Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 7
Les réformateurs et la Réformation entrent dans Genève

(Octobre 1532)

5.7

Farel parle avec Olivétan – Farel se présente aux huguenots – Satisfaction et dépit – Les huguenots vont entendre Farel – Ce qui leur manquait – Farel et ses auditeurs – Sensation dans la ville – Seconde prédication, ses effets – Les femmes de Genève hostiles à la Réforme – Le conseil est partagé – Farel paraît devant le conseil – Le nom de Berne le protège – Le conseil épiscopal délibère – Complot contre Farel – Farel cité devant les prêtres – Il s’y rend avec joie

Le 2 octobre, par un beau jour d’automne, Farel et Saunier, ayant « parachevé leur voyage du Piémontv, » arrivèrent dans ces lieux merveilleusement beaux où les Alpes et le Jura, se rapprochant l’un de l’autre, forment une riche vallée au milieu de laquelle se reposent doucement les eaux pures d’un lac bleu. Bientôt ils découvrirent les trois vieilles tours de la cathédrale genevoise qui s’élevaient au-dessus de la ville. Ils pressèrent leurs montures, dont la fatigue ralentissait le pas et entrèrent dans la cité des huguenots. On leur avait indiqué l’auberge de la Tour-Perce (percée ; son enseigne a existé jusqu’à ces derniers temps et il y avait en effet un trou à la tour). Ils arrivèrent donc dans la rue qui, bâtie sur la rive gauche du Rhône, porte son nom, et s’arrêtèrent devant l’hôtellerie ; ils descendirent de leurs chevaux, parlèrent à l’hôte et s’établirent dans sa maison.

v – Froment, Gestes de Genève, p. 3.

Une de leurs premières pensées, après s’être reposés, fut de faire avertir de leur arrivée Robert Olivétan, qui était encore pédagogue des enfants de Jean Chautemps. Le cousin de Calvin accourut, heureux de l’arrivée de ses frères. Farel désirait se consulter avec lui sur les meilleurs moyens d’avancer dans Genève la connaissance de l’Évangile, toutefois une autre idée l’avait aussi préoccupé pendant la route. Sachant combien Olivétan était savant en hébreu et en grec, il avait jeté les yeux sur lui pour faire la traduction de la Bible, dont le synode vaudois s’était occupé. Farel lui en ayant parlé, Olivétan effrayé, s’écria : « Je ne puis accepter telle charge, vu la grande difficulté de la besogne et ma débilitéw. » Farel n’admit pas ces excuses, il sollicita son ami, qui pourtant ne se rendait point : « Vous feriez beaucoup mieux que moi cette œuvre, disait-il aux deux voyageurs. » Mais Farel croyait que Dieu adresse à chacun la vocation pour laquelle il l’a préparé, et qu’Olivétan était un savant, tandis que lui était un évangéliste. « Dieu ne m’en donne pas le loisir, dit Farel, il m’appelle à autre chose. Il veut que je sème le pur grain de la Parole en son champ et que je l’arrose et le fasse verdoyer comme le délicieux verger d’Édenx. » Toutefois, Farel laissa ce sujet pour s’entendre avec Olivétan sur l’évangélisation de Genève.

w – Bible d’Olivétan, Apologie du translateur.

xIbid.

Le précepteur de Chautemps, qui avait si souvent succombé sous le poids de sa tâche et appelé si ardemment un ouvrier plus fort, vit en Farel un envoyé du ciel. Mais comment commencer ? L’évangéliste d’Orbe et de Grandson tira de son portefeuille les lettres qu’on lui avait données à Berne pour quelques-uns des chefs huguenots ; Olivétan comprit qu’une porte s’ouvrait à l’Évangile, et sans perdre de temps les trois amis sortirent pour porter ces missives à leurs adresses. Olivétan donnait à Farel les renseignements dont il avait besoin et lui expliquait que si quelques-uns de ceux auxquels on l’adressait inclinaient du côté de l’Évangile, la plupart se contentaient de rejeter les superstitions romaines, et étaient simplement de bons patriotes.

Les huguenots ayant ouvert les lettres que Farel leur présentait, y virent que le porteur était Guillaume Farel, prédicateur de l’Évangile, et que leurs amis de Berne les invitaient à l’entendre prêcher. Ceci était une grande nouvelle. Aucun nom n’était plus connu que celui de Farel dans les contrées que baignent les lacs de Genève, de Morat, de Bienne et de Neuchâtel. Les huguenots, ravis de le voir, le considéraient attentivement et quelques-uns d’eux, réfléchissaient à cet événement inattendu, que des motifs et religieux et politiques, rendaient fort important à leurs yeux. Des amis de la Réformation leur avaient souvent dit que l’indépendance de Genève ne serait assurée que si à la domination de l’évêque et du pape succédait celle de l’Évangile. Or maintenant, l’Évangile heurtait à leur porte dans la personne de Farel. N’était-ce pas lui qui avait rempli de la parole évangélique, Aigle, Morat, Neuchâtel, Valengin, Orbe, Grandson ? Les hommes politiques espéraient qu’à sa voix puissante, la domination temporelle de l’Église tomberait et les fantômes du moyen-âge qui étouffaient encore la liberté, s’enfuiraient effrayés dans des cachettes lointaines. Les hommes religieux qui avaient goûté la parole d’Am Thun, d’Olivétan, de l’Évangile surtout, s’attendaient à ce que le grand prédicateur fît luire dans leur cœur la lumière du ciel. Tous se déclarèrent donc prêts à l’entendrey. Farel leur dit qu’il serait heureux de les recevoir dans son hôtellerie et les quitta.

y – Froment, Gestes de Genève, p. 3.

Le bruit de l’arrivée du réformateur se répandit en un moment dans toute la villez. « Allons l’entendre, disaient les huguenots ; c’est l’homme qu’on a surnommé le fouet des petits prêtresa. » Mais les bigots, les moines et les nonnes étaient pleins de dépit. « Un chétif malheureux prédicant, disait-on à Sainte-Claire, nommé maître Guillaume, natif de Gap en Dauphiné, vient d’arriver dans la ville. » Chacun se prépara au lendemainb.

z – « Percrebuit rumor de Farelli adventu. » (Spanheim, Geneva restituta, p. 43.)

a – « Sacrificulorum flagellum. » (Ibid.)

b – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 6. — Msc. de Choupard. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 1.

Le 3 octobre au matin, les plus notables d’entre les huguenots quittèrent leurs maisons, pour se rendre à la Tour-Perce. Ils y allaient à part l’un de l’autre, ou deux ou trois ensemble, avec une certaine crainte. On y vit entrer successivement, l’un des syndics de l’année, l’aimable et actif Ami Porral ; Baudichon de la Maisonneuve, qui avait affiché le grand pardon de Dieu, le syndic Robert Vandel et son frère Pierre, connaissances intimes de l’évêque ; Claude Roset, secrétaire d’État l’année suivante et père du chroniqueur ; le syndic Claude Savoie l’un des plus zélés défenseurs de l’indépendance ; Jean Chautemps, le patron d’Olivétan ; Dominique d’Arlod, plus tard syndic ; Étienne Dada, issu d’une illustre famille du Milanais (il s’appelait proprement d’Adda, de la ville de ce nom) ; Claude Salomon, l’ami des pauvres et des malades ; Claude Bernard ; Jean Goulaz, qui avait arraché du pilier de la cathédrale l’affiche du jubilé romain ; Jean Sourd ; Claude de Genève ; enfin cet énergique Ami Perrin, qui plusieurs fois syndic, capitaine général, ambassadeur de la république à Paris, montra d’abord beaucoup de zèle pour la Réformation, mais plus tard s’attira de graves reprochesc. Ces citoyens qui étaient l’élite de Genève et plusieurs autres bourgeois moins distingués, arrivaient tous au logis du réformateur. L’hôte de la Tour-Perce les introduisit dans une de ses chambres retirées, où ils trouvèrent Farel et Saunier. La conversation s’engagea.

c – Froment, Gestes de Genève, p. 4. — Galiffe, Notices généalogiques, etc.

Les deux évangélistes étaient pleins d’estime pour des hommes qui luttaient avec tant de courage pour l’indépendance et la liberté, contre de puissants ennemis. Ils ne tardèrent pourtant pas à reconnaître que si, sous le point de vue politique, ils avaient les sentiments les plus élevés, il se trouvait en eux de grandes lacunes sous le point de vue religieux. Ces huguenots ne voulaient ni du pape, ni des prêtres ; mais c’était à cause de la tyrannie de l’un et de la conduite licencieuse des autresd. Du reste, quanta la vraie doctrine de l’Évangile et à la nécessité d’une transformation morale pour eux-mêmes, ils ne s’en étaient pas occupés. Il y avait ainsi un grand vide dans leur système religieux. Pour qu’ils devinssent de bons protestants et des hommes moralement forts, amis à la fois de l’ordre et de la liberté, il fallait que cette lacune fût comblée. Ils le sentaient eux-mêmes, et déclarèrent à Farel qu’ils ne demandaient qu’à être instruits. L’hôte apporta pour eux quelques bancs et quelques escabeaux. Farel, ayant Saunier près de lui, se plaça devant une petite table ; il y posa la sainte Écriture, et commença à parler la Parole de Dieu. Un auditoire aussi choisi, une occasion aussi importante d’annoncer l’Évangile, ne s’étaient peut-être jamais offerts au réformateur. Il avait devant lui les premiers champions des libertés modernes. Ces hommes avaient reconnu les erreurs dans l’État ; il fallait leur montrer les erreurs dans l’Église ; ils devaient comprendre que si l’homme doit rejeter le despotisme dans les choses terrestres, il est plus légitime encore de le rejeter dans les choses du ciel.

d – Cives multi non inviti, etsi nonnullos, non tam pietatis cura, quam romanæ tyrannidis odium movebat. » (Msc. de Bénédict Turretini, intitulé : Initium et progressif Reformations guæ facta est Genevæ.) — Biblioth. de Berne, msc. Hist. helv., V, p. 125.

Farel entreprit de le faire ; il montra aux huguenots par les Écritures « qu’ils avaient été abusés jusqu’à présent par leurs prêtres ; que ceux-ci les amusaient avec des niaiseries qui n’avaient rien de solide, que même ces affronteurs les alléchaient, s’ils en sentaient le besoin, par flatteries et lâchaient la bride à leurs convoitises. » Il ajouta que ce ne seraient ni les conciles, ni les papes, qui leur feraient connaître les doctrines de Christ, mais la sainte Écriture seule, et les pressa d’abandonner des erreurs et des abus, dont il leur fit sentir avec force les dangers et le ridicule. Les huguenots écoutaient attentivement Farel. « Ils n’avaient pas grands sentiments ni connaissance, ni crainte de Dieu ; mais ils aspiraient déjà à la religion qu’on avait prise à Berne, » dit un manuscrit du dix-septième siècle, « et Dieu voyant son peuple genevois croupir dans la sécurité, et voulant par un effet de sa miséricorde lui accorder les divines douceurs de sa clémence, animait le courage de ses fidèles serviteurs Farel et Sauniere. » Le mouvement si simple, en vertu duquel Farel, laissant toutes les traditions patristiques, synodales, scolastiques et papales, se tournait avec respect vers la source même et puisait dans la Parole de Dieu la foi qu’il annonçait ; frappait surtout ses auditeurs. Ils se levèrent, remercièrent, sortirent, et se dirent en se retirant qu’il semblait juste de substituer la sainte Écriture aux enseignements du pape. C’était le principe d’une immense transformation. La Réformation avait fait son premier pas dans Genève, quand les placards sur le grand pardon de Dieu avaient été affichés ; elle faisait alors le secondf.

eHist. de la Réf. de Genève, msc de Badollet, régent du collège de Genève au dix-septième siècle. — Biblioth. de Berne, Hist. helv., V, p. 125.

f – Froment, Gestes de Genève, p. 5. — Msc. de Gautier. — Spon, I, p. 467. — Msc. de Roset et de Choupard.

« Le bruit fut grand dans la ville, » dit Froment. Quelques auditeurs, de retour dans leurs familles et au milieu de leurs amis, les étonnèrent en leur disant que désormais leur maître ne serait ni M. La Baume, ni M. Médicis, ni même M. Saint-Pierre, « mais le Seigneur Jésus-Christ seul. » L’étonnement fut bien plus grand au sein des corps politiques et ecclésiastiques. Ils n’avaient eu à faire jusqu’à présent qu’avec les héros de l’émancipation libérale ; maintenant ils se trouvaient en présence des champions de la Réformation religieuse. « Cette chose étant venue à notice au conseil, aux chanoines et prêtres de la ville, ils furent soudainement tous émus et troublésg. » Les moines étaient dans la stupeur, ou dans une grande colère, et les nonnes de Sainte-Claire étaient tout effrayées de « ce chétif prédicant, qui commençait à prêcher en son logis, en une chambre, secrètement, cherchant à les infecter de son hérésieh. » Les uns et les autres prévoyaient que ce fait aurait des conséquences innombrables et fatales.

g – Froment, Gestes de Genève, p. 3.

h – La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 46.

Il y eut bientôt une seconde réunion. Plusieurs de ceux qui n’avaient pas été à la première, voulurent être de celle-ci ; et de la Cité, du Molard, du pont du Rhône, plusieurs citoyens se dirigeaient vers la Tour-Perce. Il n’y eut point de femmes, comme déjà la première fois ; mais les hommes remplirent toute la chambre, avides d’entendre les paroles de l’Évangile. Farel, qui précédemment avait parlé surtout de l’Écriture, entretint les huguenots de la vraie grâce. Il leur fit comprendre que ce n’est pas le pardon de l’Église, mais le pardon de Dieu qui sauve. Ces prélats et maîtres qui, enflés de titres magnifiques, recommandaient sans cesse les œuvres pies, construisaient selon lui le temple de Dieu, avec de la paille, du chaume, du foin, au lieu d’assembler les pierres vives dont parle l’Ecriture. Il s’écriait que les prêtres en parlant tant de pénitences, de vœux, de messes, de jeûnes, d’Ave, de macérations, de flagellations, d’indulgences, de pèlerinages, d’invocations de la Vierge et des saints, laissaient à peine à Jésus la centième partie de l’œuvre de la rédemption. Farel et Saunier répétaient avec force que le pardon est tout entier dans le Sauveur et non pas seulement en partie. « En quoi ceux qui les oyaient prenaient un grand plaisir. » Quelques-uns méditaient en s’en allant sur ce qu’ils avaient entendu ; et ce dialogue silencieux d’une âme qui parle avec son Dieu commençait çà et là dans les chambres tranquilles de quelques maisons. « Par ce moyen un bon nombre de Genevois reçurent la connaissance de l’Évangilei. » Quelques-uns même, entre autres Baudichon de la Maisonneuve et Claude Salomon, priaient instamment Farel de venir expliquer l’Écriture dans leurs propres demeures.

i – Msc. de Choupard.

Cette seconde assemblée augmenta fort l’alarme dans le camp catholique et l’émotion fut surtout grande parmi les femmes, qui étaient alors dans Genève le principal appui de la papauté. « Il n’y en a pas une seule, disait l’un des réformateurs, qui ait quelque envie de connaître la vérité, tant elles sont infectées de l’haleine, de la doctrine, de la vie et de la conversation de leurs prêtres. Il y a entre eux et elles une grande intimité ; les uns sont leurs frères, les autres leurs amis, leurs voisins, leurs compères… Je ne parle pas plus avant pour cette heure, ajoutait-il, afin de sauver l’honnêteté de nos damesj. » Les prêtres disaient à leurs paroissiennes, que si l’on ne chassait pas ces mécréants, tout était perdu. Les dames genevoises conjurèrent donc leurs maris et leurs frères de chasser les hérétiques prédicants. Quelques bourgeois qui se souciaient fort peu eux-mêmes de la Réformation furent entraînés par leurs épouses et se rendant à la Tour-Perce, irrités et échauffés, ils demandèrent fermement à Farel et à Saunier de quitter Genève, s’ils ne voulaient pas qu’on les en mît dehors par force. « Si nous ne pouvons maintenir ce que nous disons, répondirent les réformateurs, nous nous offrons à la mortk. » Ayant Dieu même pour auteur de leur foi, ils se trouvaient en repos au milieu de toutes les tempêtesl.

j – Froment, Gestes de Genève, p. 4.

kIbid. — Msc. de Choupard.

l – Calvin.

Ainsi malgré les efforts des maris poussés par leurs femmes, et des femmes poussées par leurs prêtres, Farel restait. Il y eut alors une grande agitation dans Genève ; chanoines, curés, moines, vicaires, couraient çà et là, se parlaient les uns aux autres, « et tenant conseil par ensemble, ils se demandaient ce qu’ils feraient de ces gens-làm ! »

m – Msc. de Choupard.

Les magistrats, voyant l’émotion que l’arrivée de Farel et Saunier causait dans la ville les firent citer devant eux et se réunirent pour aviser sur ce qu’on leur dirait et leur ferait. Le conseil n’était décidé ni pour, ni contre la Réformation, et plusieurs de ses membres arrivaient à l’hôtel de ville, ne sachant trop ce qu’ils devaient faire. L’ancien syndic Balard, qui remplissait alors les fonctions de vidame, catholique zélé que Froment appelle — peut-être avec quelque exagération — le grand serviteur des prêtres, était pour la répression immédiate, et quelques-uns étaient prêts à voter avec lui. La majorité, composée d’hommes du juste milieu désirait ne pas déplaire aux chanoines et aux prêtres, mais craignait encore plus d’offenser Berne. Le premier syndic, Guillaume Hugues, frère de Besançon, était plutôt favorable aux réformateurs. Un petit nombre seulement, huguenots décidés, étaient convaincus que la nouvelle doctrine pouvait seule les débarrasser de toutes les tracasseries des évêques et des ducs. Farel et Saunier, amenés à l’hôtel de ville, furent introduits dans la salle du conseil. Au moment où ils entrèrent chacun considéra d’un œil curieux cet homme au regard vif et à la barbe rousse, qui des Alpes au Jura mettait en flammes tout le pays. L’un des magistrats les plus dévoués à l’Église, apostrophant durement Farel, lui dit : « C’est donc vous qui ne faites que troubler le monde, dont la langue souille en tout lieu le tumulte et qui trompettez partout la rébellion. Vous êtes un brouillon qui ne venez que pour exciter des discordes. Nous vous commandons de partir incontinent de cette ville. » Les regards irrités de quelques conseillers se portaient en même temps sur Farel, qui considéré comme le fléau des prêtres, était pour cette raison souverainement haï des bigotsn. » Le réformateur se contint et répondit : « Je ne suis point un séducteur ; je ne suis point une trompette de sédition ; j’annonce simplement e la véritéo. Je suis prêt à prouver par la Parole de Dieu que ma doctrine est vraie, et ajouta-t-il d’une voix plus émue, non seulement à sacrifier mon repos, mais à répandre pour elle jusqu’à la dernière goutte de mon sang. »

n – Ruchat, III, p. 177.

o – « Se non seditionis tubam, sed veritatis præconem esse. » (Spanheim, Geneva restituta, p. 43.)

La noble simplicité du réformateur toucha des membres du conseil et fournit aux huguenots des motifs suffisants de prendre sa défense. Les juges de Farel semblaient adoucis par sa modération. Alors, se rappelant que saint Paul, dans une situation semblable, avait invoqué le nom respecté de Rome impériale, l’évangéliste, résolut de suivre son exemple. « Très honorés seigneurs, dit-il, n’êtes-vous pas alliés et combourgeois de Berne ? Eh bien, Messieurs de Berne, qui ont à cœur d’avancer l’Évangile, m’ont donné des lettres, où ils rendent témoignage à mon innocence et à ma doctrine et vous prient de m’entendre prêcher paisiblement, vous assurant qu’en cela faisant vous leur ferez plaisir. » En même temps Farel exhibait la lettre de créance dont Leurs Excellences l’avaient muni. Les syndics prirent la lettre. « Si vous me condamnez sans m’entendre, reprit Farel, c’est un affront que vous faites à Dieu, à l’Évangile, et enfin, vous le voyez, à Messieurs de Berne. » Ce dernier point touchait fort les magistrats de Genève ; aussi, changeant de contenance, ils renvoyèrent Farel et Saunier avec douceur sans leur imposer aucune peine, en les priant seulement de ne pas troubler la tranquillité publique par des doctrines nouvelles. Les deux ministres quittèrent le conseilp.

p – Msc. de Choupard. — Spanheim, Geneva restituta, p. 43.

Pendant ce temps se tenait un conseil épiscopal. Des juristes, des chanoines et les principaux prêtres assemblés dans la maison du grand vicaire, monseigneur de Gingins, abbé de Bonmont, délibéraient sur ce qu’il y avait à faire. Cette Réformation et ces réformateurs, dont on parlait tant depuis quinze années, étaient enfin là, dans Genève. Le rocher, si longtemps suspendu sur leur tète, s’était enfin détaché de la montagne, et menaçait de tout détruire. Que faire ? Le tumulte était encore plus grand dans la cité que dans la maison du grand vicaire. Une foule attirée par la citation de Farel et Saunier devant le conseil, « était de çà et de là parmi les rues, » et des prêtres parcouraient la ville, « armés dessous leurs robesq. » Les réformateurs eurent quelque peine à regagner leur logis.

q – Froment, Gestes de Genève, p. 4.

Le conseil épiscopal continuait. Monseigneur de Bonmont, sincèrement catholique, mais modéré et libéral, était mal à son aise. Voyant autour de lui des figures irritées et des yeux enflammés, il représenta qu’il fallait procéder sagement et selon la justice. Quelques-uns des assistants s’indignaient en eux-mêmes ; à leurs yeux, la modération de Gingins était une insigne trahison. Il fallait selon eux poursuivre immédiatement, non seulement les prédicants étrangers, mais encore « tous ceux qui les retirant en leur maison (de la Maisonneuve par exemple), pour parler de l’Évangile, voulaient vivre autrement que leurs prédécesseurs, pasteurs et évêques, ne les avaient instruits. » Le révérendissime vicaire représenta qu’on ne condamnait personne sans l’entendre, qu’il fallait faire paraître ces étrangers, leur demander d’exposer leur doctrine, et qu’alors on les jugerait avec connaissance de cause. Ceci effraya fort le conseil et Dom Etienne Piard, procureur du chapitre, fronçant le sourcilr s’écria : « Si l’on dispute, tout notre ministère est perdu ! » Si disputetur totum ministerium nostrum destrueturs. Il représenta que discuter les questions théologiques, c’est méconnaître l’autorité de l’Église ; qu’il faut croire, parce que Rome a parlé ; que ces gens avec leur Bible, étaient des esprits subtils et des adversaires dangereux… que l’autorité du chapitre serait renversée, s’il souffrait qu’on la discutât. »

r – « Supercilio adducto. » (Spanheim, Geneva restituta, p. 44.)

s – Froment, Gestes de Genève, p. 5. Il y a ici une variante : Froment et Choupard disent ministerium ; Roset et Spanheim disent mysterium ; la première version me paraît la meilleure.

Dom Étienne jouissait d’une certaine autorité ; l’assemblée allait se refuser à entendre Farel, quand quelques-uns de ses membres s’y opposèrent ; c’étaient précisément les plus connus par leur zèle fanatique. Non seulement au seizième siècle, les jurisconsultes regardaient comme leur devoir de condamner un hérétique à mort, mais encore des dévots, prêtres ou laïques, s’imaginaient en les tuant faire une action agréable à Dieu. Il paraît que ceux-ci s’étaient décidés à cette œuvre méritoire. « Ayant délibéré de tuer Farel et son compagnon, dit un manuscrit, ils trouvaient que le meilleur moyen de les faire venir était de leur donner à entendre qu’on voulait disputer avec eux. » La pieuse sœur Jeanne de Jussie confirme ce complott. Les conspirateurs obtinrent qu’on citât Farel. Il ne devait pas ressortir de la maison du vicaire général ; mais pour cela, il était nécessaire qu’il y entrât. Machard, secrétaire de l’évêque, fut député pour sommer Farel et Saunier (auxquels on joignit Olivétan), « de se rétracter publiquement ou d’exposer devant le conseil épiscopal ce qu’Us avaient prêché dans leur hôtellerie. »

t – Msc. de Choupard. — La sœur J. de Jussie, le Levain du Calvinisme, p. 47.

Il transpira bientôt quelque chose du dessein des ecclésiastiques les plus fanatiques ; et des huguenots, membres du petit conseil alors réuni à l’hôtel de ville, représentèrent à leurs collègues que les prêtres n’avaient d’autre but que de faire tomber les ministres daus un guet-apens. En conséquence, les deux principaux magistrats, Hugues et Balard, se rendirent eux-mêmes à la Tour-Perce avec Machard, pour donner toute garantie à Farel et à ses amis. Quelques-uns soupçonnaient Balard de vouloir aussi faire un mauvais parti à Farel et à Saunier. « Il n’y a chose plus contraire à Genève, que division, disait-il ; je voudrais que ceux-là fussent ôtés du milieu de vous qui vous troublent. » Mais il n’était ni un lâche, ni un traître ; il était décidé à renvoyer de Genève les réformateurs, mais à protéger leur vieu. Étant arrivé à la Tour-Perce, le secrétaire de l’évêque annonça aux évangélistes que le conseil épiscopal les invitait à rétracter les doctrines qu’ils avaient enseignées ; Balard et Hugues, par leur présence, donnaient du poids à cette requête. Farel répondit : « Nous les confirmons de plus fort et nous nous offrons derechef à la mort, si nous ne parvenons à les maintenir par les saintes Écritures. — Dans ce cas, reprit Machard, venez devant le conseil épiscopal, soutenir ce que vous avez dit et disputer contre les prêtres. » Les deux magistrats prirent alors la parole : « On ne vous fera aucun mal, dirent le premier syndic et le vidôme, nous y engageons notre foi. » Farel et Saunier, fort contents de cette occasion d’annoncer l’Évangile, partirent, et Olivétan les accompagna. Ils étaient calmes et joyeux, ne se doutant pas sans doute de ce qui les attendait, mais prêts cependant à donner leur vie.

uMémoires d’Archéologie de la Société d’Histoire de Genève, X, p. 108.

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