Histoire de la Réformation du seizième siècle

5. La dispute de Leipzig

1519

5.1

Dangers de Luther – Dieu le sauve – Le pape envoie Miltitz – La rose d’or – Voyage du légat – Effroi des amis de Luther – Mort de Maximilien – Guerre dans l’Empire – Interrègne.– Miltitz chez Spalatin – Terreur de Tetzel – Entrevue entre Miltitz et Luther – Accord – Le baiser du nonce – Tetzel devant Miltitz – Lettre de Luther au pape – Nature de la Réformation – Travaux de Luther – Il est appelé à Trêves, puis renvoyé à la prochaine diète – Progrès de la Réforme en Allemagne – en Suisse – en Belgique – en France – en Angleterre – en Espagne – en Italie

Les dangers s’étaient accumulés autour de Luther et de la Réformation. L’appel du docteur de Wittemberg à un concile général était un nouvel attentat envers la puissance papale. Une bulle de Pie II avait prononcé la grande excommunication contre les empereurs mêmes qui oseraient se rendre coupables d’une telle révolte. Frédéric de Saxe, peu affermi encore dans la doctrine évangélique, était prêt à renvoyer Luther de ses Étatsn. Un nouveau message de Léon X aurait donc jeté le réformateur au milieu d’étrangers qui eussent craint de se compromettre en recevant un moine que Rome avait maudit. Et si même l’épée de quelque noble se fût élevée pour le défendre, ces simples chevaliers, méprisés des puissants princes de l’Allemagne, eussent dû bientôt succomber dans leur hasardeuse entreprise.

n – Lettre de l’électeur à son envoyé à Rome. (L. Opp. L XVII, p. 298.)

Mais au moment où tous les courtisans de Léon X le poussaient à des mesures de rigueur, et où un dernier coup eût fait tomber son adversaire en ses mains, ce pape changea subitement de conduite et entra dans des voies de conciliation et d’apparente douceuro. On peut dire sans doute qu’il se fit illusion sur les dispositions de l’électeur, et les crut plus favorables à Luther qu’elles ne l’étaient en réalité ; on peut admettre que la voix publique, l’esprit du siècle, ces puissances toutes nouvelles alors, lui parurent entourer le réformateur d’un inaccessible boulevard ; on peut supposer, comme l’a fait un de ses historiensp, qu’il suivit les mouvements de son jugement et de son cœur qui inclinait à la douceur et à la modération ; mais cette nouvelle manière d’agir de Rome, dans un tel moment, est si étrange, qu’il est impossible d’y méconnaître une plus haute et plus puissante main.

o – Rationem agendi prorsus oppositam inire statuit. (Cardinal Pallavicini, Hist. Concil. Trid. vol. I, p. 51.)

p – Vie de Léon X par Roscoe, vol. IV, p. 2.

Un noble saxon, chambellan du pape et chanoine de Mayence, de Trêves et de Meissen, se trouvait alors à la cour de Rome. Il avait su s’y faire valoir. Il s’était vanté d’être un peu parent des princes saxons, en sorte que les courtisans romains lui donnaient quelquefois le titre de duc de Saxe. En Italie, il étalait sottement sa noblesse germanique ; en Allemagne, il imitait gauchement les manières et l’élégance italiennes. Il aimait le vinq, et son séjour à la cour de Rome avait accru ce vice. Cependant les courtisans romains fondaient sur lui de grandes espérances. Son origine allemande, ses manières insinuantes, son habileté dans les affaires, tout leur faisait espérer que Charles de Miltitz (c’était son nom) réussirait à arrêter par sa prudence la puissante révolution qui menaçait d’ébranler le monde.

q – Nec ab usu immoderato vini abstinuit. (Pallavicini, Hist. Concil. Trid. 1, p. 69.)

Il importait de cacher le véritable objet de la mission du chambellan romain. On y réussit sans peine. Quatre ans auparavant, le pieux électeur avait fait demander au pape la rose d’or. Cette rose, la plus belle des fleurs, représentait le corps de Jésus-Christ ; elle était consacrée chaque année par le souverain pontife et offerte à l’un des premiers princes de l’Europe. On résolut de l’envoyer cette fois à l’électeur. Miltitz partit, chargé d’examiner l’état des affaires et de gagner Spalatin et Pfeffinger, conseillers de l’électeur. Il avait pour eux des lettres particulières. En cherchant à se concilier ainsi ceux qui entouraient le prince, Rome espérait devenir bientôt maîtresse de son redoutable adversaire.

Arrivé en Allemagne au mois de décembre 1518, le nouveau légat s’appliqua, sur sa route, à sonder l’opinion publique. A son grand étonnement, il remarqua partout où il s’arrêta, que la plupart des habitants étaient pour la Réformationr. On parlait de Luther avec enthousiasme. Pour une personne favorable au pape, il en trouvait trois favorables au réformateurs. Luther nous a conservé un trait de sa mission. « Que pensez-vous du siège de Rome ? » demandait souvent le légat à des hôtesses et à des servantes d’auberge. Un jour, l’une de ces pauvres femmes lui répondit naïvement : « Vraiment, nous ne savons si les sièges que vous avez à Rome sont de pierre ou de boist. »

r – Sciscitatus per viam Miltitius quanam esset in æstimatione Lutherus… sensit de eo cum admiratione homines loqui. (Pallavicini, Hist. Concil. Trid., « 1.1, p. 51.)

s – Ecce ubi unum pro papa stare inveni, tres pro te contra papam stabant. (L. Opp. Lat. in Præf.)

t – Quid dos scire possumus quales vos Romæ habeatis sellas, ligneasne an lapideas ? (Ibid.)

Le seul bruit de l’arrivée du nouveau légat remplit la cour de l’électeur, l’université, la ville de Wittemberg et toute la Saxe, de soupçons et de méfiance. « Grâce à Dieu, Martin respire encore », écrivait Mélanchthon effrayé.u On assurait que le chambellan romain avait reçu l’ordre de s’emparer de Luther par ruse ou par violence. On recommandait de tous côtés au docteur de se tenir en garde contre les embûches de Miltitz. « Il arrive, lui disait-on, pour se saisir de vous et vous livrer au pape. Des personnes dignes de foi ont vu les brefs dont il est porteur. » « J’attends la volonté de Dieu, » répondit Lutherv.

u – Martinus noster, Deo gratias, adhuc spirat (Corpus reformatorum edidit Bretschneider. I, 61.)

v – Expecto consilium Dei. (L. Epp. I, p. 191.)

En effet, Miltitz arrivait chargé de lettres adressées à l’électeur, à ses conseillers, aux évêques, et au bourgmestre de la ville de Wittemberg. Il était muni de soixante et dix brefs apostoliques. Si les flatteries et les faveurs de Rome atteignaient leur but, si Frédéric livrait Luther entre ses mains, ces soixante et dix brefs devaient, en quelque sorte, lui servir de passe-ports. Il voulait en produire et en afficher un dans chacune des villes qu’il aurait à traverser, et il espérait réussir ainsi à traîner sans opposition son prisonnier jusqu’à Romew.

w – Per singula oppida affigeret unum, et ita tutus me perduceret Romam. (L. Opp. Lat. in Præf.)

Le pape semblait avoir pris toutes ses mesures. Déjà, à la cour électorale, on ne savait plus quel parti prendre. On eût résisté à la violence ; mais qu’opposer au chef de la chrétienté, parlant avec tant de douceur et une si grande apparence de raison ? Ne serait-il pas à propos, disait-on, de cacher Luther quelque part, jusqu’à ce que l’orage fût passé ?… Un événement imprévu vint sortir Luther, l’électeur et la Réformation de celle situation difficile. L’aspect du monde changea tout à coup.

Le 12 janvier 1519, Maximilien, empereur d’Allemagne, mourut. Frédéric de Saxe, conformément à la constitution germanique, devint administrateur de l’Empire. Dès lors l’électeur ne craignit plus les projets des nonces. Des intérêts nouveaux vinrent agiter la cour de Rome, la forcèrent à user de ménagement dans ses négociations avec Frédéric, et arrêtèrent le coup que méditaient sans doute Miltitz et de Vio.

Le pape avait un vif désir d’éloigner Charles d’Autriche, déjà roi de Naples, du trône impérial. Il pensait qu’un roi, son voisin, était plus à craindre qu’un moine d’Allemagne. Désireux de s’assurer l’électeur, qui, en cette affaire, pouvait lui être d’un grand secours, il résolut de donner quelque relâche au moine, pour mieux s’opposer au roi ; mais l’un et l’autre firent des progrès malgré lui. Ainsi changea Léon X.

Une autre circonstance vint encore détourner l’orage, suspendu sur la Réformation. Des troubles politiques éclatèrent aussitôt après la mort de l’Empereur. Au sud de l’Empire, la confédération souabe voulait punir Ulrich de Wurtemberg, qui lui était devenu infidèle. Au nord, l’évêque de Hildesheim se jetait, les armes à la main, sur l’évêché de Minden et sur les terres du duc de Brunswick. Comment, au milieu de ces agitations, les grands du siècle auraient-ils pu attacher quelque importance à une dispute sur la rémission des péchés ? Mais Dieu fit surtout servir aux progrès de la Réforme la réputation de sagesse de l’électeur, devenu vicaire de l’Empire, et la protection qu’il accordait aux nouveaux docteurs. « La tempête suspendit ses fureurs, dit Luther ; l’excommunication papale commença à tomber dans le mépris. A l’ombre du vicariat de l’électeur, l’Évangile se répandit au loin, et il en résulta un grand dommage pour le papismex. »

x – Tunc desiit paululum sævire tempestas… (L. Opp. Lat. in Præf.)

D’ailleurs, pendant un interrègne, les défenses les plus sévères perdaient naturellement de leur force. Tout devenait plus libre et plus facile. Le rayon de liberté qui vint luire sur ces commencements de la Réforme, développa puissamment cette plante encore délicate, et l’on put reconnaître dès lors combien la liberté politique serait favorable aux progrès du christianisme évangélique.

Miltitz, arrivé en Saxe déjà avant la mort de Maximilien, s’était empressé de se rendre auprès de son ancien ami Spalatin ; mais à peine avait-il commencé ses plaintes contre Luther, que le chapelain avait éclaté contre Tetzel. Il avait instruit le nonce des mensonges et des blasphèmes du vendeur d’indulgences, et lui avait déclaré que toute l’Allemagne attribuait au dominicain la division qui déchirait l’Église.

Miltitz avait été étonné. D’accusateur il était devenu accusé. Ce fut sur Tetzel que se porta alors toute sa colère. Il le somma de se rendre à Altenbourg pour se justifier devant lui.

Le dominicain, aussi lâche que fanfaron, craignant le peuple que ses fraudes avaient irrité, avait cessé de courir les villes et les campagnes, et se tenait caché à Leipzig, dans le collège de Saint-Paul. Il pâlit en recevant la lettre de Miltitz. Rome même l’abandonne ; elle le menace, elle le condamne ; elle veut le tirer du seul asile où il se croit en sûreté, et l’exposer à la colère de ses ennemis… Tetzel refusa de se rendre à l’invitation du nonce.

« Certes, écrivit-il à Miltitz le 31 décembre 1518, je ne regretterais pas la peine du voyage si je pouvais sortir de Leipzig sans péril pour ma vie ; mais l’augustin Martin Luther a tellement ému et soulevé les hommes puissants contre moi, que je ne suis en sûreté nulle part. Un grand nombre de partisans de Luther ont juré ma mort. Je ne puis donc me rendre vers vousy. » Il y avait un contraste frappant entre ces deux hommes, que renfermaient alors le collège de Saint-Paul à Leipzig et le cloître des Augustins à Wittemberg. Le serviteur de Dieu montrait un courage intrépide en présence du danger, le serviteur des hommes une méprisable lâcheté.

y – Löscher, II, 567.

Miltitz avait ordre d’employer d’abord les armes de la persuasion ; et ce n’était que si cette voie ne réussissait pas, qu’il devait produire ses soixante et dix brefs, et faire en même temps usage de toutes les faveurs romaines pour porter l’électeur à réprimer Luther. Il témoigna donc le désir d’avoir une entrevue avec le réformateur. Leur ami commun, Spalatin, offrit sa maison pour cet usage, et Luther quitta Wittemberg le 2 ou le 3 janvier, pour se rendre à Altenbourg.

Miltitz épuisa dans cette entrevue toutes les finesses d’un diplomate et d’un courtisan romain. A peine Luther fut-il arrivé, que le nonce s’approcha de lui avec de grandes démonstrations d’amitié. « Oh ! pensa Luther, comme sa violence s’est changée en douceur ! Ce nouveau Saul venait en Allemagne, armé de plus de soixante et dix brefs apostoliques, pour me conduire vivant et chargé de chaînes dans l’homicide Rome ; mais le Seigneur l’a renversé en cheminz. »

z – Sed per viam à Domino prostratus… mutavit violentiam in benevolentiam fallacissime simulatam. (L. Epp. I, p. 206.)

« Cher Martin, lui dit le chambellan du pape, d’une voix caressante, je croyais que vous étiez un vieux théologien, qui, assis tranquillement derrière son poële, avait des quintes théologiques ; mais je vois que vous êtes encore un jeune homme, et dans vos meilleures annéesa. Savez-vous, continua-t-il en prenant un ton plus grave, que vous avez enlevé le monde entier au pape, et que vous vous l’êtes attachéb ? » Miltitz n’ignorait pas que c’est en flattant l’orgueil des hommes qu’on réussit le mieux à les séduire ; mais il ne connaissait pas celui auquel il avait affaire. « Quand j’aurais une armée de vingt-cinq mille hommes, ajouta-t-il, je n’entreprendrais vraiment pas de vous enlever de ce pays et de vous conduire à Romec. » Rome, malgré sa puissance, se sentait faible devant un pauvre moine ; et le moine se sentait fort devant Rome. « Dieu arrête sur le rivage les flots de la mer, disait Luther, et il les arrête… avec du sabled. »

a – O Martine, ego credebam te esse senem aliquem theologum, qui post fornacem sedem… (L. Opp. Lat. in Præf.)

b – Quod orbem totum mihi conjunxerim et papæ abstraxerim. (L. Epp. I, p. 231.)

c – Si haberem 25 millia armalorum, non confiderem te posse a me Romam perduci. (L. Opp. Lai. in Præf.)

d – L. Opp. (W.) XXII

Le nonce, croyant avoir ainsi préparé l’esprit de son adversaire, poursuivit en ces termes : « Bandez vous-même la plaie que vous avez faite à l’Église, et que seul vous pouvez guérir. Gardez-vous, ajouta-t-il en laissant couler quelques larmes, gardez-vous d’exciter une tempête qui causerait la ruine de l’humanitée. » Puis il en vint peu à peu à insinuer qu’une rétractation pouvait seule réparer le mal ; mais il adoucit aussitôt ce que ce mot pouvait avoir de choquant, en donnant à entendre à Luther qu’il avait pour lui la plus haute estime, et en s’emportant contre Tetzel. Le filet était tendu d’une main habile : comment ne pas y être pris ? « Si l’archevêque de Mayence m’avait parlé ainsi dès le commencement, dit plus tard le réformateur, cette affaire n’aurait pas fait tant de bruitf. »

e – Profusis lacrymis ipsum oravit, ne tam perniciosam christiano generi tempestatem cieret. (Pallavicini, I, 52.)

f – Non evasisset res in tantum tumultum. (L. Opp. Lat. in Præf.)

Luther prit alors la parole, et exposa avec calme, mais avec dignité et avec force, les justes plaintes de L’Église ; il exprima toute son indignation contre l’archevêque de Mayence, et se plaignit noblement de la manière indigne dont Rome l’avait traité, malgré la pureté de ses intentions. Miltitz, qui ne s’était pas attendu à un langage aussi ferme, sut cependant maîtriser sa colère.

« Je vous offre, reprit Luther, de garder à l’avenir le silence sur ces matières et de laisser cette affaire mourir d’elle-mêmeg, pourvu que de leur côté mes adversaires se taisent ; mais si l’on continue à m’attaquer, bientôt d’une petite querelle naîtra un combat sérieux. Mes armes sont toutes prêtes — Je ferai plus encore, ajouta-t-il un instant après, j’écrirai à Sa Sainteté, pour reconnaître que j’ai été un peu trop violent, et pour lui déclarer que c’est comme un enfant fidèle de l’Église que j’ai combattu des prédications qui attiraient sur elle les moqueries et les injures du peuple ; je consens même à publier un écrit dans lequel j’inviterai tous ceux qui lisent mes livres à ne point y voir d’attaques contre l’Église romaine, et à lui demeurer soumis. Oui, je suis disposé à tout faire et à tout supporter ; mais quant à une rétractation, ne l’espérez jamais de moi. »

g – Und die Sache sich zu Tode bluten. (L. Epp. I, 207.)

Miltitz comprit, au ton décidé de Luther, que le plus sage était de paraître satisfait de ce que le réformateur voulait bien promettre. Il proposa seulement qu’on prit un archevêque pour arbitre de quelques points qu’il y aurait à débattre. « Soit, dit Luther ; mais je crains fort que le pape ne veuille pas accepter un juge ; dans ce cas, je n’accepterai pas non plus le jugement du pape, et alors la lutte recommencera. Le pape composera le texte, et moi j’en ferai le commentaire. »

Ainsi se termina la première entrevue de Luther et de Miltitz. Ils en eurent une seconde, dans laquelle la trêve ou plutôt la paix fut signée. Luther fit aussitôt part à l’électeur de ce qui s’était passé. Sérénissime prince et très-gracieux seigneur, lui écrivit-il, je m’empresse de faire connaître très humblement à Votre Altesse Électorale que Charles de Miltitz et moi sommes enfin tombés d’accord, et avons terminé l’affaire en arrêtant les deux articles suivants :

h – L. Epp. I. p. 209.

L’accord ainsi fait, Miltitz parut tout joyeux. « Depuis cent ans, s’écria-t-il, aucune affaire n’a causé plus de souci que celle-ci aux cardinaux et aux courtisans romains. Ils auraient donné dix mille ducats plutôt que de consentir à ce qu’elle durât plus longtempsi. »

i – Ab integro jam sæculo nullum negotium Ecclesiæ contigisse quod majorem illi sollicitudinem incussisset. (Pallavicini, tom. I, p. 52.)

Le chambellan du pape n’épargnait aucune démonstration auprès du moine de Wittemberg. Tantôt il témoignait de la joie, tantôt il versait des larmes. Cet étalage de sensibilité toucha peu le réformateur ; mais il se garda de faire connaître ce qu’il en pensait. « Je n’eus pas l’air de comprendre ce que signifiaient ces larmes de crocodilej, » dit-il. On prétend que le crocodile pleure quand il ne peut saisir sa proie.

j – Ego dissimulabam has crocodili lacrymas a me intelligi. (L. Epp. I, p. 216.)

Miltitz invita Luther à souper. Le docteur accepta. Son hôte mit de côté la roideur attribuée à sa charge, et Luther se laissa aller à la gaieté de son caractère. Le repas fut joyeuxk, et le moment de se séparer étant venu, le légat tendit les bras au docteur hérétique, et lui donna une bisel. « Baiser de Judas, pensa Luther. J’eus l’air, écrivit-il à Staupitz, de ne pas comprendre toutes ces manières italiennesm. »

k – Atque vesperi, me accepto, convivio lætati sumus. Ilbid., 231.)

l – Sic amice discessimus etiam cum osculo (Judæ scilicet). (Ib., 216.)

m – Has italitates. (lbid., 331.)

Ce baiser devait-il véritablement réconcilier entre elles Rome et la Réforme naissante ? Miltitz l’espérait, et il s’en réjouissait, car il voyait de plus près que les courtisans de Rome les terribles suites que la Réformation pouvait avoir pour la papauté. Si Luther et ses adversaires se taisent, se disait-il, la dispute sera finie, et Rome, en faisant naître des circonstances favorables, regagnera toute son ancienne influence. Il semblait donc qu’on fût bien près de la fin du débat. Rome avait tendu les bras, et le réformateur paraissait s’y être jeté ; mais cette œuvre était, non d’un homme, mais de Dieu. L’erreur de Rome a été de voir la querelle d’un moine, là où il y avait un réveil de l’Église. Les baisers d’un chambellan du pape ne pouvaient pas arrêter le renouvellement de la chrétienté.

Miltitz, fidèle à l’accord qu’il venait de conclure, se rendit d’Altenbourg à Leipzig, où se trouvait Tetzel. Il n’était pas besoin de lui fermer la bouche ; car, plutôt que de parler, il se fût caché, s’il l’eût pu, dans les entrailles de la terre ; mais le nonce voulait décharger sur lui sa colère. A peine arrivée Leipzig, Miltitz fit citer le malheureux Tetzel. Il l’accabla de reproches, l’accusa d’être l’auteur de tout le mal, et le menaça de l’indignation du papen. Ce n’était pas assez. L’agent de la maison Fugger, qui se trouvait alors à Leipzig, fut confronté avec lui. Miltitz présenta au dominicain les comptes de cette maison, les papiers qu’il avait lui-même signés, et lui prouva qu’il avait dépensé inutilement ou volé des sommes considérables… Le malheureux, que rien n’épouvantait au jour de ses triomphes, fut accablé sous ces justes accusations ; il tomba dans le désespoir ; sa santé s’altéra ; il ne savait plus où cacher sa honte. Luther apprit le misérable état de son ancien adversaire, et seul il en fut touché. « J’ai pitié de Tetzel, écrivait-il à Spalatino. Il ne s’en tint pas à ces paroles. Ce n’était pas l’homme qu’il avait haï, c’étaient ses mauvaises actions. Au moment où Rome l’accablait de sa colère, il lui écrivit une lettre pleine de consolations. Mais tout fut inutile. Tetzel, poursuivi par les remords de sa conscience, effrayé par les reproches de ses meilleurs amis, et redoutant la colère du pape, mourut misérablement quelque temps après. On crut que la douleur avait causé sa mortp.

n – Verbis minisque pontificiis ita fregit hominem, hactenus terribilem cunctis et impeterritum stentorem. (L. Opp. in Præf.)

o – Doleo Tetzelium… (L. Ep. I, p. 223.)

p – Sed conscientia indignitate Papæ forte occubuit. (L. Opp. in Præf.)

Luther, fidèle aux promesses qu’il avait faites à Miltitz, écrivit, le 3 mars, au pape la lettre suivante :

« Bienheureux père ! que Votre Béatitude daigne tourner ses oreilles paternelles, qui sont comme celles de Christ même, vers votre pauvre brebis, et écouter avec bonté son bêlement. Que ferai-je, très-saint père ? Je ne puis supporter l’éclat de votre colère, et je ne sais comment y échapper. On me demande de me rétracter. Je me hâterais de le faire, si cela pouvait conduire au but que l’on se propose. Mais les persécutions de mes adversaires ont répandu au loin mes écrits, et ils sont trop profondément gravés dans les cœurs, pour qu’il soit possible de les en retirer. Une rétractation ne ferait que déshonorer toujours plus l’Église de Rome, et placer sur les lèvres de tous un cri d’accusation contre elle. Très saint père ! je le déclare en présence de Dieu et de toutes ses créatures ; je n’ai jamais voulu et je ne veux point encore porter atteinte, par la force ou par la ruse, à la puissance de l’Église romaine, ni à celle de Votre Sainteté. Je reconnais que rien dans le ciel ni sur la terre ne doit être mis au-dessus de cette Église, si ce n’est Jésus-Christ, le Seigneur de tousq. »

q – Præter unum Jesum Christum Dominum omnium. (L. Epp. I, p. 234.)

Ces paroles pourraient paraître étranges, et même répréhensibles, dans la bouche de Luther, si l’on ne se rappelait qu’il vint à la lumière, non tout à coup, mais par une marche lente et progressive. Elles témoignent, ce qui est fort important, que la Réformation n’a pas été simplement une opposition à la papauté. Ce n’est pas la guerre faite à telle ou telle forme, ce n’est pas telle ou telle tendance négative qui l’ont accomplie. L’opposition au pape n’y fut qu’en seconde ligne. Une vie nouvelle, une doctrine positive en furent le principe générateur. « Jésus-Christ Seigneur de tous, et qui doit être préféré à tout », et à Rome elle-même, comme le dit Luther à la fin de sa lettre, voilà la cause essentielle de la révolution du xvie siècle.

Il est probable que, quelque temps auparavant, le pape n’eût pas laissé passer inaperçue une lettre où le moine de Wittemberg refusait nettement toute rétractation. Mais Maximilien était mort : on s’occupait du choix de son successeur, et la lettre de Luther fut négligée, au milieu des intrigues politiques qui agitaient alors la ville du pontife.

Le réformateur employait mieux son temps que son puissant adversaire. Tandis que Léon X, occupé des intérêts qu’il avait comme prince temporel, mettait tout en œuvre pour écarter du trône un voisin qu’il redoutait, Luther croissait chaque jour en connaissances et en foi. Il étudiait les décrets des papes ; et les découvertes qu’il faisait modifiaient beaucoup ses idées. « Je lis les décrets des pontifes, écrit-il à Spalatin, et (je te le dis à l’oreille) je ne sais si le pape est l’Antéchrist lui-même ou s’il est son apôtre, tellement Christ y est dénaturé et crucifiér. »

r – Nescio an Papa sit Antichristus ipse vel apostolus ejus. (L. Epp. I, p. 239.)

Cependant il estimait toujours l’ancienne Église de Rome, et ne pensait point à une séparation. « Que l’Église romaine, dit-il dans l’explication qu’il avait promis à Miltitz de publier, soit honorée de Dieu par-dessus toutes les autres, c’est ce dont on ne peut douter. Saint Pierre, saint Paul, quarante-six papes, plusieurs centaines de milliers de martyrs, ont répandu leur sang dans son sein et y ont vaincu l’enfer et le monde, en sorte que le regard de Dieu repose particulièrement sur elle. Quoique tout s’y trouve maintenant en un bien triste état, ce n’est pas un motif pour se séparer d’elle. Au contraire, plus les choses y vont mal, plus on doit lui demeurer attaché ; car ce n’est pas par la séparation qu’on la rendra meilleure. Il ne faut pas abandonner Dieu à cause du diable, et les enfants de Dieu qui se trouvent encore à Rome, à cause de la multitude des méchants. Il n’y a aucun péché, aucun mal, qui doive détruire la charité, ni rompre l’unité. Car la charité peut toute chose, et rien n’est difficile à l’unités. »

s – L. Opp. L..XVII, 224.

Ce ne fut pas Luther qui se sépara de Rome : ce fut Rome qui se sépara de Luther, et qui rejeta ainsi la foi antique de l’Église catholique dont il était alors le représentant. Ce ne fut pas Luther qui enleva à Rome son pouvoir, et qui fit descendre son évêque d’un trône usurpé ; les doctrines qu’il annonçait, la parole des apôtres que Dieu manifestait de nouveau dans l’Église universelle avec un grand pouvoir et une admirable pureté, purent seules prévaloir contre cette puissance, qui depuis des siècles asservissait l’Église.

Ces déclarations de Luther, publiées à la fin de février, ne satisfaisaient point encore Miltitz et de Vio. Ces deux vautours, ayant l’un et l’autre manqué leur proie, s’étaient retirés dans les murs antiques de Trêves. Là, secondés par le prince archevêque, ils espéraient atteindre ensemble le but que chacun d’eux avait manqué isolément. Les deux nonces comprenaient qu’il n’y avait plus rien à attendre de Frédéric, revêtu dans l’Empire du pouvoir suprême. Ils voyaient que Luther persistait à refuser toute rétractation. Le seul moyen de réussir était de soustraire le moine hérétique à la protection de l’électeur et de l’attirer près d’eux. Quand une fois le réformateur sera à Trêves, dans un État soumis à un prince de l’Église, il sera bien habile s’il en sort sans avoir pleinement satisfait aux exigences du souverain pontife. Ils se mettent aussitôt à l’œuvre. « Luther, dit Miltitz à l’électeur archevêque de Trêves, a accepté Votre Grâce comme arbitre. Appelez-le donc devant vous. » L’électeur de Trêves écrivit en conséquence, le 3 mai, à l’électeur de Saxe, pour le prier de lui envoyer Luther. De Vio, et ensuite Miltitz lui-même, écrivirent aussi à Frédéric, pour lui annoncer que la rose d’or était arrivée à Augsbourg chez les Fugger. C’était, pensaient-ils, le moment de frapper le coup décisif.

Mais les choses sont changées ; ni Frédéric, ni Luther ne se laissent ébranler. L’électeur a compris sa nouvelle position. Il ne craint plus le pape ; bien moins encore craint-il ses serviteurs. Le réformateur, voyant Miltitz et de Vio réunis, devine le sort qui l’attend s’il se rend à leur invitation. « Partout, dit-il, et de toute manière, on cherche ma viet. » D’ailleurs il a demandé que le pape se prononce, et le pape, tout occupé, de couronnes et d’intrigues, n’a point parlé. Luther écrivit à Miltitz : « Comment pourrais-je me mettre en route sans un ordre de Rome, au milieu des troubles dont l’Empire est agité ? Comment affronter tant de périls, et m’exposer à des dépenses si considérables, moi le plus pauvre des hommes ? »

t – Video ubique, undique, quocumque modo, animam meam quæri. (L. Opp. I, 274, 16 mai.)

L’électeur de Trêves, homme sage, modéré, ami de Frédéric, voulait ménager celui-ci. Il n’avait d’ailleurs aucune envie de se mêler de cette affaire, à moins d’y être positivement appelé. Il convint donc avec l’électeur de Saxe, qu’on en renverrait l’examen à la prochaine diète, et ce ne fut que deux ans plus tard, à Worms, qu’elle s’assembla.

Tandis qu’une main providentielle écartait l’un après l’autre tous les dangers qui menaçaient Luther, celui-ci s’avançait avec courage vers un but qu’il ignorait lui-même. Sa réputation grandissait ; la cause de la vérité se fortifiait ; le nombre des étudiants de Wittemberg augmentait, et parmi eux se trouvaient les jeunes hommes les plus distingués de l’Allemagne. « Notre ville, écrivait Luther, peut à peine recevoir tous ceux qui y arrivent » ; et dans une autre occasion : « Le nombre des étudiants augmente excessivement et comme une eau qui débordeu. »

u – Sicut aqua inundans. (L. Epp. I, p. 278 et 379.)

Mais déjà ce n’était plus en Allemagne seulement que la voix du réformateur se faisait entendre. Elle avait passé les frontières de l’Empire, et commençait à ébranler, parmi les divers peuples de la chrétienté, les fondements de la puissance romaine. Frobenius, fameux imprimeur de Bâle, avait publié la collection des œuvres de Luther. Elle se répandit avec rapidité. A Bâle, l’évêque lui-même applaudissait à Luther. Le cardinal de Sion, après avoir lu ses ouvrages, s’écria avec un peu d’ironie, en jouant sur son nom : « O Luther ! tu es un véritable Luther ! (un véritable purificateur, Lauterer).

Érasme se trouvait à Louvain quand les écrits de Luther parvinrent dans les Pays-Bas. Le prieur des Augustins d’Anvers, qui avait étudié à Wittemberg, et qui, d’après le témoignage d’Érasme, possédait le vrai christianisme primitif, d’autres Belges encore, les lurent avec avidité. Mais ceux qui ne cherchaient que leurs intérêts, dit le savant de Rotterdam, et qui nourrissaient le peuple de contes de vieilles femmes, firent éclater un sombre fanatisme. « Je ne saurais vous dire, écrit Érasme à Luther, les émotions, les agitations vraiment tragiques, auxquelles vos écrits ont donné lieuv. »

v – Nullo sermone consequi queam, quas tragædias hic excitarint lui libelli… (Erasm. Epp. VI, 4.)

Frobenius envoya six cents exemplaires de ces ouvrages en France et en Espagne. On les vendit publiquement à Paris. Les docteurs de la Sorbonne les lurent alors, à ce qu’il paraît, avec approbation. Il était temps, dirent plusieurs d’entre eux, que ceux qui s’occupent des saintes Lettres parlassent avec une telle liberté. En Angleterre, ces livres furent reçus avec plus d’empressement encore. Des négociants espagnols les firent traduire en leur langue, et envoyer d’Anvers dans leur patrie. « Certainement ces négociants étaient de sang more, » dit Pallaviciniw.

w – Maurorum stirpe prognatis. (Pallav. I, 91.).

Calvi, savant libraire de Pavie, porta en Italie un grand nombre d’exemplaires de ces livres, et les répandit dans toutes les villes transalpines. Ce n’était point l’amour du gain qui animait cet homme de lettres, mais le désir de contribuer au réveil de la piété. La force avec laquelle Luther soutenait la cause de Christ, le pénétrait de joie. « Tous les hommes savants de l’Italie, écrivait-il, se joindront à moi, et nous vous enverrons des vers composés par nos écrivains les plus distingués. »

Frobenius, en faisant parvenir à Luther un exemplaire de cette publication, lui raconta toutes ces réjouissantes nouvelles, et ajouta : « J’ai vendu tous les exemplaires, excepté dix, et je n’ai jamais fait une si bonne affaire. » D’autres lettres encore exprimaient à Luther la joie que causaient ses ouvrages. « Je me réjouis, dit-il, de ce que la vérité plaît si fort, bien qu’elle parle avec si peu de science et d’une manière si barbarex. »

x – In his id gaudeo, quod veritas tam barbare et indocte loquens, adeo placet. (L. Epp. I, p. 255.)

Tel fut le commencement du réveil dans les divers pays de l’Europe. Si l’on en excepte la Suisse, où la prédication de l’Évangile s’était déjà fait entendre, l’arrivée des écrits du docteur de Witlemberg forme partout la première page de l’histoire de la Réformation. Un imprimeur de Bâle répandit ces premiers germes de la vérité. Au moment où le pontife romain pense étouffer l’œuvre en Allemagne, elle commence en France, dans les Pays-Bas, en Italie, en Espagne, en Angleterre et en Suisse. Quand Rome abattrait le tronc primitif, qu’importe ?… les semences sont déjà partout répandues.

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