatrice), et de mon neveu, Monsieur leur fils. » Bellegarde répondit à ces informations, puis il fit à l’Empereur toutes les communications dont le duc l’avait chargé, il espérait que l’Empereur entrerait tout de suite en conversation avec lui sur les projets formés contre Genève ; il n’en fut point ainsi. « Je suis bien aise, dit Charles, que le duc vous ait envoyé vers moi. Mais vu mes grandes occupations, veuillez faire un mémoire de ce que vous croirez être le plus expédient pour dépêcher l’affaire qui vous amène ; puis baillez-le au seigneur de Grandvelle. »

Nouveaux délais. La réponse du ministre se fit attendre vu les nombreux offices dont il était chargé. Toutefois Bellegarde parla à sept reprises avec Charles-Quint, donnant chaque fois à entendre à « Sa Majesté, de peu à peu, les affaires du duc. » Mais souvent l’Empereur, tout en paraissant écouter les débats entre Genève et Turin, avait l’esprit ailleurs. Il était tourmenté des affaires de l’Empire, et il ne le cacha point à l’envoyé de son beau-frère. « Je n’entends point, dit-il un jour à Bellegarde, que le duc soit ni démis, ni déjecté ; mais la diète (d’Augsbourg) est toute brouillée et rompue. — Je n’ai pas grand espoir… Il y a longtemps que je n’ai vu les princes de la Germanie me mener ainsi par temps et longueur, me remettant de terme en terme, en sorte que je suis hors d’espoir, et que j’ai le cerveau tout troublé… Ah ! s’il plaisait à Dieu que les autres princes fussent de mon opinion…, la chrétienté ne serait point en tel trouble… » Ce sont les mêmes mots dont il a plu Sa Majesté d’user, ajoute Bellegarde dans son mémoirec. Ces paroles le surprenaient. Cet homme qui savait si bien mettre l’un de ses adversaires en prison, et l’autre à mort, s’étonnait de ce qu’un prince aussi puissant que Charles ne suivît pas une méthode si simple et si expéditive. Il se hasarda à donner un conseil à l’Empereur. Il avait compris que l’alliance des protestants faisait leur force. « Sire, dit-il, interrompez, de grâce, les collégations (alliances), tant passées qu’à venir, qui ont été faites à grand préjudice, et dont les conséquences sont si dangereuses. — Pour le présent, dit Charles Quint, il n’est pas temps. Je ne puis a cette heure réduire les princes et les villes de la Germanie qui sont contre la foi ; (mais je suis décidé à ne point abandonner cette œuvre, et quand je l’aurai achevée, ce qui regarde Son Altesse, dites-le-lui bien, ne sera pas mis en oubli. » Ainsi, abattre les protestants de l’Allemagne, — puis en faire autant des huguenots de Genève, tel était le projet de Charles-Quint. Ceux-ci était à ses yeux aussi dangereux pour les races latines, que les premiers l’étaient pour les peuples germains.

c – Mémoire msc, de Bellegarde, Archives du royaume, Turin.

Enfin le 6 octobre, Grandvelle, chancelier de l ’Empereur (c’était le père du fameux cardinal), accompagné du commandeurd, eut une entrevue avec Bellegarde, et lui communiqua la réponse de l’Empereur. « Sa Majesté pense concernant Genève, que pour ne pas tomber dans les dangers que le duc a de tout temps craints et évités, il faut que nulle partie ni pièce en ses États ne se fasse Suisse. Vous devez y prendre d’autant plus garde que la nature des cantons est de s’élargir et s’agrandir toujours, et que la rébellion et ferme obstination de Messieurs de Genève les porteront à se jeter de désespoir dans cette maudite erreure. Ce serait pour le duc dommage et perte ; et pour l’Empereur petite réputation, vu que Genève relève de l’Empire. Voici donc l’expédient que l’Empereur a trouvé. Il ordonne au duc et à Genève de lui présenter dans deux mois leurs titres, droits et privilèges ; alors Sa Majesté décidera. Quant aux prélats, à l’évêque et aux chanoines, l’Empereur recommande soit au duc, soit à eux, de mettre finale conclusion à leurs débats. S’il le fait, le duc s’ôtera un bon coup de trouble et aura bien mieux le prélat à sa direction et obéissance. » Après quelques autres communications, le chancelier et le commandeur se retirèrent et le sieur de Bellegarde envoya immédiatement une dépêche au duc pour lui transmettre cette décisionf.

d – Le nom est illisible dans le manuscrit, il semble qu’il y a Commes.

e – S’agit-il de la Réformation ou de l’union à la Suisse ? Probablement de l’une et de l’autre.

f – Mémoire msc. de Bellegarde, Archives du royaume, Turin.

Peu après, le sieur de Bellegarde quitta Augsbourg et revint à Turin, résolu d’exciter encore plus le duc son maître à détruire à la fois dans Genève l’indépendance et la Réformation. Ce qu’il avait vu à Augsbourg, les dangers dont le protestantisme allemand menaçait la suprématie du pape et celle de l’Empereur avaient augmenté son zèle. Les institutions du moyen âge semblent avoir eu alors peu d’amis plus fanatiques et de champions plus zélés, que l’actif, intelligent, dévoué, cruel courtisan, qui avait mis à mort Lévrier dans le château de Bonne. « Monseigneur, disait-il au duc, considérez les périls auxquels vous êtes exposé dans l’affaire de Genève, soit à cause des circonvoisins, lesquels sont si près et des loups ravisseurs ; soit à cause de la petite foi que le monde présent a en toutes qualités, bon droit et raisons que l’on puisse avoir. Qu’arrivera-t-il si nous ne restons pas les maîtres dans la lutte que nous avons avec cette nouvelle secte ? Que de fâcheries, que de pertes, que d’ennuis ! Vous le savez mieux que moi. On a le désir de vous tenir allègre, Monseigneur, mais c’est pour mieux jouir de vous et s’élargir à vos dépens, soit en deçà soit au delà des monts — de tous côtés. Vous avez dans votre chambre des papiers qui montrent que les Genevois vous payaient tailles et subsides ; qu’ils aidaient à marier les filles de votre maison ; de plus qu’ils donnaient aide en temps de guerre à vos prédécesseurs, et que c’était à eux qu’en temps de paix ils en appelaient dans leurs procès et leurs jugements… Et maintenant que ne font-ils pas ? Ils vous ont ôté le vidomat ; ils vous ont pris le château de l’île ; ils vous ont fait beaucoup d’injustices préjudiciables à vos droits ; ils se sont rendus coupables de meurtres et d’autres maux intolérables… Davantage, — ils se mettent à cette perverse secte pour achever de se perdre.

Mais nous saurons bien en finir avec eux, Monseigneur. Vous avez un Empereur à votre dévotion duquel tout dépend. Oseront-ils en sa présence être méchants et rebelles ? L’Empereur premièrement les remettra sous votre puissance, comme vous et vos prédécesseurs les avez eus. — De plus, pour leur rébellion et pour les maux qu’ils ont perpétrés ; il pourra les condamner à la privation de quelque privilège, — celui qui vous est le plus nuisible. Enfin, il pourra faire pour vous, à votre diète (gouvernement), un châtel ou forteresse dans la ville, à la place qu’il vous plaira, et exiger des Genevois pour l’entretien de la garnison un tribut, qui devra être payé toutes les années. Ainsi ladite ville sera bien tenue en votre subjection. Quant aux évêques, l’Empereur pourra leur commander de vous rendre le devoir qui revient au saint-empire, comme étant son représentant ; il leur ordonnera de vous obéir comme à lui-même, et les remettra vis-à-vis de vous (les prélats), en toute obéissance — considérant aussi que l’heure approche de leur générale réformation, comme la raison veut. Et si lesdits de Genève ne veulent obéir (leur déraison les y portera), — le dit seigneur Empereur les mettra au ban de l’Empire comme rebelles, et vous, vous les prendrez… Vous en ferez vos sujets entièrement ; confisquant tout leur pouvoir et leur avoir ; et vous serez ainsi pour jamais établi de bon droit dans Genèveg. »

g – Mémoire msc. de Bellegarde ; Archives du royaume, Turin.

Peut-être n’aurions-nous pas cité toutes ces paroles du sieur de Bellegarde, si le document dont elles sont tirées n’était pas resté jusqu’à présent inconnu. Ses allégations étaient fausses. Il n’a jamais été fait de présents par la ville de Genève aux ducs de Savoie, sans qu’un acte spécial n’ait établi que la libéralité était spontanée et sans conséquences pour l’avenir. Le vidomat était un fief donné par l’évêque et qui faisait de celui auquel il le transmettait un simple officier du prince. Enfin, les ducs de Savoie n’étaient point les vicaires de l’Empereur. Mais si les allégations de Bellegarde, quant au passé, étaient fausses, ses projets quant à l’avenir étaient énormes. Une bonne forteresse sera bâtie dans Genève ; les Genevois en payeront la garnison, et un brutal asservissement les éloignera de cette perverse secte et les tiendra pour jamais dans une stricte obéissance sous le joug de leur maître. Quant aux évêques, on les obligera d’obéir au duc, surtout puisque l’heure approche de leur générale réformation. Il paraît donc qu’au seizième siècle déjà, la raison, comme parle Bellegarde, demandait l’abolition de la puissance temporelle des princes ecclésiastiques. Etait-on donc plus avancé que de nos jours ? Je ne le pense pas. Ce rude politique voulait simplement substituer au despotisme des évêques, le despotisme des princes, comme plus efficace et plus strict. Enfin (la fin couronne l’œuvre), si les Genevois résistent, il y aura conquête, et confiscation de tout leur avoir et pouvoir. De cette façon, conclut l’avocat de ces mesures révolutionnaires, le bon droit (de son maître) sera à jamais établi. Voilà ce que Genève devait attendre de la Savoie ; qu’avait-il à espérer de l’évêque ?

Pierre de La Baume qui, indigné des prétentions du duc, lui avait un jour répondu fièrement : « Je ne dépends que du papeh, » s’était en apparence du moins adouci, et se rapprochait de la Savoie, tellement que les Genevois disaient : « Notre prince est d’accord avec notre ennemii. » Nous sommes ici transportés dans une tout autre sphère. Si le duc voulait régner par la force, l’évêque voulait user de ruse. Le pasteur de Genève n’était pas en état, lui, de bâtir une forteresse au milieu de la ville ; c’était par les négociations et les intrigues, qu’il écraserait la Réformation et la liberté. Au lion succédait le serpent. Pierre de La Baume connaissant l’influence que Besançon Hugues avait sur ses concitoyens, le sollicitait de lui venir en aide. Il lui écrivit pendant la dernière année de sa vie (celle de Hugues), une série de lettres, que nous avons eu aussi le bonheur de retrouverj. L’évêque et le citoyen de Genève n’étaient plus de si grands amis qu’auparavant. Le premier faisait beaucoup de reproches au second, soit que celui-ci le mécontentât sous le point de vue politique, soit peut-être que son catholicisme se fût un peu refroidi dans ses fréquents entretiens avec les réformés de Berne.

h – Archives du royaume, Turin, (paquet 12, no 19.)

iIbid., 12e catégorie, paquet 3.

j – Archives du royaume, à Turin. L’écriture est presque aussi indéchiffrable que celle du Mémoire de Bellegarde.

Le 11 avril 1532 l’évêque, alors à Arbois, impatient de récupérer dans Genève son ancien pouvoir, résolut d’ouvrir la campagne, et écrivit à Hugues : « Besançon, j’ai toujours fait pour vous tout ce qui m’a été possible ; vous l’avez bien vu par les effets, je n’en parle pas en reproche ; mais je suis tout ébahi que vous le reconnaissiez si mal. Si vous aviez aussi bonne affection pour moi, que je vous en ai donné l’occasion, vous eussiez si bien aboyé, que mon autorité ne fût pas chutée dans l’inconvénient où elle est, et que je n’aurais pas la peine, qu’il me faut avoir, pour la remettre en nature. Je sais bien les excuses que vous en savez faire… Il n’est si mauvais sourd que qui ne veut pas ouïr. Toutefois je me suis fié à vous et je me fie encore à présent à votre fidélité reconnue. Faites en sorte, je vous prie, que j’aie occasion de continuer. Dans peu de temps j’enverrai l’un de mes gens à Genève pour mes affaires ; vous entendrez de lui le surplus. Je prie Dieu qu’il vous donne, Besançon, tout ce que désirezk. »

k – Archives du royaume, Turin, 12e catégorie, paquet 4.

Dix jours après, le secrétaire de l’évêque, Machard, se rendit d’Arbois à Genève, chargé d’une mission politique, et porteur, pour Hugues, d’une lettre qui, soit à cause des sujets délicats auxquels elle se rapporte, soit parce que Machard devait l’expliquer de vive voix, n’est pas fort claire. Hugues s’empressa de lire la missive du prélat. « J’envoie mon secrétaire, disait celui-ci, pour certaines affaires, que je l’ai chargé de communiquer à vous le tout premier. Vous ajouterez foi à ce qu’il vous dira de ma part comme si je vous le disais moi-même. Je désire que la matière dont il s’agit sorte à bon effet, pour gratifier les princes dont elle procède (sans doute l’Empereur et le duc). Employez-vous-y de la bonne main, afin qu’il s’établisse un bon rapport de moi et mes sujets auxdits princes, ce qui n’est pas de petite conséquence pour toute la républiquel. »

l – Archives du royaume, Turin, 12e catégorie, paquet 4.

Hugues ne se souciait point d’entrer dans les plans formés par l’évêque, d’accord avec les princes. Aussi quand Machard, de retour à Arbois, eut fait son rapport à son maître, celui-ci se montra fort irrité. Il se plaignit de la hardiesse excessive, et de l’insubordination étrange des Genevois, et en écrivit sévèrement à l’ancien syndic. « Besançon, lui dit-il, les nouvelles que vous m’avez données de Berne me dédommagent un peu des insolences et mauvaises coutumes, que vous autres, mes sujets, prenez envers mes officiers, usurpant ma juridiction sous l’ombre de certaines paroles que vous, Besançon, avez dites au conseil général… J’entends maintenir cette dite juridiction contre vous… Vraiment, contre plus grand je l’ai fait ! J’espère que vous vous réduirez à votre devoir et que vous vous rendrez mes sujets. Cela me donnera occasion d’être bon seigneur. Autrement, ne vous fiez pas à moi… Les choses ne demeureront point ainsi que vous les avez mises. Communiquez cela à mes sujets, si besoin est. »

L’évêque, cette lettre nous le montre, était irrité contre Genève ; tantôt plus, tantôt moins, mais il se trouvait dans une agitation continuelle. Un jour, on lui rapportait telle parole de Hugues qui le réjouissait ; puis, peu après, il apprenait quelque acte des Genevois qui redoublait sa colère. Vers le 13 mai, quelqu’un lui ayant dit que Hugues montrait beaucoup de bon vouloir à son égard, le prélat en fut tout joyeux. « J’ai été averti, lui écrivit-il, du dessein que vous avez de déclarer en tout lieu le tort que mes sujets me font. Vous montrerez, j’espère, par de bons effets, quand je vous en requerrai, que vous n’êtes pas homme de deux parolesm. » Mais bientôt d’autres nouvelles arrivent à l’évêque. Il est dans le trouble, la crainte, l’angoisse. Il se livre à tous les mouvements d’une politique inquiète et soupçonneuse. Il a des accès de colère ; il devient téméraire, violent. Puis tout à coup il se détend ; il n’a plus ni force, ni sentiment, ni courage. Toutefois, en général, c’était l’indignation qui dominait chez lui. Nul, ni parmi ses officiers, ni parmi les chanoines (il y avait une collégiale à Arbois), nul ne le comprenait, ne le consolait, ne l’encourageait. Il était seul… et promenait son agitation dans ses appartements et ses jardins. Je trouve fort étrange les réponses que me font mes sujets, dit-il ; il me déplairait que je tombasse en fâcherien » Quelques jours après, il dit : « Je suis fort ébahi… Il me semble que mes sujets entendent mal leurs affaires… S’ils ne s’amendent, je serai contraint de procéder par une autre voie — laquelle me déplaira… Il me semble qu’ils feront bien d’obéir à leur seigneur, sans faire les princes… Cela ne peut durero… »

m – Archives du royaume, Turin, 12e catégorie, paquet 4.

n – Veille de Pentecôte. (Ibid.)

o – 1er juillet. (Ibid.)

Mais cela durait. Genève où l’on écoutait Olivétan, où l’on affichait partout, en face du pardon de Rome le grand pardon général de Jésus-Christ, où le conseil ordonnait à l’unanimité de prêcher l’Évangile selon la vérité, sans y mêler aucune fablep. Genève, quoi que Pierre de La Baume pût dire et faire, se séparait de l’évêque et du pape. Le 3 septembre (1532), l’évêque, toujours plus irrité, écrit de nouveau à Besançon Hugues, mais avec un surcroît de mauvaise humeur. « Me déplaît la sorte dont mes sujets usent envers moi, de jour en jour, déclarant qu’ils veulent s’élever contre mon autorité… Cela durera tant qu’il pourra… J’ai toujours été des endurants ; mais à présent il me conviendra mieux de me fâcher… Si j’essaye de faire quelque chose que les Genevois n’aient ni à plaisir, ni à profit… ils ne devront pas s’en ébahir… Certes, je n’ai guère à donner des récompenses à mes serviteurs et à mes amis pour me servir si mal… Je pense, Besançon, que vous désirez le bien, mais je voudrais en voir l’effet. On s’excuse toujours sur vous… On assure que je vous ai dit ce qu’ils devaient faire… Je n’entends point cette danse, et je prétends n’avoir rien dit à cette intention, de laquelle Dieu veuille les garder.

p – Vol. II, 3.15

L’Évêque De Genèveq. »

q – Archives du royaume, Turin, 12e catégorie, paquet 4, n° 1.

On disait dans Genève que l’évêque était disposé à céder quelque chose, qu’il l’avait dit en secret, et les huguenots en profitaient pour faire acte d’indépendance. Pierre de La Baume, écrit à B. Hugues de la Tour de Mai, le 28 novembre : « Besançon, j’ai vu ce que vous m’avez écrit touchant la façon de faire contre mon autorité et au détriment de mon Église. Je ne sais d’où cela procède sinon que l’on m’a toujours fait entendre que, selon la pensée commune, mes sujets se fussent beaucoup mieux guidés et m’eussent mieux obéi qu’ils n’ont fait, si vous eussiez voulu y mettre la main, comme vous me l’aviez promis, vous efforçant de procurer la paix de la cité, qui souffre en mon endroit le plus de perte. Quant à ce que vous m’écrivez que vous pensez être en mon indignation, le seul regret que j’aie à votre égard, c’est que vous n’avez pas voulu tenir ce que vous m’avez promis. La récompense que je vous ai faite était pour entretenir mon bien en paix ; et il est plus que jamais en guerre. Il ne tient qu’à vous que ma juridiction ne soit en son être. Je vous écris afin que vous vous acquittiez de votre devoir… Vous me ferez plaisir ; je ne voudrais pas que tant de paroles fussent sans effets. — Quant à moi, j’ai accoutumé de faire quelque chose par vigueur… Je verrai ce que ce serar. »

r – Archives du royaume, Turin, 12 catégorie, paquet 4, n° 1.

Telles sont les menaçantes paroles, par lesquelles se termina la correspondance de Pierre de La Baume avec Besançon Hugues. Jusqu’à présent, on ne trouvait plus de traces de ce grand citoyen après le 26 septembre 1532. Si la lettre que nous venons de donner est de cette année, cette limite serait reculée de deux mois. Il serait mort entre le 28 novembre 1532 et le 18 février 1533s.

s – Dans un document de Bâle de cette dernière date (Galiffe, Hugues, p. 459), il est question de feu Besançon Hugues.

C’est ainsi que l’évêque, sans cesse préoccupé de Genève, ne pensait qu’à y rétablir son ancien pouvoir. Mais l’indépendance de cette ville avait des ennemis plus redoutables encore. Charles-Quint avait commandé aux Genevois de repousser de leurs murs la Réformation. « Plein de sollicitude pour votre salut, leur avait-il écrit, et apprenant que certaines opinions et sectes nouvelles commencent à pulluler parmi voust, nous vous exhortons sérieusement à ne pas les admettre, à les extirper, à vous y appliquer avec la diligence la plus parfaite, à ne pas permettre que l’on enseigne chez vous la moindre chose contraire aux décrets et aux traditions de vos ancêtres ; à retenir au contraire avec une constance inébranlable la foi, les rites, les cérémonies que vous avez reçus de vos pères. Vous recevrez ainsi une digne récompense du Dieu tout-puissant et mériterez de nous toute espèce de gratitudeu. » Genève n’avait point obéi à ces ordres du puissant empereur. Les affaires de l’Allemagne l’avaient d’abord empêché de contraindre cette petite ville à suivre ces ordres souverains, auxquels les peuples barbares du nouveau monde eux-mêmes obéissaient. Mais maintenant la paix de Nuremberg était signée ; Charles s’étant accommodé avec les protestants d’Allemagne, pourrait bien tenir à son beau-frère la promesse qu’il lui avait fait faire par Bellegarde, et lui prêter main-forte contre les huguenots de Genève.

t – « Novas quasdam opiniones et sectas apud vos pullulare cœpissa. » (Archives du royaume, Turin.)

u – Nous avons trouvé cette lettre de Charles-Quint, qui nous semble ne pas avoir été jusqu’à présent connue, dans les Archives du royaume, à Turin. (Genève, paquet 12, n° 47.)

L’assassin perfide de Lévrier commençait à espérer qu’il serait possible d’établir une forteresse dans Genève, avec fossés, gros murs, flanqués de tours et de bastions, et une bonne garnison de hallebardiers, d’arquebusiers, d’artilleurs, qui tiendraient la ville et tout le pays dans un complet assujettissement, sous le joug de ses maîtres. Gessler, envoyé au nom de l’Autriche, pour anéantir les libertés des Suisses, n’avait-il pas bâti une forteresse au-dessus d’Altorf, Zwing-Uri, la Contrainte d’Uri ? et les libres enfants de ces monts n’y payaient-ils pas les moindres velléités d’indépendance, par de longues et coûteuses détentions dans des tours obscures ? Pharaon n’en avait-il pas donné l’exemple en Egypte ?… Pourquoi ne ferait-on pas de même pour dompter les huguenots ? Des forteresses, des canons… de arquebuses, des chaînes… Voilà ce que Genève avait à attendre. Avant que bien du temps s’écoulât, les Genevois verraient en effet marcher contre eux des forces redoutables, chargées d’exécuter les desseins de l’Empereur et du duc. Mais la Providence de Dieu a toujours gardé cette ville, et dans ce moment même, une force nouvelle, gage de liberté, allait lui être donnée. L’Évangile du Fils de Dieu allait y entrer. Or, celui que le Fils affranchit est véritablement libre.

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