Histoire de la Réformation du seizième siècle

8.3

Amour de la guerre – Schinner – Pension du pape – Le labyrinthe – Zwingle en Italie – Principe de réforme – Zwingle et Luther – Zwingle et Érasme – Zwingle et les anciens – Paris et Glaris

Zwingle s’appliqua aussitôt avec zèle aux devoirs que lui imposait sa vaste paroisse. Cependant il n’avait que vingt-deux ans, et il se laissait souvent entraîner par la dissipation et par les idées relâchées de son siècle. Prêtre de Rome, il fut ce qu’étaient alors autour de lui les autres prêtres. Mais même en ces temps, où la doctrine évangélique n’avait point encore changé son cœur, Zwingle ne donna jamais de ces scandales qui affligeaient souvent l’Égliseα, et éprouva toujours le besoin de soumettre ses passions à la règle sainte de l’Évangile.

α – « Sic reverentia pudoris, imprimis autem officii divini, perpetuo cavit. » (Osw. Myconius, Vita Zwingli.)



Zwingli (1484-1531)

L’amour de la guerre enflammait alors les tranquilles vallées de Glaris. Il y avait là des familles de héros, les Tschudi, les Wala, les Æbli, dont le sang avait coulé sur les champs de bataille. Les vieux guerriers racontaient à une jeunesse avide de ces récits les guerres de Bourgogne et de Souabe, les combats de Saint-Jacques et de Ragaz. Mais ce n’était plus, hélas ! contre les ennemis de leur liberté que ces bergers belliqueux prenaient les armes. On les voyait, à la voix des rois de France, des empereurs, des ducs de Milan, ou du Saint-Père lui-même, descendre des Alpes comme une avalanche, et se heurter avec un bruit de tonnerre contre les troupes rangées de la plaine.

Un pauvre garçon nommé Matthieu Schinner, qui suivait l’école de Sion en Valais (c’était vers le milieu de la seconde moitié du quinzième siècle), chantant un jour devant les maisons, comme le fit un peu plus tard le jeune Martin Luther, s’entendit appeler par un vieillard. Celui-ci, frappé de la liberté avec laquelle l’enfant répondait à ses questions, lui dit avec cet accent prophétique que l’homme, dit-on, trouve quelquefois près de la tombe : « Tu seras évêque et princen. » Cette parole saisit le jeune mendiant, et dès ce moment une ambition démesurée s’empara de son cœur. A Zurich, à Corne, il fit des progrès qui étonnèrent ses maîtres. Il devint curé d’une petite paroisse du Valais, s’éleva rapidement ; et, envoyé plus tard à Rome pour demander au pape la confirmation d’un évêque de Sion qu’on venait d’élire, il obtint pour lui-même cet évêché et ceignit la mître épiscopale. Cet homme ambitieux et rusé, souvent noble et généreux, ne regarda jamais une dignité que comme un degré destiné à le faire parvenir à une autre dignité plus élevée encore. Ayant fait offrir ses services à Louis XII, en en fixant le prix : « C’est trop pour un homme, » dit le roi. « Je lui montrerai, répondit l’évêque de Sion, irrité, que je suis un homme qui en vaut plusieurs. » En effet, il se tourna vers le pape Jules II, qui l’accueillit avec joie ; et Schinner parvint, en 1510, à lier la confédération suisse tout entière à la politique de cet ambitieux pontife. L’évêque, ayant reçu pour récompense le chapeau de cardinal, sourit en voyant qu’il ne restait plus qu’un degré entre lui et le trône des papes.

nHelvet. Kirch. Gesch. von Wirz, III, p. 314.

Les regards de Schinner se promenaient sans cesse sur les cantons de la Suisse, et dès qu’il y découvrait quelque part un homme influent, il se hâtait de se l’attacher. Le pasteur de Glaris fixa son attention, et bientôt Zwingle apprit que le pape lui accordait une pension annuelle de cinquante florins, pour l’encourager dans la culture des lettres. Sa pauvreté ne lui permettait pas d’acheter des livres ; cet argent, pendant le peu de temps qu’Ulrich le reçut, fut entièrement consacré à l’acquisition d’ouvrages classiques ou théologiques, qu’il faisait venir de Bâleo. Zwingle se lia dès lors avec le cardinal, et entra ainsi dans le parti romain. Schinner et Jules II laissèrent enfin percer le but de leurs intrigues ; huit mille Suisses, que l’éloquence du cardinal-évêque avait rassemblés, passèrent les Alpes ; mais la disette, les armes et l’argent des Français les firent retourner sans gloire dans leurs montagnes. Ils y rapportèrent les suites accoutumées de ces guerres étrangères : la défiance, la licence, l’esprit de parti, les violences et les désordres de tous genres. Les citoyens refusaient d’obéir aux magistrats ; les enfants, à leurs pères ; on négligeait l’agriculture et les soins des troupeaux ; on voyait s’accroître à la fois le luxe et la mendicité ; les liens les plus sacrés se rompaient, et la confédération semblait près de se dissoudre.

o – « Wellches er an die Bücher verwändet. » (Bullinger, msc.)

Alors se dessillèrent les yeux et s’alluma l’indignation du jeune curé de Glaris. Sa forte voix s’éleva pour signaler à son peuple l’abîme où il allait se perdre. Ce fut l’an 1510 qu’il publia son poème intitulé le Labyrinthe. Derrière les détours de ce jardin mystérieux, Minos a caché le Minotaure, ce monstre moitié homme, moitié taureau, qu’il nourrit de la chair des jeunes Athéniens. Le Minotaure… ce sont, dit Zwingle, les péchés, les vices, l’irréligion, le service étranger des Suisses, qui dévorent les fils de son peuple.

Un homme courageux, Thésée, veut délivrer sa patrie ; mais des obstacles nombreux l’arrêtent, d’abord un lion avec un œil : c’est l’Espagne et l’Aragon ; ensuite un aigle couronné, dont le gosier s’entr’ouvre pour engloutir : c’est l’Empire ; puis un coq, dont la crête se dresse et qui semble provoquer au combat : c’est la France. Le héros surmonte tous ces obstacles, parvient jusqu’au monstre, le frappe et sauve sa patrie.

« Ainsi maintenant, s’écrie le poète, les hommes errent dans un labyrinthe ; mais, étant sans fil, ils ne peuvent regagner la lumière. On ne trouve plus nulle part l’imitation de Jésus-Christ. Un peu de gloire nous fait hasarder notre vie, tourmenter notre prochain, courir aux disputes, aux guerres et aux combats… On dirait que des furies se sont échappées des gouffres de l’enferp. »

p – « Das wir die hœllschen wüterinn’n,
Mœgend denken abbrochen syn. »
(Zw. Op. (édit de Schiller et Schulthess) II, deuxième partie, p. 250.)

Il fallait un Thésée, un réformateur ; Zwingle le comprit, et dès lors il pressentit sa mission. Il composa peu après une autre allégorie, d’un sens encore plus clairq.

q – « Fabelgedicht vom Ochsen und etlichen Thieren, iez loufender dinge begriffenlich. » (Ibid., p. 257.)

En avril 1512 les confédérés se levèrent de nouveau, à la voix du cardinal, pour la délivrance de l’Église. Glaris était au premier rang. La commune entière était censée en campagne, rangée autour de sa bannière, avec son landaman et son pasteur. Zwingle dut marcher. L’armée passa les Alpes, et le cardinal parut au milieu des confédérés avec les présents du Pontife, un chapeau ducal orné de perles et d’or, et surmonté du Saint-Esprit, représenté sous la forme d’une colombe. Les Suisses escaladaient les forteresses et les villes, et passaient, en présence des ennemis, les rivières à la nage, sans vêtements, et la hallebarde à la main ; les Français étaient partout mis en fuite ; les cloches et les trompettes retentissaient ; les populations accouraient de toutes parts ; les nobles faisaient apporter à l’armée du vin et des fruits en abondance ; les moines et les prêtres montaient sur des estrades, et publiaient que les confédérés étaient le peuple de Dieu, qui vengeait de ses ennemis l’Épouse du Seigneur ; et le pape, prophète comme autrefois Caïphe, donnait aux confédérés le titre de « défenseurs de la liberté de l’Égliser. »

r – « De Gestis inter Gallos et Helvetios Relatio H. Zwinglii.

Ce séjour en Italie ne demeura pas sans effet sur Zwingle, quant à sa vocation de réformateur. Ce fut au retour de cette campagne qu’il se mit à étudier le grec, afin, dit-il, de pouvoir puiser dans les sources mêmes de la vérité la doctrine de Jésus-Christs. « J’ai résolu de m’appliquer tellement au grec, écrivait-il à Vadian, le 23 février 1513, que personne ne pourra m’en détourner, si ce n’est Dieu : je le fais, non pour la gloire, mais pour l’amour des saintes lettres. » Plus tard un bon prêtre, qui avait été son camarade d’école, étant venu le voir : « Maître Ulrich, lui dit-il, on m’assure que vous donnez dans cette nouvelle erreur, que vous êtes luthérien. — Je ne suis pas luthérien, dit Zwingle, car j’ai su le grec avant que d’avoir jamais entendu le nom de Luthert. » Savoir le grec, étudier l’Évangile dans la langue originale, telle était, selon Zwingle, la base de la réforme.

s – « Ante decem annos, operam dedi græcis litteris, ut ex fontibus doctrinam Christi haurire possem. » (Zw. Op., I, p. 274. dans son Explan. Artic., qui est de 1523.)

t – « Ich hab graecae können, ehe ich ni nüt von Luther gehöt hab. » (Salat, Chronik., msc.)

Zwingle fit plus que de reconnaître de si bonne heure le grand principe du christianisme évangélique, l’autorité infaillible de la sainte Écriture. Il comprit de plus comment on devait déterminer le sens de la Parole divine. « Ils ont une idée bien peu élevée de l’Évangile, dit-il, ceux qui regardent comme frivole, vain et injuste, ce qu’ils pensent n’être pas d’accord avec leur raisonu. Il n’est pas permis aux hommes de plier comme il leur plaît l’Évangile à leur propre sens et à leur propre interprétationv. » — « Zwingle leva les yeux au ciel, dit son meilleur ami, ne voulant avoir d’autre interprète que le Saint-Esprit lui-mêmew. »

u – « Nihil sublimius de evangelio sentiunt, quam quod, quidquid eorum rationi non est consentaneum, hoc iniquum, vanum et frivolum existimant. » (Zw. Op., I, p. 202.)

v – « Nec posse Evangelium ad sensum et interpretationem hominum redigi. » (Ibid., p. 213.)

w – « In cœlum suspexit, doctorem quærens Spiritum. » (Osw. Myconius, Vita Zwingli.)

Tel fut, dès le commencement de sa carrière, l’homme que l’on ne craint pas de représenter comme ayant voulu soumettre la Bible à la raison humaine. « La philosophie et la théologie, disait-il, ne cessaient de me susciter des objections. Alors j’en vins enfin à me dire : Il faut laisser la toutes ces choses, et chercher la pensée de Dieu uniquement dans sa propre Parole. Je me mis, continue-t-il, à supplier instamment le Seigneur de m’accorder sa lumière ; et, bien que je ne lusse que l’Écriture, elle devint pour moi beaucoup plus claire que si j’eusse lu bien des commentateurs. » Il comparait les Écritures avec elles-mêmes ; il expliquait les passages obscurs par les passages plus clairsx. Bientôt il connut à fond la Bible, et surtout le Nouveau Testamenty. Quand Zwingle se tourna vers la sainte Écriture, la Suisse fit le premier pas vers la Réformation. Aussi, quand il exposait les Écritures, chacun sentait que ses enseignements venaient de Dieu, et non d’un hommez. Œuvre toute divine ! s’écrie ici Oswald Myconius, c’est ainsi que nous fut rendue la connaissance de la céleste vérité ! »

x – « Scripta contulit et obscura claris elucidavit. » (Osw. Myconius, Vita Zwingli.)

y – « In summa, er macht im, die H. Schrifft, Insonders dass N. T. gantz gemein. » (Bullinger, msc.)

z – « Ut nemo non videret Spiritum doctorem, non hominem. » (Osw. Myconius, Vita Zwingli.)

Zwingle ne dédaigna pas cependant les explications des docteurs les plus célèbres : il étudie plus tard Origène, Ambroise, Jérôme, Augustin, Chrysostome, mais non comme des autorités. « J’étudie les docteurs, dit-il, dans le même but dans lequel on demande à un ami : Comment comprenez-vous ceci ? » L’Écriture sainte était, selon lui, la pierre de touche avec laquelle il allait éprouver les plus saints des docteurs eux-mêmesa.

a – « Scriptura canonica, seu Lydio lapide probandos. (Ibid.)

La marche de Zwingle fut lente, mais progressive. Il ne vint pas à la vérité, comme Luther, par ces tempêtes qui obligent l’âme à chercher en toute hâte un refuge ; il y arriva par l’influence paisible de l’Écriture, dont la puissance grandit peu à peu dans les cœurs. Luther parvint au rivage désiré à travers les orages de la vaste mer ; Zwingle, en se laissant glisser le long du fleuve. Ce sont les deux principales voies par lesquelles Dieu conduit les hommes. Zwingle ne fut converti pleinement à Dieu et à son Évangile que dans les premiers temps de son séjour à Zurich ; cependant le moment où, en 1514 ou en 1515, cet homme fort fléchit le genou devant Dieu, pour lui demander de comprendre sa Parole, fut celui où commencèrent les premières lueurs du beau jour qui l’éclaira plus tard.

Ce fut à cette époque qu’une poésie d’Érasme, dans laquelle il introduisait Jésus-Christ s’adressant à l’homme qui périt par sa propre faute, fit sur Zwingle une impression puissante. Seul dans son cabinet, il répétait ce morceau, où Jésus se plaignait de ce qu’on ne cherchait pas toute grâce auprès de lui, bien qu’il fût la source de tout ce qui est bon. « Tout ! dit Zwingle, tout ! » Et ce mot est sans cesse présent à son esprit. « Y a-t-il donc des créatures, des saints, auxquels nous devions demander quelque secours ? Non, Christ est notre seul trésorb. »

b – « Dass Christus unser armen seelen ein einziger Schatz sey. » (Zw. Op., I, p. 298.) Zwingle dit en 1523 qu’il lut cette poésie d’Erasme huit ou neuf ans auparavant.

Zwingle ne se bornait pas à lire des écrits chrétiens. L’un des traits qui caractérisent les réformateurs du seizième siècle, c’est l’étude approfondie des auteurs grecs et romains. Les poésies d’Hésiode, d’Homère, de Pindare, ravissaient Zwingle, et il nous a laissé des commentaires ou des caractéristiques de ces deux derniers poètes. Il lui semblait que Pindare parlait de ses dieux d’une manière si sublime, qu’il devait y avoir eu en lui un pressentiment du vrai Dieu. Il étudia à fond Cicéron et Démosthène, qui lui apprenaient et les arts de l’orateur et les devoirs du citoyen. Il appelait Sénèque un saint homme. L’enfant des montagnes de la Suisse aimait aussi à s’initier aux mystères de la nature dans les écrits de Pline. Thucydide, Salluste, Tite-Live, César, Suétone, Plutarque, Tacite, lui apprenaient à connaître le monde. On lui a reproché son enthousiasme pour les grands hommes de l’antiquité ; et il est vrai que quelques-unes de ses paroles sur ce sujet ne sauraient être justifiées. Mais s’il les honora si fort, c’est qu’il croyait voir en eux, non des vertus humaines, mais l’influence de l’Esprit-Saint. L’action de Dieu, loin de se renfermer, aux temps anciens, dans les limites de la Palestine, s’étendait, selon lui, au monde universelc. Platon, disait-il, a aussi bu à la source divine. Et si les deux Caton, si Camille, si Scipion, n’avaient pas été vraiment religieux, auraient-ils été si magnanimesd  ? »

c – « Spiritus ille cœlestis non solam Palestinam vel creaverat vel fovebat, sed mundum universum… » (Œcol. et Zw. Ep., p. 9.)

d – « Nisi religiosi, nunquam fuissent magnanimi. » (Ibid.)

Zwingle répandait autour de lui l’amour des lettres. Plusieurs jeunes gens d’élite se formaient à son école : « Vous m’avez offert non seulement des livres, mais encore vous-même, » lui écrivait Valentin Tschudi, fils de l’un des héros des guerres de Bourgogne ; et ce jeune homme, qui alors avait déjà étudié à Vienne et à Bâle sous les plus célèbres docteurs, ajoutait : « Je n’ai trouvé personne qui explique les auteurs classiques avec autant de justesse et de profondeur que vouse. » Tschudi se rendit à Paris. Il put comparer l’esprit qui régnait dans cette université avec celui qu’il avait trouvé dans l’étroite vallée des Alpes que dominent les sommités gigantesques et les neiges éternelles du Dodi, du Glarnisch, du Viggis et du Freyberg. « Dans quelles niaiseries on élève la jeunesse française ! dit-il. Nul venin n’égale l’art sophistique qu’on lui enseigne. Cet art émousse les sens, ôte le jugement, rend semblable à la bête. L’homme n’est plus alors, comme l’écho, qu’un vain son. Dix femmes ne sauraient tenir tête à un seul de ces rhéteursf. Dans leurs prières mêmes, j’en suis sûr, ils présentent à Dieu leurs sophismes, et prétendent, par leurs syllogismes, contraindre l’Esprit-Saint à les exaucer. » Tels étaient alors Paris et Glaris ; la métropole intellectuelle de la chrétienté et un bourg de pâtres des Alpes. Une lueur de la Parole de Dieu éclaire davantage que toute la sagesse humaine.

e – « Nam qui sit acrioris in enodandis auctoribus judicii, vidi neminem. » (Zw. Ep., p. 13.)

f – « Ut nec decem mulierculæ… uni sophistæ adæquari queant. » (Ibid., p. 45.)

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