Histoire de la Réformation du seizième siècle

8.4

Zwingle vers Érasme – Oswald Myconius – Les brigands – Œcolampade – Zwingle à Marignan – Zwingle et l’Italie – Méthode de Zwingle – Commencement de la Réforme – Découverte – Passage d’un monde à l’autre

Un grand homme de ce siècle, Érasme, eut beaucoup d’influence sur Zwingle. Il ne paraissait pas un de ses écrits sans que Zwingle se le procurât aussitôt. En 1514 Érasme était arrivé à Bâle, où l’évêque l’avait reçu avec les marques d’une haute estime. Tous les amis des lettres s’étaient aussitôt groupés autour de lui. Mais le roi des écoles avait facilement discerné celui qui devait être la gloire de la Suisse. « Je félicite la nation helvétique, écrivit-il à Zwingle, de ce que vous travaillez, par vos études et par vos mœurs, également excellentes, à la polir et à l’ennoblira. » Zwingle brûlait du désir de le voir. « Des Espagnols et des Gaulois ont bien été à Rome pour voir Tite-Live, » disait-il. Il part ; il arrive à Bâle : il y trouve un homme d’environ quarante ans, d’une petite taille, d’un corps frêle, d’une apparence délicate, mais plein d’amabilité et de grâceb. C’était Érasme. L’agrément de sa personne dissipe la timidité de Zwingle ; la puissance de son esprit le subjugue. « Pauvre, lui dit Ulrich, comme Eschine lorsque chacun des disciples de Socrate offrait un présent à son maître, je te donne ce qu’Eschine donna… je me donne moi-même ! »

a – « Tu tuique similes optimis etiam studiis ac moribus et expolietis et nobilitabitis. » (Zw. Ep., p. 10.)

b – « Et corpusculo hoc tuo minuto, verum minime inconcinno, urbanissime gestientem videre videar. » (Ibid.)

Parmi les hommes de lettres qui formaient la cour d’Érasme, les Amerbach, les Rhenan, les Frobenius, les Nessen, les Glaréan, Zwingle remarqua un jeune Lucernois de vingt-sept ans, nommé Oswald Geisshusler. Érasme, hellénisant son nom, l’avait appelé Myconius. Nous le désignerons souvent par son prénom, pour distinguer l’ami de Zwingle de Frédéric Myconius, le disciple de Luther. Oswald, après avoir étudié à Rothwyl avec un jeune homme de son âge, nommé Berthold Haller, puis à Berne, puis à Bâle, était devenu dans cette dernière ville recteur de l’école de Saint-Théodore, et ensuite de celle de Saint-Pierre. L’humble maître d’école n’avait qu’un bien petit revenu ; cependant il s’était marié à une jeune fille d’une simplicité et d’une pureté d’âme qui gagnaient tous les cœurs. Nous avons déjà vu que c’était alors en Suisse un temps de troubles, où les guerres étrangères suscitaient de violents désordres, et où les soldats, en revenant dans leur patrie, y rapportaient la licence et la brutalité. Un jour d’hiver, sombre et nébuleux, quelques-uns de ces hommes grossiers attaquèrent, en l’absence d’Oswald, sa tranquille demeure. Ils frappent à la porte, jettent des pierres, appellent avec des expressions déshonnêtes sa modeste épouse ; enfin ils enfoncent les fenêtres, et ayant pénétré dans l’école et brisé ce qui s’y trouvait, ils se retirent. Peu après, Oswald arrive. Son fils, le petit Félix, court à sa rencontre en poussant des cris, et sa femme, ne pouvant parler, donne les signes du plus grand effroi. Il comprend ce qui est arrivé. Au même moment, un bruit se fait entendre dans la rue. Hors de lui, le maître d’école saisit une arme, et poursuit les mutins jusqu’au cimetière. Ils s’y retirent, prêts à se défendre : trois d’entre eux se jettent sur Myconius, le blessent ; et tandis qu’on panse sa plaie ces misérables envahissent de nouveau sa maison, en poussant des cris furieux. Oswald n’en dit pas davantageα. Voilà ce qui se passait dans les villes de la Suisse, au commencement du seizième siècle, et avant que la Réformation eût adouci et discipliné les mœurs.

α – « Erasmi Laus stultitiæ, cum annot. Myconii.



Oswald Myconius

La droiture d’Oswald Myconius, sa soif de science et de vertu, le rapprochèrent de Zwingle. Le recteur de l’école de Bâle reconnut tout ce qu’il y avait de grand dans le curé de Glaris. Plein d’humilité, il se dérobait lui-même aux éloges que lui donnaient et Zwingle et Érasme. « Vous, maître d’école, disait souvent ce dernier, je vous estime à l’égal des rois. » Mais le modeste Myconius ne pensait pas de même. « Je ne fais que ramper terre à terre, disait-il. Il y a eu en moi dès l’enfance je ne sais quoi d’humble et de petitc. »

c – « Equidem humi repere didici hactenus, et est natura nescio quid humile, vel ac unabulis. (osw. Myc. Vit. Zw.)

Un prédicateur, arrivé à Bâle à peu près en même temps que Zwingle, attirait alors l’attention. D’un caractère doux et pacifique, il aimait une vie tranquille ; lent et circonspect dans les affaires, il se plaisait surtout à travailler dans son cabinet et à faire régner la concorde parmi les chrétiensd. Il se nommait Jean Hausschein, en grec Œcolampade, c’est-à-dire « lumière de la maison, » et était né en Franconie, de parents riches, un an avant Zwingle. Sa pieuse mère désirait consacrer aux lettres et à Dieu même le seul enfant que Dieu lui eût laissé. Le père le voua d’abord au commerce, puis à la jurisprudence. Mais comme Œcolampade était de retour de Bologne, où il avait étudié le droit, le Seigneur, qui voulait faire de lui une lampe dans l’Églisee, l’appela à l’étude de la théologie. Il prêchait dans sa ville natale, quand Capiton, qui l’avait connu à Heidelberg, le fit nommer prédicateur à Bâle. Il y annonça Christ avec une éloquence qui remplit d’admiration ses auditeursf. Érasme l’admit dans son intimité. Œcolampade était ravi des heures qu’il passait dans la société de ce grand génie. « Il n’y a qu’une chose, lui disait le prince des lettres, qu’il faille chercher dans les saintes Écritures, c’est Jésus-Christg. » Il donna au jeune prédicateur, en souvenir de son amitié, le commencement de l’Évangile selon saint Jean. Œcolampade baisait souvent ce gage d’une si précieuse affection, et le tenait suspendu à son crucifix, « afin, disait-il, de me souvenir toujours d’Érasme dans mes prières. »

d – « Ingenio miti et tranquillo, pacis et concordiæ studiosissimus. » (Melch. Ad., Vita Œcol, p. 58.)

e – « Flectente et vocante Deo, qui eo in domo sua pro lampade usurus erat. » (Ibid., p. 46.)

f – «  Omnium vere spiritualium et eruditorum admiratione Christum prædicavit. » (Ibid.)

g – « Nihil in sacris literis præter Christum quærendum. » (Erasmi Ep., p. 403.)

Zwingle revint dans ses montagnes, l’esprit et le cœur remplis de tout ce qu’il avait vu et entendu à Bâle. « Je ne saurais goûter le sommeil, écrivait-il à Érasme peu après son retour, si je ne me suis entretenu quelque temps avec vous. Il n’y a rien dont je me glorifie comme d’avoir vu Érasme. » Zwingle avait reçu une impulsion nouvelle. De tels voyages exercent souvent une grande influence sur la carrière du chrétien. Les disciples de Zwingle, Valentin, Jost, Louis Pierre et Égidius Tschudi ; ses amis, le landaman Æbli, le curé Binzli de Wesen, Fridolin Brunner, et le célèbre professeur Glaréan, le voyaient avec admiration grandir en sagesse et en connaissances. Les vieillards honoraient en lui un courageux serviteur de la patrie, les pasteurs fidèles un zélé ministre du Seigneur. Rien ne se faisait dans le pays sans qu’on eût pris son avis. Tous les gens de bien espéraient que l’antique vertu des Suisses serait un jour rétablie par luih.

h – « Justitiam avitam per hune olim restitutam iri. » (Osw. Myconius, Vita Zwingli.)

François Ier étant monté sur le trône et voulant venger en Italie l’honneur du nom français, le pape, effrayé, chercha à gagner les cantons. Ulrich revit ainsi, en 1515, les champs de l’Italie, au milieu des phalanges de ses concitoyens. Mais la division que les intrigues des Français portèrent dans l’armée confédérée brisa son cœur. On le voyait souvent au milieu des camps haranguer avec énergie, et en même temps avec une grande sagesse, ses auditeurs, armés de pied en cap et prêts au combati. Le 8 septembre, cinq jours avant la bataille de Marignan, il prêcha sur la place publique de Monza, où les soldats suisses, demeurés fidèles à leurs drapeaux, étaient rassemblés. « Si l’on avait alors et plus tard suivi les conseils de Zwingle, dit Werner Steiner de Zug, que de maux auraient été épargnés à notre patrie ! » Mais les oreilles étaient fermées aux paroles de concorde, de prudence et de soumission. La véhémente éloquence du cardinal Schinner électrisait les confédérés, et les faisait fondre avec impétuosité sur les champs funestes de Marignan. La fleur de la jeunesse helvétique y succombait. Zwingle, qui n’avait pu empêcher tant de désastres, se précipitait lui-même, pour la cause de Rome, au sein des dangers. Sa main saisissait l’épéej. Triste erreur de Zwingle ! Ministre de Christ, il oublia plus d’une fois qu’il ne devait combattre qu’avec les armes de l’Esprit, et il dut voir s’accomplir en sa personne, d’une manière frappante, cette prophétie du Seigneur : Celui qui prend l'épée périra par l'épée.

i – « In dem Heerlager hat er Flyssig geprediget. » (Bullinger, msc.)

j – « … In den Schachten sich redlich und dapfer gestellt mit Rathen, Worten und Thaten. » (Ibid.)

Zwingle et ses Suisses n’avaient pu sauver Rome. L’ambassadeur de Venise apprit le premier, dans la ville des pontifes, la défaite de Marignan. Tout joyeux, il se rendit de grand matin au Vatican. Le pape sortit à demi vêtu de ses appartements pour lui donner audience. Léon X, en apprenant cette nouvelle, ne cacha point sa terreur. Dans ce moment d’une grande épouvante il ne vit que François Ier, il n’espéra qu’en lui ; « Seigneur ambassadeur, dit-il en tremblant à Zorsi, il faut nous jeter dans les bras du roi, et crier miséricorde ! » Luther et Zwingle, dans leur danger, connaissaient un autre bras et invoquaient une autre miséricordek.

k – « Domine orator, vederemo quel fara il re christmo se metteremo in le so man dimandando misericordia. » (Zorsi Relatione, msc.)

Ce second séjour en Italie ne fut pas inutile à Zwingle. Il remarqua les différences qui se trouvent entre le rituel ambrosien, en usage à Milan, et celui de Rome. Il rassembla et compara entre eux les plus anciens canons de la messe. Ainsi l’esprit d’examen se développait en lui, même au milieu du tumulte des camps. En même temps la vue des enfants de sa patrie, menés au delà des Alpes et livrés à la boucherie comme leur bétail, le remplit d’indignation. « La chair des confédérés, disait-on, est à plus bas prix que celle de leurs bœufs et de leurs veaux. » La déloyauté et l’ambition du papel, l’avarice et l’ignorance des prêtres, la licence et la dissipation des moines, l’orgueil et le luxe des prélats, la corruption et la vénalité, qui de toutes parts gagnaient les Suisses, tous ces maux, frappant plus que jamais ses regards, lui firent sentir plus vivement encore la nécessité d’une réforme dans l’Église.

l – « Bellissimo parlador : (Léon X) prometea assa ma non atendea… » (Relatione msc. di Gradenigo, venuto orator di Roma.)

Zwingle prêcha dès lors plus clairement la Parole de Dieu. Il expliquait les fragments des Évangiles et des Épîtres choisis pour le culte, en comparant toujours l’Écriture avec l’Écriturem. Il parlait avec animation et puissancen, et suivait avec ses auditeurs la même marche que Dieu suivait avec lui. Il ne proclamait pas, comme Luther, les plaies de l’Église ; mais à mesure que l’étude de la Bible lui manifestait quelque enseignement utile, il le communiquait à ses ouailles. Il cherchait à leur faire recevoir la vérité dans le cœur ; et puis il se reposait sur elle de l’œuvre qu’elle devait y faireo. « Si l’on comprend ce qui est vrai, pensait-il, on discernera ce qui est faux. » Cette maxime est bonne pour les commencements d’une réformation ; mais il vient un temps où, d’une voix courageuse, il faut signaler l’erreur. C’est ce que Zwingle savait fort bien. « Le printemps, disait-il, est la saison pour semer. » C’était alors pour lui le printemps.

m – « Non hominum commentis, sed sola Scripturarum biblicarum collatione. » (Zw. Op., I, p. 273.)

n – « Soudern auch mit predigen, dorrinen er heftig wass. » (Bullinger, msc.)

o – « Volebat veritatem cognitam in cordibus auditorum agere suum officium. » (Osw. Myconius, Vita Zwingli.)

Zwingle a indiqué ce temps (1516) comme le commencement de la réformation suisse. En effet, si quatre ans auparavant il avait incliné la tête sur le livre de Dieu, il la releva alors, et se tourna vers son peuple, pour lui faire part de la lumière qu’il y avait trouvée. C’est une époque nouvelle et importante dans l’histoire du développement de la révolution religieuse de ces contrées ; mais c’est à tort qu’on a conclu de ces dates que la réforme de Zwingle a précédé celle de Luther. Peut-être Zwingle prêcha-t-il l’Évangile un an avant les thèses de Luther ; mais Luther le prêcha lui-même quatre ans avant ces fameuses propositions. Si Luther et Zwingle s’en fussent tenus à de simples prédications, la Réformation n’eût pas envahi si promptement l’Église. Luther et Zwingle n’étaient ni le premier moine ni le premier prêtre qui prêchassent une doctrine plus pure que celle des scolastiques. Mais Luther fut le premier à élever publiquement, et avec un courage indomptable, l’étendard de la vérité contre l’empire de l’erreur ; à appeler l’attention générale sur la doctrine fondamentale de l’Évangile, le salut par la grâce ; à introduire son siècle dans cette carrière nouvelle de science, de foi et de vie, de laquelle un nouveau monde est sorti ; en un mot, à commencer une salutaire et véritable révolution. La grande lutte dont les thèses de 1517 furent le signal enfanta vraiment la Réforme dans le monde, et lui donna tout à la fois une âme et un corps. Luther fut le premier réformateur.

Un esprit d’examen commençait à souffler sur les montagnes de la Suisse. Un jour, le curé de Glaris, se trouvant dans la riante contrée de Mollis, chez Adam, curé du lieu, avec Bunzli, curé de Wesen, et Varschon, curé de Kerensen, ces amis découvrirent une vieille liturgie, où ils lurent ces mots : « Qu’après avoir baptisé l’enfant, on lui donne le sacrement de l’Eucharistie et la coupe du sangp. » Donc, dit Zwingle, la cène était alors donnée dans nos églises sous les deux espèces. Cette liturgie avait environ deux cents ans. C’était une grande découverte pour ces prêtres des Alpes.

p – « Detur Eucharistiæ sacramentum, similiter poculum sanguinis. » (Zw. Op., I, p. 266.)

La défaite de Marignan portait ses fruits dans l’intérieur des cantons. François Ier, vainqueur, prodiguait l’or et les flatteries pour gagner les confédérés ; et l’Empereur les sollicitait par leur honneur, par les larmes des veuves et des orphelins, et par le sang de leurs frères, de ne pas se vendre à leurs meurtriers. Le parti français eut le dessus dans Glaris, et dès lors ce séjour devint à charge à Ulrich.

Zwingle, à Glaris, fût peut-être resté un homme du siècle. Les intrigues des partis, les préoccupations politiques, l’Empire, la France, le duc de Milan, eussent presque absorbé sa vie. Dieu ne laisse jamais au milieu du tumulte du monde ceux qu’il veut préparer pour les peuples. Il les mène à part ; il les place dans une retraite, où ils se trouvent vis-à-vis de Dieu et d’eux-mêmes, et recueillent d’inépuisables leçons. Le Fils de Dieu même, type en cela des voies qu’il impose à ses serviteurs, passa quarante jours dans le désert. Il était temps d’enlever Zwingle à ce mouvement politique, qui, en se répétant sans cesse dans son âme, y eût éteint l’Esprit de Dieu. Il était temps de le former pour une autre scène que celle où s’agitent les hommes des cours, des cabinets et des partis, et où il eût dépensé inutilement des forces dignes d’un emploi plus relevé. Son peuple avait bien besoin d’autre chose. Il fallait qu’une nouvelle vie descendît maintenant des cieux, et que l’organe qui devait la communiquer désapprît les choses du siècle, pour apprendre celles d’en haut. Ce sont là deux sphères entièrement distinctes : un grand espace sépare ces deux mondes ; et avant que de passer entièrement de l’un à l’autre, Zwingle devait séjourner quelque temps dans un espace neutre, sur un terrain intermédiaire et préparatoire, pour y être enseigné de Dieu. Dieu le prit alors au milieu des partis de Glaris, et le conduisit pour ce noviciat dans la solitude d’un ermitage. Il renferma dans les murs étroits d’une abbaye ce germe généreux de la Réformation, qui bientôt, transplanté dans un sol meilleur, devait couvrir les montagnes de son ombre.

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