Histoire de la Réformation du seizième siècle

8.13

Un moine français – Il enseigne en Suisse – Dispute entre le moine et Zwingle – Discours du commandeur des Johannites – Le carnaval à Berne – Les mangeurs de morts – Le crâne de sainte Anne – Appenzell – Les Grisons – Meurtres et adultère – Mariage de Zwingle

Le samedi 12 juillet on vit entrer dans les rues de Zurich un moine, grand, maigre, roide et tout d’une pièce, revêtu du froc gris des cordeliers, monté sur une ânesse, portant une physionomie étrangère, et dont les pieds nus touchaient presque à terreo. Il arrivait ainsi d’Avignon, et ne savait pas un mot d’allemand. Cependant au moyen du latin il parvint à se faire comprendre. François Lambert, c’était son nom, demanda Zwingle, et lui remit une lettre de Berthold Haller. « Ce père franciscain, y disait le curé bernois, qui n’est rien moins que le prédicateur apostolique du couvent général d’Avignon, enseigne depuis près de cinq ans la vérité chrétienne ; il a prêché en latin à nos prêtres, à Genève, à Lausanne, en présence de l’évêque, à Fribourg, et enfin à Berne, traitant de l’Église, du sacerdoce, du sacrifice de la messe, des traditions des évêques romains, et des superstitions des ordres religieux. Il me semblait inouï d’entendre de telles choses d’un cordelier et d’un Français, qualités qui supposent l’une et l’autre, vous le savez, une mer de superstitionsp. » Le Français raconta lui-même à Zwingle comment les écrits de Luther ayant été découverts dans sa cellule, il avait été obligé de quitter en toute hâte Avignon ; comment, le premier, il avait annoncé l’Évangile dans la ville de Genève, et ensuite à Lausanne. Zwingle, plein de joie, ouvrit au moine l’église de Notre-Dame, et le fit asseoir dans le chœur, sur un siège, devant le maître autel. Lambert y prononça quatre sermons, où il attaqua avec force les erreurs de Rome ; mais dans le quatrième il défendit l’invocation des saints et de Marie.

o – « … Kam ein langer, gerader barfusser Monch… ritte auf einer Eselin. (Füsslin Beytræge, IV, p. 39.)

p – « A tali franciscano, Gallo, quæ omnia mare superstitionum confluere faciunt, inaudita. » (Zw. Ep., p. 207.)

« Frère, tu te trompesq, » lui cria aussitôt une voix animée. C’était celle de Zwingle. Chanoines et chapelains tressaillirent de joie en voyant s’élever une querelle entre le Français et l’hérétique curé. « Il vous a attaqué, dirent-ils tous à Lambert ? demandez-lui une dispute publique. » Ainsi fit l’homme d’Avignon, et le 12 juillet, à dix heures, les deux champions se réunirent dans la chambre des conférences des chanoines. Zwingle ouvrit l’Ancien et le Nouveau-Testament, en grec et en latin ; il discuta, il enseigna jusqu’à deux heures ; et alors le moine français, joignant les mains et les levant vers le cielr : « Je te rends grâces, ô Dieu, dit-il, de ce que, par un organe si illustre, tu m’as donné une connaissance si claire de la vérité. Désormais, ajouta-t-il en se tournant vers l’assemblée, dans toutes mes détresses j’invoquerai Dieu seul, et je laisserai là tous les chapelets. Demain je me remets en route, et je vais à Bâle voir Érasme de Rotterdam, et de là à Wittemberg voir le moine Augustin Martin Luther. » Et il repartit en effet sur son âne. Nous le retrouverons plus tard. C’était le premier homme sorti, pour la cause de l’Évangile, du pays de France, qui parût en Suisse et en Allemagne ; modeste avant-coureur de beaucoup de milliers de réfugiés et de confesseurs.

q – « Bruder da irrest du. » (Füsslin Beytræge, IV, p. 40.)

r – « Dass er beyde Hände zusammen hob. » (Füsslin Beytræge, IV, p. 40.)

Myconius n’avait pas de telles consolations : il dut voir, au contraire, Sébastien Hofmeister, qui était venu de Constance à Lucerne, et y avait prêché avec courage l’Évangile, obligé de quitter cette cité. Alors la tristesse d’Oswald augmenta. Le climat humide de Lucerne lui était contraire ; la fièvre le consumait ; les médecins lui déclarèrent que s’il ne changeait de séjour il mourrait. « Je ne désire être nulle part plus que près de toi, écrivait-il à Zwingle, et nulle part moins qu’à Lucerne. Les hommes me tourmentent, et le climat me consume. Ma maladie, dit-on, est la peine de mon iniquité : ah ! j’ai beau dire, beau faire, tout est poison pour eux… Il en est un dans le ciel sur qui seul mon espérance reposes. »

s – « Quicquid facio, venenum est illis. Sed est in quem omnis spes mea reclinat. » (Zw. Ep., p. 192.)

Cette espérance ne fut pas vaine. C’était vers la fin de mars, et le jour de l’Annonciation approchait. L’avant-veille on célébrait une grande fête, en mémoire d’un incendie qui en 1340 avait réduit en cendres la plus grande partie de la ville. Déjà une multitude de peuple des contrées environnantes se trouvait dans Lucerne, et plusieurs centaines de prêtres y étaient assemblés. Un orateur célèbre prêchait ordinairement en ce jour solennel. Le commandeur des Johannites, Conrad Schmid de Küsnacht, arriva pour s’acquitter de cette fonction. Une foule immense remplissait l’église. Quel fut l’étonnement général en entendant le commandeur laisser là l’étalage latin auquel on était accoutumé, parler en bon allemandt, afin que chacun pût le comprendre, exposer avec autorité, avec une sainte ferveur, l’amour de Dieu dans l’envoi de son Fils, prouver avec éloquence que les œuvres extérieures ne sauraient sauver, et que les promesses de Dieu sont véritablement l’essence de l’Évangile ! « A Dieu ne plaise, s’écria le commandeur devant le peuple étonné, que nous recevions un chef aussi plein de péchés que l’est l’évêque de Rome, et que nous rejetions Jésus-Christu ! Si l’évêque de Rome distribue le pain de l’Évangile, recevons-le comme pasteur, mais non comme chef, et s’il ne le distribue pas, ne le recevons en aucune manière. » Oswald ne se possédait pas de joie. « Quel homme ! s’écriait-il ; quel discours ! quelle majesté ! quelle autorité ! quelle abondance de l’Esprit de Christ ! » L’impression fut générale. A l’agitation qui remplissait la ville succéda un silence solennel ; mais tout cela ne fut que passager. Si les peuples ferment l’oreille aux appels de Dieu, ces appels diminuent de jour en jour, et bientôt ils cessent. Ainsi en fut-il à Lucerne.

t – « Wolt er keine pracht tryben mit latein schwätzen, sondern gut teutschreden. » (Bullinger, msc.)

u – « Absit a grege christiano ut caput tam lutulentum et peccatis plenum acceptans, Christum abjiciat. » (Zw., Ep., 195.)

Tandis que la vérité y était annoncée du haut de la chaire, la papauté était attaquée à Berne dans les réunions joyeuses du peuple. Un laïque distingué, célèbre par ses talents poétiques, et qui fut porté aux premières charges de l’État, Nicolas Manuel, indigné de voir ses compatriotes pillés impitoyablement par Samson, composa des drames de carnaval, où il attaqua, avec les armes mordantes de la satire, l’avarice, l’orgueil, le faste du pape et de son clergé. Le mardi gras « des Seigneurs » (les seigneurs étaient alors le clergé, et le clergé commençait le carême huit jours avant le peuple) il n’était question dans Berne que d’un drame, d’un mystère, intitulé les Mangeurs de morts, que de jeunes garçons allaient représenter dans la rue de la Croix ; et le peuple se pressait en foule à ce spectacle. Sous le rapport de l’art, ces ébauches dramatiques du commencement du seizième siècle offrent quelque intérêt ; mais c’est sous un tout autre point de vue que nous les rappelons ; nous préférerions sans doute ne pas avoir à citer du côté de la Réforme des attaques de ce genre : c’est par d’autres armes que la vérité triomphe ; mais l’histoire ne crée pas, elle donne ce qu’elle trouve.

Enfin le spectacle commence au gré du public impatient, assemblé à la rue de la Croix. On voit le pape recouvert d’habits éclatants, assis sur un trône. Autour de lui sont rangés ses courtisans, ses gardes du corps, et une foule confuse de prêtres de haut et de bas étage ; derrière eux sont des nobles, des laïques, des mendiants. Bientôt paraît un convoi funèbre ; c’est un riche fermier que l’on porte à sa dernière demeure. Deux parents marchent lentement devant le cercueil, un mouchoir à la main. Le convoi étant parvenu devant le pape, la bière est déposée à ses pieds, et alors commence l’action :

premier parent

D’un ton lamentable :

Que des saints les nobles armées
Aient pitié de notre sort,
Notre cousin, hélas ! est mort
Dans la force de ses années.

second parent

Aucun frais ne nous coûtera
Pour avoir prêtres, moines, nonnes.
Fallût-il donner cent couronnes,
Sa famille le sauvera
De ce terrible purgatoire
Dont on nous fait si fort frémirv.

v – « Kein kosten soll uns dauern dran, Wo wir Mönch und Priester mögen ha’n. Und sollt’es kosten hundert Kronen… » (Bern. Mausol., IV, Wirz. K. Gesch., I, p. 383.)

le sacristain

Se détachant de la foule qui entoure le pape, et courut en toute hâte vers le curé Robert Toujours-Plus.

Seigneur Curé ! donnez pour boire !
Un gros fermier vient de mourir.

le curé

Un !… ma soif n’est pas assouvie :
Un mort !… mais c’est dix que j’en veux !
Plus il en meurt, mieux va la view !
La mort est le meilleur des jeux.

w – « Je mehr, je besser ! Kämen doch noch zehn ! » (Ibid.)

le sacristain

Ah ! si cela pouvait se faire !
J’aime mieux sonner pour un mort
Que de travailler à la terre.
Il paye bien et n’a pas tort.

le curé

Si la cloche des morts du ciel ouvre la porte…
Je ne sais… mais qu’importe ?
Elle entasse dans ma maison
Barbeau, brochet, truite et saumon.

la nièce du curéx

x – L’allemand emploie une expression plus claire, mais moins honnête, Pfaffenmetze.

C’est bien ; mais ma part je réclame ;
Dès ce jour il faut que cette âme
Me donne un habit blanc, vert, rouge et noir,
Avec un joli mouchoir.

le cardinal de haut-orgueil

Orné du chapeau rouge près du pape :

Si nous n’aimions des morts le sanglant héritage,
Aurions-nous fait périr, à la fleur de leur âge,
Des milliers de soldats
En de sanglants combats,
Excités par l’intrigue, allumés par l’enviey ?
Par le sang des chrétiens Rome s’est enrichie.
C’est pourquoi mon chapeau porte cette couleur.
Les morts m’ont engraissé de trésors et d’honneur.

y – « Wenn mir nicht wär’ mit Todten wohl, So läg nicht mancher Acker, woll, etc. » (Bern. Mausol. IV. Wirz. K. Gesch. I, p. 383.)

l’évêque ventre-de-loup

Avec le droit papal je veux vivre et mourir.
Je suis vêtu de soie et dépense à plaisir ;
Je parais aux combats et je chasse à ma guise.
Si je vivais aux temps de la première Église,
J’aurais un drap grossier tout comme un villageoisz.
Nous étions des bergers et nous sommes des rois !
Mais avec les bergers je prétends me confondre…

z – « Wenn es stünd, wie im Anfang der Kilchen, Ich trüge vielleicht grobes Tuch und Zwilchen. » (Ibid.)

Une voix

Quand donc ?…

l’évêque

… Quand du troupeau la laine il faudra tondre.
Nous sommes des brebis les bergers et les loups ;
Elles doivent nous paître ou tomber sous nos coups.
Le pape à nos curés défend le mariage :
— C’est très bien — A ce joug le prêtre le plus sage
Ne saurait se soumettre — Eh bien, c’est mieux encor.
Qu’importe le scandale ? il accroît mon trésor,
Et je puis d’autant mieux mener un train de prince.
Je ne dédaigne pas le profit le plus mince.
Un prêtre avec l’argent a la femme qu’il veut.
Quatre florins par an… Je me bouche les yeux.
Lui naît-il des enfants… de nouveau la saignée…
Sur deux mille florins je compte par année.
S’ils étaient vertueux je n’aurais pas deux sousa.
Au pape en soit l’honneur !… Je l’adore à genoux.
Je veux vivre en sa foi, défendre son Église ;
Je veux jusqu’à la mort que ce dieu me suffise.

a – « Les expressions allemandes sont très fortes : « So bin Ich auf gut Deutsch ein Hurenwirth, etc. » (Bern. Mausol. IV, Wirz., K. Gesch., I, p. 383.)

Le Pape

Le peuple croit enfin qu’un prêtre ambitieux
Peut à sa volonté fermer, ouvrir les cieux.
Prêchez bien les décrets de l’élu du conclave :
Alors nous sommes rois, et le laïque esclave.
Mais si de l’Évangile on dresse l’étendard,
Tout est perdu pour nous. Il ne dit nulle part
Qu’il faut sacrifier, qu’il faut donner au prêtre.
Pour suivre l’Évangile il nous faudrait peut-être…
Vivre pauvre et mourir dans la simplicité.
Au lieu de ces coursiers où ma richesse brille,
De ces chars somptueux qui traînent ma famille,
Un ânon porterait ma sainte majestéb.
Non, je saurai garder ce qu’ont légué mes pères.
Ma foudre arrêtera des efforts téméraires.
Nous n’avons qu’à vouloir, l’univers est à nous.
C’est un dieu que le peuple adore à mes genoux.
Je monte, en l’écrasant, sur le trône du monde.
Je donne tout aux miens ; mais le laïque immonde
Doit fuir loin de nos biens, nos tributs et notre or.
Trois gouttes d’eau bénite empliront son trésor.

b – « Wir möchten fast kaum ein Eselein ha’n. » (Ibid.)

Nous ne poursuivrons pas cette traduction littérale du drame de Manuel. L’angoisse du clergé, lorsqu’il apprend les efforts des réformateurs, sa colère contre ceux qui menacent de troubler ses désordres, tout cela est peint des couleurs les plus vives. Les mœurs dissolues dont ce mystère présentait une si frappante image, étaient trop communes pour que chacun ne fût pas frappé de la vérité du tableau. Le peuple était agité. On entendait bien des plaisanteries en sortant du spectacle de la rue de la Croix ; mais quelques-uns étaient plus sérieux : ils parlaient de la liberté chrétienne, du despotisme du pape ; ils opposaient la simplicité évangélique aux pompes romaines. Bientôt les mépris du peuple débordèrent dans la rue. Le mercredi des Cendres on promena les indulgences dans toute la ville, en accompagnant cette procession de chants satiriques. Un grand coup avait été porté dans Berne et dans toute la Suisse, à l’antique édifice de la papauté.

Quelque temps après cette représentation eut lieu à Berne une autre comédie ; mais ici rien n’était inventé. Le clergé, le conseil, la bourgeoisie étaient assemblés devant la Porte-Supérieure ; ils attendaient le crâne de sainte Anne, que le fameux chevalier Albert de Stein avait été chercher à Lyon. A la fin Stein parut, tenant enveloppée dans une étoffe de soie la sainte relique, devant laquelle l’évêque de Lausanne avait, à son passage, plié le genou. Le crâne précieux est porté en procession à l’église des Dominicains ; les cloches retentissent, on entre dans l’église, on place avec grande solennité le crâne de la mère de Marie sur l’autel qui lui est consacré, derrière un somptueux treillis. Mais au milieu de toute cette joie arrive une lettre de l’abbé du couvent de Lyon où reposaient les restes de la sainte, annonçant que les moines avaient vendu au chevalier un os profane pris dans le cimetière, parmi les débris des morts. Cette mystification faite à l’illustre ville de Berne indigna profondément ses citoyens.

La Réformation avançait sur d’autres points de la Suisse. En 1521, un jeune Appenzellois, Walter Klarer, retourna de l’université de Paris dans son canton. Les écrits de Luther lui tombèrent entre les mains, et en 1522 il prêcha la doctrine évangélique avec tout le feu d’un jeune chrétien. Un aubergiste, membre du conseil appenzellois, nommé Rausberg, homme riche et pieux, ouvrit sa maison à tous les amis de la vérité. Un fameux capitaine, Barthélemy Berweger, qui s’était battu pour Jules II et pour Léon X, étant alors revenu de Rome, persécuta aussitôt les ministres évangéliques. Un jour pourtant, se souvenant d’avoir vu à Rome bien du mal, il se mit à lire la Bible et à suivre les sermons des nouveaux prédicateurs : ses yeux s’ouvrirent, et il embrassa l’Évangile. Voyant que la foule du peuple ne pouvait trouver place dans les temples : « Que l’on prêche dans les champs et sur les places publiques, » dit-il ; et, malgré une vive opposition, les collines, les prairies et les montagnes d’Appenzell retentirent souvent dès lors de la nouvelle du salut.

Cette doctrine, remontant le Rhin, parvenait même jusque dans l’antique Rhétie. Un jour, un étranger, venant de Zurich, passa le fleuve, et se présenta chez le maître sellier de Flasch, premier village des Grisons. Le sellier, Chrétien Anhorn, écouta avec étonnement les discours de son hôte. « Prêchez, » dit tout le village à l’étranger, qui s’appelait Jacques Burkli. Celui-ci se plaça devant l’autel ; une troupe de gens armés, ayant Anhorn en tête, l’entoura pour le défendre d’une attaque imprévue, et il leur annonça l’Évangile. Le bruit de cette prédication se répandit au loin, et le dimanche suivant une foule immense accourut. Bientôt une grande partie des habitants de ces contrées demandèrent la cène selon l’institution de Jésus-Christ. Mais un jour le tocsin retentit tout à coup dans Mayenfeld ; le peuple, effrayé, accourut ; les prêtres lui dépeignent le danger qui menace l’Église ; puis, à la tête de cette population fanatisée, ils courent à Flasch. Anhorn, qui travaillait dans les champs, frappé d’entendre le son des cloches à une heure si inusitée, retourne précipitamment chez lui, et cache Burkli dans une fosse profonde, creusée dans sa cave. Déjà la maison était entourée, les portes sont enfoncées ; on cherche partout le prédicateur hérétique, mais en vain ; à la fin, les persécuteurs abandonnent la placec.

c – « Anhorn, Wiedergeburt der Ev. Kirchen in den drey Bündten. Chur. 1680. Wirz, I, p. 557.

La Parole de Dieu se répandit dans toute la ligue des dix juridictions. Le curé de Mayenfeld, de retour de Rome, où, furieux des succès de l’Évangile, il s’était enfui, s’écria : « Rome m’a rendu évangélique ! » Et il devint un fervent réformateur. Bientôt la Réforme s’étendit dans la ligue de la maison de Dieu : « Oh ! si tu voyais comment les habitants des montagnes de la Rhétie jettent loin d’eux le joug de la captivité babylonienne ! » écrivait Salandronius à Vadian.

De révoltants désordres hâtaient le jour où Zurich et les pays voisins briseraient entièrement ce joug. Un maître d’école marié, désirant devenir prêtre, obtint à cet effet le consentement de sa femme, et ils se séparèrent. Le nouveau curé, trouvant impossible l’accomplissement du vœu du célibat, quitta, par ménagement pour sa femme, le lieu qu’elle habitait, et s’étant établi dans l’évêché de Constance, y forma des liens coupables. Sa femme accourut. Le pauvre prêtre eut compassion d’elle ; et, renvoyant celle qui avait usurpé ses droits, il reprit son épouse légitime. Aussitôt le procureur fiscal dressa sa plainte ; le vicaire général s’agita, les conseillers du consistoire délibérèrent ;… et l’on ordonna au curé d’abandonner ou sa femme ou son bénéfice. La pauvre épouse quitta, tout en larmes, la maison de son mari : sa rivale y rentra triomphante. L’Église se déclara satisfaite, et laissa dès lors tranquille le prêtre adultèred.

d – « Simml. Samml. VI. — Wirz K. Gesch., I, p. 275.

Peu après, un curé de Lucerne enleva une femme mariée et vécut avec elle. Le mari, s’étant rendu à Lucerne, profita de l’absence du prêtre pour reprendre sa femme. Comme il la ramenait, le curé séducteur les rencontra ; aussitôt il se jeta sur le mari offensé, et lui fit une blessure dont celui-ci mourute. Tous les hommes pieux sentaient la nécessité de rétablir la loi de Dieu, qui déclare le mariage honorable entre tous (Hébreux 13.4). Les ministres évangéliques avaient reconnu que la loi du célibat était d’une origine tout humaine, imposée par les pontifes romains et contraire à la Parole de Dieu, qui, en décrivant le véritable évêque, le représente comme époux et comme père (1 Timothée 3.2-4). Ils voyaient en même temps que de tous les abus qui s’étaient glissés dans l’Église aucun n’avait causé plus de vices et de scandales. Ils croyaient donc que c’était non seulement une chose légitime, mais encore un devoir devant Dieu, de s’y soustraire. Plusieurs d’entre eux rentrèrent alors dans l’ancienne voie des temps apostoliques. Xylotect était marié, Zwingle se maria aussi à cette époque.

e – « Hinc cum scorto redeuntem in itinere deprehendit, adgreditur, lethiferoque vulnere cædit et tandem moritur. » (Zw. Ep., p. 206.)

Nulle femme n’était plus considérée dans Zurich qu’Anna Reinhard, veuve de Meyer de Knonau, mère de Gerold. Elle avait été, dès l’arrivée de Zwingle, parmi ses auditeurs les plus assidus ; elle demeurait dans son voisinage, et il avait remarqué sa piété, sa modestie, sa tendresse pour ses enfants. Le jeune Gerold, qui était devenu comme son fils adoptif, le rapprocha encore plus de sa mère. Les épreuves par lesquelles avait déjà passé cette femme chrétienne, qui devait être un jour la plus cruellement éprouvée de toutes les femmes dont l’histoire nous ait conservé le souvenir, lui avaient donné une gravité qui faisait ressortir davantage encore ses vertus évangéliquesf. Elle avait alors environ trente-cinq ans, et sa fortune propre ne montait qu’à quatre cents florins. Ce fut sur elle que Zwingle jeta les yeux pour en faire la compagne de sa vie. Il comprenait tout ce qu’il y avait de sacré, d’intime dans l’union conjugale. Il l’appelait une très sainte allianceg. « De même que Christ, disait-il, est mort pour les siens et s’est donné ainsi tout entier à eux, de même aussi des époux doivent tout faire et tout souffrir l’un pour l’autre. » Mais Zwingle, en prenant Anna Reinhard pour femme, ne fit point encore connaître son mariage. C’est une faiblesse, sans doute condamnable, de cet homme d’ailleurs si résolu. Les lumières que lui et ses amis avaient acquises sur la question du célibat n’étaient pas générales. Des faibles pouvaient être scandalisés. Il craignit que son utilité dans l’Église ne fût paralysée si son mariage était rendu publich. Il sacrifia une partie de son bonheur à ces craintes, respectables peut-être, mais dont il eût dû s’affranchir.

f – « Anna Reinard, von Gerold Meyer von Knonau, p. 25.

g – « Ein hochheiliges Bündniss. » (Ibid.)

h – « Qui veritus sis te marito non tam feliciter usurum Christum in negotio Verbi sui. » (Zw. Ep., p. 333.)

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