Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 17
La reine Catherine descend du trône, et la reine Anne y monte

(Novembre 1532 à juillet 1533)

6.17

Voyage périlleux du pape – Ses efforts pour le divorce – Le mariage du roi avec Anne s’ébruite – La France et l’Angleterre se séparent – Bref menaçant – Le pape étouffe – Le parlement émancipe l’Angleterre – Lettre de Cranmer au roi – Correction demandée par le roi – Le roi s’exprime clairement – La cour ecclésiastique se forme – Fermeté de Catherine – Son mariage est annulé – La reine Anne présentée au peuple – La reine traverse la cité – Les sentiments de la nouvelle reine – Catherine et Anne – Menaces du pape et du roi

Cranmer était sur le trône archiépiscopal ; si Anne Boleyn s’asseyait maintenant sur le trône royal, seule à côté de Henri VIII, tout était perdu aux yeux du pape. Clément VII revint encore une fois à son idée favorite, à la bigamie, déjà conseillée par lui en 1528 et en 1530. Cette idée ne pouvait, il est vrai, être accueillie ni par Henri VIII, ni par Charles-Quint, mais elle n’en était que meilleure aux yeux du pontife ; il aurait ainsi l’air de donner les mains aux projets du roi, sans courir le moindre risque de les voir se réaliser. Plutôt que de faire ce que Sa Majesté demande, dit-il à l’un des envoyés anglais, je préfère lui accorder la dispense nécessaire pour avoir deux femmes ; ce sera moins scandaleuxk. »

k – Multo minus scandalosum fuisset, dispensare cum Majestate vestra, super duabus uxoribus… » (Roll’s House, msc.)

Cette ténacité avec laquelle le pape conseillait toujours de nouveau à Henri VIII le crime de bigamie, n’a pourtant pas empêché les docteurs les plus illustres de la catholicité de s’écrier que d’avoir deux femmes à la fois est un mystère d’iniquité, dont il n’y avait point d’exemple dans la chrétientél. » Singulière assertion, après qu’un cardinal d’abord, et ensuite un pape, ont provoqué, à plusieurs reprises, ce qu’on appelle un mystère d’iniquité. Le roi se refusa une troisième fois à un remède qui était pire que le mal.

l – Bossuet, Histoire des Variations, liv. VI.

Le pape voulait empêcher à tout prix que Rome ne perdît l’Angleterre ; se tournant d’un autre côté, il résolut de gagner Charles-Quint, et d’obtenir de lui qu’il ne s’opposât pas au divorce. Pour y parvenir, Clément se décida à entreprendre le voyage de Bologne dans la plus mauvaise saison de l’année. Il partit le 18 novembre avec six cardinaux, un certain nombre de gens, et mit vingt jours à se rendre dans cette ville par Pérouse. La plupart de ses officiers avaient tout fait, mais inutilement, pour le détourner de ce pénible voyage. La pluie tombait par torrents ; les rivières étaient grossies et infranchissables ; les chemins fangeux et rompus ; les mules succombaient à la fatigue l’une après l’autre ; les courriers qui ouvraient la marche sollicitaient le pape de faire la route à pied ; à la fin, le coursier favori de Sa Sainteté se cassa la jambe. N’importe ; il fallait s’opposer à la Réforme d’Angleterre ; le pauvre pontife, déjà malade, n’avait pas d’autre idée. Mais les désagréments du voyage redoublaient ; souvent le pape, arrivant dans des auberges où il n’y avait pas de lit, était obligé de coucher sur la paillem. Enfin, le 7 décembre, il atteignit Bologne ; mais dans un tel état, que, malgré tout son amour des cérémonies, il y entra à la dérobée.

m – « Compelled to lie in the straw. » (State papers, VII, p. 394.)

Un nouveau contre-temps l’attendait. Le cardinal d’Ancône, le plus influent des membres du sacré collège, sur lequel Clément comptait pour gagner l’Empereur qui le respectait fort, mourut. Ceci ne ralentit point le zèle du pontife. « Je suis entièrement décidé à complaire au roi dans cette grande affairen, » disait-il aux envoyés de Henri VIII ; et il ajoutait : « que, pour avoir une concorde universelle entre tous les princes de la chrétienté, il donnerait un joint de sa maino ! » En effet, Clément se mit à l’œuvre, et il alla jusqu’à dire à Charles-Quint, que, selon les théologiens, le pape n’avait pas le droit d’accorder dispense quand il s’agissait d’un mariage entre frère et sœur ; mais Charles-Quint était inébranlable. Le pape proposa alors une trêve de trois ou quatre ans entre Henri, François et Charles, pendant laquelle il convoquerait un concile général auquel il remettrait toute l’affaire. François Ier fit dire à Henri VIII que tout cela n’était que dissimulationp.

n – « Utterly resolve to do pleasure to your Hyghness. » (Benet à Henri VIII, State papers, p. 397, 401.)

o – « He would it had cost him a joynte of his hand. » (State papers, VII, p. 402.)

p – « Your Grace should give no credence therunto, for it is but dissimulation. » (Ibid., p. 422.)

Le roi, persuadé que le pape se jouait de lui, n’hésita plus à suivre la voie que lui semblaient réclamer les intérêts de son peuple et son propre bonheur. Il décida qu’Anne Boleyn serait son épouse et de plus reine d’Angleterre. Ce fut alors que, selon la seconde hypothèse, le mariage eut lieu. Cranmer dit dans une lettre écrite le 17 juin 1533, que ce ne fut point lui qui le bénit, que même il ne l’apprit que quinze jours plus tard, mais qu’il fut célébré environ vers la fête de saint Paulq (25 janvier 1533). Faut-il admettre cette date ou celle (novembre 1532) que donnent Hall, Hollinshed, Burnet et d’autres ? Le langage de Cranmer n’est pas assez précis pour décider la question.

q – « She was married much about Saint Paul’s day last. » (Cranmer’s Remains, p. 246.)

Quelle qu’ait été l’époque du mariage — novembre ou janvier — il devint, au commencement de 1533, le sujet de toutes les conversations ; on n’en parlait pas encore publiquement, mais dans l’intimité, les uns l’attaquaient, les autres le défendaient. Si les membres du parti romain répandaient sur Anne des fables ridicules et d’outrageantes calomnies, les hommes du parti national répondaient que la pureté de sa vie, sa sobriété, sa chasteté, sa douceur, sa sagesse, son noble et haut parentage, ses bonnes manières, et ajoutait-on plus tard, son aptitude à donner un successeur à la couronne d’Angleterre, la rendaient digne de la faveur royaler. Peut-être allait-on trop loin dans les reproches comme dans les éloges.

r – « The purity of her life, her constant virginity… » (Burnet, Records, III, p. 64. — Voir aussi Wyatt, Memoirs of Anne Boleyn, p. 437.)

Cette importante démarche de Henri VIII fut accompagnée de sa part, d’une explosion de murmures contre Clément VII. « Le pape, disait-il, se fourvoye hors du chemin du Rédempteur, qui s’était subordonné dans ce monde aux puissances. Quoi ! un prince devrait se soumettre à l’arrogance d’une créature mondaine, que Dieu lui a assujettie ? Un roi s’humilierait devant celui sur lequel Dieu lui a donné la supériorité… Non, ce serait pervertir l’ordre que Dieu a constitué. » C’est ce que Henri représenta à François Ier par le comte de Rochefords. Ces paroles ne touchèrent pas le roi de France ; l’Empereur lui faisait alors plusieurs concessions et les évangéliques de Paris l’ennuyaient. Dès lors, l’entente cordiale entre les deux monarques cessa peu à peu. L’Angleterre porta toujours plus ses regards du côté de l’Évangile et la France du côté de Rome. Deux femmes marquent ces deux mouvements contraires. Au moment où Anne Boleyn allait régner dans les palais de Whitehall et de Windsor, Catherine de Médicis arrivait dans ceux de Saint-Germain et de Fontainebleau. On va voir se dessiner toujours plus hardiment le contraste étonnant que présentent les destinées de ces deux grands royaumes : l’Angleterre marche vers la liberté et la France vers les dragonnades. Bientôt le divorce entre Rome et Whitehall éclata. Un bref de Clément VII affiché aux portes des églises des Flandres, dans les États même de l’ennemi du roi et aussi près que possible de l’Angleterre, attirait, au mois de février, un grand nombre de lecteurst. « Que ferons-nous ? disait le pontife au roi, négligerons-nous le salut de votre âme ? Nous vous exhortons, mon fils, sous peine d’excommunication, de rétablir la reine Catherine dans les honneurs royaux qui lui sont dus, de cohabiter avec elle, de cesser d’habiter publiquement avec Anne ; et cela dans l’espace d’un mois, à dater du jour où cette lettre vous sera présentée. En cas contraire, nous déclarons que, ce terme écoulé, vous et la dite Anne serez frappés de la peine d’excommunication, et tous les chrétiens devront éviter des rapports publics avec vousu. » Il paraît que ce document, demandé par les Impériaux, avait été affiché par eux dans les Flandres à l’insu du papev.

s – C’est en français que ces instructions de Henri VIII à lord Rochefort sont écrites, probablement pour qu’elles pussent être communiquées à François Ier. (State papers, VII, p. 429 à 431.)

tState papers, VII, p 421. Une noie dit de ce document not found (n’a pas été retrouvé). C’est évidemment le bref donné par Le Grand, Preuves du Divorce, p. 358.

u – « Te et ipsam Annam, excommunicationis pœna, innodatos declaramus. » (Le Grand, Preuves du Divorce, p. 567.)

v – « Granted by the pope at the suits of the imperials. » (State papers, VII, p. 454.)

Une copie en fut aussitôt expédiée au roi par ses agents. Henri en fut étonné, agité, mais il finit par croire que cette pièce avait été fabriquée par ses adversairesw. Comment imaginer que le pape, au moment où il donnait au roi des témoignages particuliers de son affectionx, l’aurait (même conditionnellement) frappé d’anathème et isolé au milieu de son peuple… Henri envoya à Benet, son délégué à Rome, une copie du factum, et lui demanda de s’informer habilement s’il procédait vraiment du pape.

w – « He can hardly believe to be true, rather to be counterfeited. » (Ibid., p. 421.)

x – « In derogation both of justice and the affection lately shewed by his holiness unto us. » (Ibid.)

Benct présenta le document à Clément comme un papier que lui envoyaient ses amis des Flandres. Celui-ci fut saisi, confus, dans la plus grande perplexitéy. Il se mit à le relire plus attentivement ; s’arrêta à certains passages, et sembla sur le point de suffoquer. Ayant achevé la lecture, il se récria fort et prétendit que cette copie différait de l’original. « Il y a surtout une erreur telle, que le pape en étouffe chaque fois qu’on lui en parle, » écrivait Benet à Cromwell. Cette erreur consistait en ce que la reine Anne Boleyn avait été enlacée par lui dans la censure, sans avoir été nullement avertie, ce qui était contre tous les commandements de Dieu, remarquait-on. Aussi le docteur Benet reçut-il l’ordre de reproduire souvent cette faute dans ses entretiens avec le pontife ; et il ne manqua pas de le faire, au risque d’ôter le souffle à Clément. Dans cette heure qui lui faisait perdre l’Angleterre, le pape était plus inquiet d’avoir commis une faute de forme à l’égard d’Anne Boleyn, que d’avoir frappé d’interdit le monarque d’un puissant royaume. Au reste, nul doute qu’il eût lui-même dicté la phrase malencontreuse.

y – Ashamed and in great perplexity. » (State papers, VII, p.454.)

Benet et ses amis profitaient des angoisses du pontife et les augmentaient même ; ils communiquaient le bref aux dignitaires de l’Église qui entouraient Clément, et ceux-ci reconnaissaient que cet écrit offensait grandement Sa Majesté d’Angleterre et que le pape était beaucoup à blâmerz. » Benet envoya au roi les errata du pontife, mais c’était trop tard, le coup était porté. Henri indigné, allait procéder avec éclat aux actes que Rome menaçait de ses foudres.

z – « The pope much to blame. » (State papers, VII, p. 454.)

Tandis que le pape voulait et ne voulait pas, l’Angleterre poursuivait avec fermeté son émancipation. Le parlement s’étant réuni le 4 février, les discours les plus courageux s’y firent entendre : « Le peuple anglais, d’accord avec son roi, disaient d’éloquents orateurs, a le droit de décider souverainement toutes choses, soit temporelles soit spirituellesa ; certes les Anglais possèdent pour cela assez de lumières. Et pourtant, malgré les défenses émanées de tant de nos princes, nous voyons à tout moment des bulles arriver de Rome en Angleterre, pour régler testaments, mariages, divorces, tout au monde. Nous proposons que toutes ces matières soient jugées dorénavant uniquement par des cours nationales » La loi passa. Les appels, au lieu d’être adressés à Rome, devaient l’être en première instance à l’évêque, puis à l’archevêque, et, si le roi était lui-même intéressé dans la cause, à la chambre haute de la Convocation ecclésiastique.

aStatute against appeals. Statute 24, Henri VIII, c. 12 (Collyer’s Ch. History, II.)

Le roi profita aussitôt de cette loi pour demander à la Convocation si le pape pouvait permettre à un frère d’épouser la veuve de son frère. Il y eut dans la chambre haute du clergé, sur soixante-six présents et cent quatre-vingt dix-sept absents qui votèrent par procuration, seulement dix-neuf votes contraires au roib. L’opposition fut plus forte dans la chambre des presbyters ; toutefois, celle-ci se réunit à la chambre haute pour déclarer que le pape Jules II avait dépassé ses droits en donnant une dispense à Henri, et que ce mariage par conséquent était nul dès le commencement.

b – Wilkins, Concilia, M. Britanniæ, III, p. 756-759. — Rymer, Fœdera, VI, p. 179.

Il ne restait donc plus qu’à procéder au divorce. Le 11 avril, deux jours avant Pâques, Cranmer, en sa qualité d’archevêque, adressa au roi une lettre dans laquelle il lui exposait que, désirant remplir l’office d’un archevêque de Cantorbéry, conformément aux lois de Dieu et de la sainte Eglise, qui l’appelaient à redresser les griefs et soulager les infirmités du peuple, des sujets de Dieu et de Sa Majesté, dans les causes spirituelles, il réclamait pour cet office la faveur de Sa Majestéc. Cranmer ne déclinait point l’intervention royaled, mais il évitait de confondre les affaires spirituelles et les affaires temporelles.

c – According to the laws of God and holy church… in the spiritual causes… » (State papers, 1, p. 396)

d – « Your sufferance and grant. » (Ibid.)

Henri, qui attendait sans doute cette lettre avec impatience, s’alarma en lisant ces mots : conformément aux lois de Dieu et de la sainte Eglise. — Dieu, l’Eglise…, c’est bien. Mais le roi…, mais sa suprématie !… Le primat semble s’attribuer le droit d’agir de son propre mouvement, et, en réclamant la faveur du roi, ne faire qu’une simple démarche de courtoisie… L’Église d’Angleterre prétend-elle donc se mettre en lieu et place du pontife et laisser le roi de côté ?… Ce n’était pas là ce que Henri entendait. Fatigué des prétentions du pape de Rome permettrait-il à côté de lui un pape au petit pied ?… Il voulait être maître dans son royaume, maître de tout. Il fallait que cette lettre fût modifiée ; Henri le fit savoir à Cranmer.

Le soir ou le lendemain du jour où la lettre avait été écrite, il y avait grande fête à la cour, à l’honneur d’Anne Boleyn : « La reine Anne, dit Hall, se rendit ce soir-là en grande cérémonie, dans ses appartements, ouvertement comme reinee. » Ce fut probablement pendant cette fête, que le roi prenant à part le primat, lui demanda la suppression du malencontreux passage. L’idée, émise par un historien distingué, que Cranmer envoya les deux lettres à la fois à Henri VIII, afin qu’il eût à choisir celle des deux qu’il préférerait, me semble inadmissible. Cranmer, à ce qu’il paraît, se soumit en attendant des jours meilleurs ; de retour chez lui, il recopia sa lettre en omettant les mots que Henri lui avait signalés. Ne se contentant pas de demander la faveur du roi, il réclama sa licence, son autorisation. Il data sa nouvelle lettre du même jour, et l’envoya à son maître, qui en fut satisfaitf.

e – « Queen Anne that evening went in state to her closet openly as Queen. » (Hall.)

f – Les deux lettres se trouvent dans le State paper office ; elles sont de la main de Cranmer, et paraissent l’une et l’autre avoir été lues par le roi. Nous présentons sur ces deux lettres une hypothèse différente de celle de M. Froude. (Froude, Hist. I, p. 440 ; State papers, I, p. 390, 391.)

Ce n’était pas assez pour Henri VIII ; dans sa réponse à l’archevêque, il marqua plus fortement encore son intention de ne pas avoir, dans son royaume, un primat indépendant de la couronne. « Puisque vous êtes notre sujet, dit-il à Cranmer, il ne vous appartient pas, dans une cause qui nous a concerne, nous, votre souverain, d’exercer quelque partie de votre office, sans avoir obtenu de nous la licence de le faire… Nous donc, votre roi, qui ne reconnaissons aucun supérieur sur la terre, sauf Dieu seul, considérant que vous êtes au-dessous de nous par la vocation de Dieu, et le principal ministre de notre juridiction spirituelle, nous ne voulons pas vous refuser votre requêteg. »

gState papers, I, p. 392-393.

Ce langage était clair. Henri VIII ne réclamait pourtant pas l’autorité arbitraire à laquelle prétendait le pape ; les lois divines et humaines devaient être la règle suprême en Angleterre ; mais lui, le roi, en était le premier interprète. Cranmer devait se le tenir pour dit. « Comme prince chrétien, ajoutait Henri VIII, nous nous sommes toujours soumis à ces lois divines et nous nous y soumettrons toujoursh. » Le système ecclésiastique que Henri VIII établissait en Angleterre, en 1533, n’était pas l’Église libre dans l’État libre ; et il n’y a pas lieu de s’en étonner.

h – « To which laws, we, as a Christian king, have always heretofore and shall ever, most obediently submit ourself. » (Ibid.)

Cranmer, ayant la licence royale, se rendit au manoir de Mortloke, pour se préparer à l’acte qui depuis six années tenait l’Angleterre et le continent en suspens. Puis, prenant avec lui les évêques de Lincoln (Longland), de Winchester (Gardiner), et quelques jurisconsultes, il se rendit modestement et sans appareil, au prieuré de Dunstable, à cinq milles de Amthill, où se trouvait la reine Catherine. Il voulait éviter l’éclat d’un jugement fait à Londres.

La cour ecclésiastique s’étant dûment formée, cita Henri et Catherine à comparaître devant elle le 10 mai. Le roi se fit représenter par un fondé de pouvoir, mais la reine répondit : « Ma cause est devant le pape, je n’admets pas d’autre juge. » Une nouvelle citation fut immédiatement ordonnée pour le 12 mai ; et la reine n’ayant comparu ni en personne, ni par aucun de ses serviteurs, elle fut déclarée contumacei, et la cour procéda à l’instruction. Le roi était instruit chaque soir des actes de la journée, et il était souvent dans une vive anxiété. Un événement inattendu, une réclamation de Catherine, l’intervention subite du pape ou de l’empereur pouvait tout arrêter. Ses courtisans étaient à l’affût des nouvelles. Anne ne disait rien, mais son cœur battait fort, et l’ambitieux Cromwell, dont la fortune dépendait de la réussite de cette affaire, était quelquefois saisi d’épouvante. Cranmer s’appuyait sur les déclarations des Écritures et apportait à ce jugement beaucoup d’équité et de droiturej. « Je n’ai jamais fait volontairement aucune injure à aucun être vivant, » disait-il. Mais il savait que la reine avait de nombreux partisans ; ils la conjureraient peut-être de paraître devant ses juges ; alors il pourrait y avoir un grand bruit ; la grande voix du peuple se ferait entendrek … A cette pensée, l’archevêque avait peine à contenir son émotion. Il devait en effet s’attendre à une résistance inflexible de la part de la reine ; au milieu de toute l’agitation qui l’entourait, cette princesse était calme et résolue. Sa main avait saisi la robe du pape, et rien ne pouvait la porter à lâcher prise. « Je suis la femme légitime du roi, répétait-elle ; je suis la reine d’Angleterre. Ma fille est la fille de Sa Majesté. Je la place dans les mains de son père ! »

i – « Vere et manifeste contumacem. » (State papers, I, p. 394.)

j – « My lord of Canterbury handleth himself very uprightly. » (Ibid., p. 395.)

k – « A great bruit and voice of the people. » (Cranmer, Remains, p. 342.)

Le vendredi, 23 mai, le primat, suivi de toute la cour primatiale, se rendit dans l’église du prieuré de Saint-Pierre, à Dunstable, pour y prononcer la sentence définitive du divorce. Quelques personnes, attirées par la curiosité, s’y trouvèrent ; mais quoique Dunstable fut près d’Ampthill, tous les gens de Catherine se tinrent respectueusement éloignés de l’acte qui allait porter à leur maîtresse un coup douloureux. Le primat rappela d’abord les diverses décisions des universités, des conciles provinciaux et autres antécédents, puis il dit : « C’est pourquoi nous Thomas, archevêque primat et légat, ayant premièrement invoqué le nom de Jésus-Christ, et ayant Dieu seul devant nos yeux, nous prononçons que l’union entre le roi d’Angleterre et la veuve de son frère, ayant été contractée en opposition au droit divin, est nulle et sans valeur ; et nous déclarons qu’il n’est pas permis au très puissant prince Henri VIII et à la sérénissime dame Catherine de persévérer dans ce prétendu mariagel. » L’acte, rédigé avec grand soin par deux notaires, fut immédiatement porté au roi.

l – Non licere in codem prætenso matrimonio remanere. » (Wilkins, III, p. 759. – Rymer, VI, p. 182.)

Le divorce était prononcé ; Henri était libre. Il y eut chez plusieurs un sentiment d’effroi ; on croyait que l’Europe allait se liguer contre l’Angleterre. « Le pape va excommunier tous les Anglais, disait-on, et l’empereur va tous les détruire. » Mais, d’un autre côté, la majorité de la nation désirait en finir avec une affaire qui agitait les esprits depuis près de sept ans. Aussi l’Angleterre, sortie enfin d’un labyrinthe dont elle avait cru ne jamais trouver l’issue, commença-t-elle à respirer.

Le mariage de Catherine étant déclaré nul, il restait à reconnaître celui d’Anne. Le 28 mai, une cour archiépiscopale qui se tint à Lambeth, dans le palais du primat, déclara officiellement que Henri et Anne avaient été unis légitimement, et, dès lors, le roi ne pensa plus qu’à sceller son union par les pompes du couronnement. Il eut sans doute été préférable que la nouvelle reine s’assît modestement sur le trône ; mais des discours malveillants engageaient le roi à présenter son épouse à son peuple dans tout l’éclat de la royauté.

Le jeudi avant Pentecôte, à trois heures, une flotte magnifiquement équipée partait de Greenwich. Cinquante barques ornées de riches banderoles portaient les députés des divers corps de métiers de la cité de Londres, et la métropole dans la joie saluait une union qui semblait inaugurer un avenir de lumière et de foi ; c’était presque une fête religieuse. Sur la bannière des poissonniers on lisait : « Tout culte appartient à Dieu seul !, sur celle des drapiers : « Ma confiance est en Dieu seul ! » sur celle des épiciers, « Dieu fait grâce ! » sur celle des orfèvres, A Dieu seul soit toute gloire ! » La cité de Londres proclamait, au milieu d’une foule immense, les principes de la Réformation. La barque du lord maire précédait immédiatement le navire, tendu de drap d’or, où Anne était assise. Une musique mélodieuse accompagnait de ses accords les chants de jeunes vierges, assises dans des bosquets de roses rouges et de roses blanches, sur une petite montagne que portait une élégante embarcation. Cent barques richement ornées, où se trouvait la noblesse de l’Angleterre, terminaient cette procession magnifique, et un nombre infini de bateaux couvraient la Tamise. Au moment où Anne mit pied à terre devant la Tour, mille trompettes firent entendre un son éclatant et tous les canons de la forteresse firent une décharge telle qu’on n’en avait ouï de longtemps une semblablem. Henri que réjouissait le bruit de la poudre, attendait Anne à la porte, il l’embrassa, et la nouvelle reine entra en triomphe dans ces vastes bâtiments, d’où, trois ans plus tard, elle devait sortir par les ordres de ce même prince, pour monter, innocente victime, sur un cruel échafaud. Elle souriait avec grâce à tous ceux qui se trouvaient sur son passage ; et pourtant, saisie d’une émotion invincible, elle tremblait quelquefois, comme si à la place des riantes fleurs que ses pas, alors si légers, foulaient avec grâce, elle voyait s’ouvrir au-dessous d’elle un gouffre profond.

m – Such a peal of guns, as hath not been heard like, a great while be fore » (Cranmer’s Remains, p. 245.)

Le roi et la reine passèrent toute la journée du lendemain (vendredi) à la Tour. Le samedi, Anne se rendit de la Tour à Westminstern. Les rues étaient magnifiquement pavoisées et les maisons brillaient de velours et de draps d’or. Tous les ordres de l’État et de l’Église, les ambassadeurs de France et de Venise et les officiers de la cour ouvraient la marche. La reine, portée sur une magnifique litière de drap blanc parsemé d’or, avait la tête couronnée de pierres précieuses, et la tenait modestement inclinée. Le peuple, qui remplissait les rues, plein d’enthousiasme, semblait triompher encore plus qu’elle.

n – M. Froude dit que la reine Anne vint à la Tour le 19 mai ; qu’elle la quitta pour se rendre à Westminster, le 31 mai, en sorte qu’elle y passa onze jours. (History of England, I, p. 450, 51.) Cela nous semble peu probable, et surtout contraire au récit de Cranmer qui dit (Letters, p. 245) : « Her grace came to the Tower on Thursday at night… Friday all day, the king and queen tarried there… the next day which was Saturday (the knights) rid before the queen’s grace towards Westminster.… »

Le lendemain, jour de Pentecôte, Anne se rendit pour le couronnement à l’antique abbaye de Westminster, où les évêques et la cour avaient été invités à se rencontrer. Elle s’assit sur une riche estrade, puis elle en descendit et s’agenouilla devant le grand autel. Après la prière, elle se leva et l’archevêque mit sur sa tête la couronne de Saint-Édouard. Elle communia, se retira, et le comte de Wiltshire, son père, lui prit, ému et tremblant, la main droite… il était au comble du bonheur et pourtant inquiet. Hélas ! un caprice de celui qui plaçait sa fille sur le trône ne suffisait-il pas pour l’en précipiter ? Anne elle-même, au milieu de toutes ces pompes, plus grandes que celles que l’on avait vues auparavant, lors du couronnement des reines d’Angleterre, ne pouvait entièrement oublier la princesse dont elle prenait maintenant la place. Ne serait-elle pas rejetée à son tour ?… Il y avait dans cette pensée de quoi la faire frissonner.

Anne ne trouva pas dans l’union avec Henri le bonheur qu’elle avait rêvé, et l’on aperçut souvent dès lors un nuage sur ce front naguère toujours radieux. L’idole à qui cette jeune femme avait tout sacrifié, l’éclat du trône, ne satisfaisant pas ses désirs de bonheur, elle rentra en elle-même, et retrouva, une fois reine, cet attrait pour la doctrine évangélique qu’elle avait puisé dans la société de Marguerite de Valois, et qui, au milieu de ses poursuites ambitieuses, s’était presque éteint dans son âme. Elle comprit que pour ceux qui ont tout, comme pour ceux qui n’ont rien, il n’y a qu’un seul bien — Dieu lui-même. Elle ne se donna sans doute pas entièrement à lui, car ses meilleures impressions furent souvent passagères ; mais elle profita de son pouvoir pour venir en aide à ceux qu’elle savait être dévoués à l’Évangile. Elle demanda la grâce de John Lambert, qui était encore en prison, et ce fidèle confesseur de Jésus-Christ s’établit à Londres, où il se mit à enseigner aux enfants le latin et le grec, sans négliger pourtant la défense de la véritéo.

o – Lambert delivred… by the coming of queen Anne. » (Fox, Acts, V, p. 225.)

Deux femmes avaient attiré depuis quelque temps les regards de toute l’Angleterre, l’une qui montait sur le trône, l’autre qui en descendait. Il n’y a rien qui excite davantage la sympathie des âmes généreuses que le malheur et surtout l’innocence dans le malheur ; aussi le sort de Catherine fera-t-il toujours naître un vif intérêt, jusque dans les rangs du protestantisme même. Toutefois, il ne faut pas oublier que si la cause de Catherine était celle des temps anciens et de la papauté romaine, la cause d’Anne s’identifiait avec celle de ces lumières, de ces libertés, de cette vie nouvelle qui ont créé les temps modernes. Catherine mourut, il est vrai, disgraciée ; mais en paix, entourée de ses femmes, de ses officiers, de serviteurs fidèles ; tandis que la jeune Anne, séparée de ses amis, seule sur un échafaud, priant Dieu de bénir le prince qui la mettait à mort, eut la tête cruellement tranchée par le glaive du bourreau. S’il y eut d’un côté innocence et divorce, il y eut de l’autre innocence et martyre.

Le roi, qui avait fait connaître à Catherine, par lord Montjoie, la sentence archiépiscopale, fit communiquer officiellement son divorce et son mariage aux diverses têtes couronnées, et en particulier au roi de France, à l’Empereur et au pape. Celui-ci cassa, le 11 juillet, la sentence de l’archevêque de Cantorbéry, déclara illégitime le mariage du roi avec Anne Boleyn, les menaça l’un et l’autre d’excommunication, s’ils ne se séparaient pas avant la fin du mois de septembre. Henri, irrité, ordonna à ses docteurs de démontrer que cette bulle était sans valeur, rappela son ambassadeur, le duc de Norfolk, et dit que le moment était venu pour tous les monarques et tous les peuples chétiens de se soustraire au joug de l’évêque de Rome. « Le pape et ses cardinaux, écrivit-il à François, prétendront-ils soumettre à leurs ordres les rois, qui sont pourtant des hommes libres ? Sire, il faut que vous, moi, tous les princes de la chrétienté, nous unissions nos têtes pour la conservation de nos droits, de nos libertés et de nos privilèges ; il faut séparer du siège de Rome la plus grande partie du catholicismep. » Mais Henri avait des préjugés scolastiques qui le faisaient tomber dans les plus étonnantes contradictions. Tandis qu’il employait sa diplomatie à isoler le pape, il lui faisait encore la demande de prononcer la nullité de son mariage avec Catherineq. Ce n’est pas à la cour de ce prince qu’il faut chercher la vraie Réformation ; nous allons la trouver ailleurs.

p – « To the clear alienation of a great part of Christendom from that See. » (State papers, VII, p. 477.)

q – « That the matrimony was and is nought. » (Ibid., p. 498.)

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