Histoire de la Réformation du seizième siècle

17. L’Angleterre avant la Réforme

17.1

Introduction – Œuvre du seizième siècle – Unité et diversité – Nécessité de considérer l’ensemble de l’histoire religieuse de l’Angleterre – Établissement du christianisme dans la Grande-Bretagne – Formation du catholicisme ecclésiastique dans l’empire romain – C’est le christianisme spirituel que la Bretagne reçoit – Esclavage et conversion de Succat – Sa mission en Irlande – Pélage – Les Anglo-Saxons rétablissent le paganisme en Angleterre – Colomba à Iona – Doctrine évangélique – Presbytérat et épiscopat dans la Grande-Bretagne – Missions continentales des Bretons – Une négligence

Les puissances célestes qui depuis les premiers âges du christianisme avaient sommeillé dans l’humanité se réveillent au seizième siècle, et ce réveil enfante les temps modernes. L’Église est créée de nouveau et de cette création émanent les grands développements des lettres, des sciences, de la morale, de la liberté, de l’industrie, qui caractérisent de nos jours les nations de la chrétienté. Rien de tout cela n’eût existé sans la Réformation. Il faut à l’humanité, quand elle entre dans une ère nouvelle, le baptême de la foi. Au seizième siècle Dieu donna à l’homme cette consécration d’en haut, en le ramenant de la profession extérieure et du mécanisme des œuvres à la foi extérieure et vivante.

Ce ne fut pas sans luttes que cette transformation s’opéra. Ces luttes offrirent d’abord une remarquable unité. Au jour de l’attaque, une seule et même pensée anima tous les esprits ; après la victoire ils se divisèrent. L’unité de la foi subsista, mais la diversité des nationalités amena dans l’Église la diversité des formes ; nous allons en voir un grand exemple. La Réformation, qui avait commencé sa marche triomphante en Allemagne, en Suisse, en France et dans quelques autres contrées continentales, devait recevoir une force nouvelle par la conversion d’une île célèbre longtemps connue par son zèle pour Rome. Cette île allait joindre son drapeau au faisceau d’armes du protestantisme ; mais ce drapeau devait conserver ses propres couleurs. Quand l’Angleterre se réforma, ce fut une puissante individualité qui vint se rattacher à la grande unité.

Si nous recherchons les traits qui caractérisent la Réformation de la Grande-Bretagne, nous trouvons que plus qu’aucune autre elle eut un caractère social, national et véritablement humain ; il n’est aucun peuple où la Réformation ait produit au même degré cette moralité, cet ordre, cette liberté, cet esprit public, cette activité, qui sont les éléments essentiels de la grandeur d’une nation. Autant la papauté a abaissé la péninsule Ibérique, autant l’Évangile a élevé les îles Britanniques. L’étude que nous commençons offre donc un intérêt tout particulier. Cette étude, pour être utile, doit avoir un caractère d’universalité. Vouloir resserrer l’histoire d’un peuple dans l’espace de quelques années, et même d’un siècle, serait ôter à cette histoire la vérité et la vie. Nous aurions ainsi des traditions, des chroniques, des légendes ; nous n’aurions pas d’histoire. L’histoire est un organisme merveilleux, dont aucune partie ne doit être retranchée. Pour comprendre ce qui est, il faut connaître ce qui a été. L’humanité, comme l’homme lui-même, a une enfance, une jeunesse, un âge mûr, une vieillesse. L’humanité ancienne ou païenne, qui avait passé son enfance dans l’Orient au milieu des peuples anté-helléniques, eut sa jeunesse dans l’époque animée des Grecs, son âge viril dans les temps sérieux de la grandeur de Rome, et sa vieillesse sous la décadence de l’empire. L’humanité moderne a passé par des âges analogues ; elle parvient, lors de la Réformation, à celui de l’homme fait. Nous allons parcourir rapidement les destinées de l’Église d’Angleterre, dès les premiers temps du christianisme. Ces longues et lointaines préparations sont un des caractères distinctifs de sa réformation.

Cette Église passa avant le seizième siècle par deux grandes phases.

La première fut celle de sa formation ; la seconde celle de sa déformation.

Dans sa formation, elle fut apostolique orientale.

Dans sa déformation, elle fut successivement papiste nationale et papiste royale.

Après ces deux degrés de décadence, vint la dernière et grande phase de la Réformation.

Des navires partis de l’Asie Mineure, de la Grèce, d’Alexandrie, ou des colonies grecques des Gaules, se dirigeaient, au second siècle de l’ère chrétienne, vers les rives sauvages de la Bretagne. Au milieu de marchands avides, occupés à calculer les bénéfices qu’ils faisaient sur les produits de l’Orient dont leurs bâtiments étaient chargés, se trouvaient quelques hommes pieux, venus des bords du Méandre ou de l’Hermus, qui s’entretenaient paisiblement de la naissance, de la vie, de la mort, de la résurrection de Jésus de Nazareth ; et se réjouissaient de sauver par cette bonne nouvelle quelques-uns des païens vers lesquels ils se rendaient. Il paraît que quelques Bretons, prisonniers de guerre, ayant appris à connaître Christ pendant leur captivité, apportèrent aussi à leurs compatriotes la connaissance de ce Sauveur. Il se peut enfin que des soldats chrétiens, des Corneilles de ces armées impériales, dont les postes avancés arrivaient jusqu’au midi de l’Écosse, désireux de conquêtes plus durables, récitassent aux peuples qu’ils avaient soumis, les Écritures de Matthieu, de Jean et de Paul. Il importe peu de savoir si l’un des premiers convertis fut, comme on le dit, un prince nommé Lucius. Ce qui est certain, c’est que la nouvelle du Fils de l’Homme, crucifié et ressuscité sous Tibère, se répandit dans ces îles avec plus de rapidité que la domination même des empereurs, et qu’avant la fin du second siècle, des Églises adoraient Jésus-Christ au delà des murs d’Adrien, dans ces montagnes, ces bocages, ces Hébrides, que les druides remplissaient depuis des siècles de leurs mystères et de leurs sacrifices, et que les aigles romaines elles-mêmes n’avaient jamais atteintse. Ces Églises se formèrent d’après le type de l’Orient ; les Bretons se fussent sans doute refusés à recevoir le type de cette Rome dont ils détestaient le joug.

e – « Britannorum inaccessa Romanis loca Christo vero subdita. » (Tertullian., Contra Judæos, lib. VII.) Cet écrit, ne portant pas de traces de montanisme, semble appartenir à la première partie de la vie de Tertullien. (Voir aussi Origène, In Lucam, cap. i, homil. VI.)

La première chose que les chrétiens bretons reçurent de la capitale de l’empire, fut la persécution. Mais Dioclétien, en frappant dans la Grande-Bretagne les disciples de Jésus-Christ, en augmenta le nombref. Plusieurs chrétiens de la partie méridionale de l’île se réfugièrent en Ecosse, y construisirent d’humbles demeures, et, connus sous le nom de Culdées, y prièrent pour le salut de ce peuple. En voyant la sainteté de ces hommes de Dieu, des païens abandonnèrent en grand nombre leurs chênes sacrés, leurs grottes mystérieuses, leurs autels sanglants, et obéirent aux douces paroles de l’Évangile. Après la mort de ces pieux réfugiés, leurs cellules furent transformées en templesg. En 305, Constance Chlore, parvenu au trône des Augustes, mit fin à la persécution.

f – Lactantius, De mortibus persecutorum, cap. XII.

g – « Multi ex Brittonibus Christiani sævitiam Diocletiani timentes ad eos confugerant… ut vitæ functorum cells in templa commutarentur. » (Bachanan, IV, c. XXXXV)

Le christianisme qui fut apporté à ces peuples par des marchands, des soldats, des évangélistes, sans être le catholicisme ecclésiastique qui commençait alors dans l’empire romain, n’était sans doute pas l’évangélisme primitif des apôtres. L’Orient et le Midi ne pouvaient donner au Nord que ce qu’ils avaient eux-mêmes. Or, à la période créatrice et miraculeuse de l’Église, avait succédé la période humaine. Après les manifestations extraordinaires de l’Esprit-Saint, qui avaient produit le siècle apostolique, l’Église avait été laissée aux forces intimes de la Parole et du Consolateur. Mais les chrétiens ne comprirent point en général la vie spirituelle à laquelle ils étaient appelés. Dieu avait voulu leur donner une religion divine ; et ils en vinrent peu à peu à l’assimiler presque aux religions humaines. Au lieu de dire, dans l’esprit de l’Évangile : la Parole de Dieu d’abord, et par elle la doctrine et la vie ; la doctrine et la vie d’abord, et par elles les formes ; ils en vinrent à dire : les formes d’abord, et par les formes le salut. Ils attribuèrent aux évêques un pouvoir qui n’appartient qu’à la sainte Écriture ; au lieu de ministres de la Parole, ils voulurent avoir des prêtres ; au lieu d’un sacrifice intérieur, un sacrifice fait sur l’autel ; au lieu d’une Église vivante, des temples magnifiques. Ils se mirent à chercher dans les hommes, dans les cérémonies, dans les lieux saints, ce qu’ils devaient trouver dans la Parole et dans la foi vivante des enfants de Dieu. Ainsi, au christianisme évangélique succéda le catholicisme, et le catholicisme à son tour, par une dégénération graduelle, produisit plus tard la papauté.

Ce fut en Orient, en Afrique, en Italie que s’accomplit surtout cette fatale transformation. La Grande-Bretagne en fut d’abord relativement exempte. Au milieu des invasions sauvages des Scots et des Pictes, qui, s’élançant des contrées païennes de l’Ecosse et de l’Irlande, et se jetant dans de légers navires, portaient partout l’épouvante et réduisaient en esclavage des troupes de prisonniers, nous découvrons çà et là quelque chrétien, humble et intérieur, qui reçoit le salut, non par un sacramentalisme clérical, mais par l’œuvre du Saint-Esprit dans le cœur. La fin du quatrième siècle nous en fournit un illustre exemple.

Sur les rives pittoresques de la Clyde, non loin de Glasgow, au village chrétien de Bonavern, maintenant Kil-Patrick, s’ébattait alors un jeune garçon à l’âme tendre, doué d’un esprit vif, d’une infatigable activité. Né vers l’an 372, à Boulogne, dit-on, il avait été nommé Succath. Son père, Calpornius, diacre de l’église de Bonavern, homme simple et pieux, et sa mère Conchessa, sœur du célèbre Martin de Toursi, supérieure aux femmes de son siècle, s’étaient appliqués à faire pénétrer dans son cœur les doctrines chrétiennes ; mais Succat ne les avait point comprises. Plein de vigueur, il aimait le plaisir et se plaisait à entraîner après lui les jeunes gens de son âge. Au milieu de ses dissipations, il tomba dans une faute grave. Plus tard, ses parents ayant quitté l’Écosse, et s’étant établis avec leurs enfants dans l’Armorique (Bretagne gauloise), un malheur vint porter la désolation sous leur toit. Un jour que Succat se trouvait près de la mer, avec deux de ses sœurs, des pirates irlandais, conduits par O’Neal, l’enlevèrent ainsi que Lupita et Tigris ses sœurs, les transportèrent malgré leurs cris dans une barque et les vendirent en Irlande à un chef de ces peuplades païennes. Succat fut envoyé aux pâturages pour garder les pourceauxj. Alors seul dans ces campagnes désertes, sans prêtres, sans temples, le jeune esclave se rappela ces Écritures de Dieu, que sa pieuse mère lui avait souvent récitées ; il sentit la faute qu’il avait commise et qui pesait lourdement nuit et jour sur son âme coupable ; il poussa des soupirs, il versa des pleurs. Repentant, il se tourna vers le doux Sauveur, dont Conchessa lui avait tant parlé, il tomba à ses pieds dans cette île païenne, et crut sentir les bras d’un père qui relevait l’enfant prodigue. Succat naquit alors d’en haut, mais par un agent tellement spirituel, tellement intérieur, qu’il ne savait ni d’où il venait ni où il allait. L’Évangile fut écrit du doigt de Dieu sur la table de son cœur. « J’avais seize ans, dit-il, et je ne connaissais pas le vrai Dieu ; mais le Seigneur, dans cette terre étrangère, ouvrit mon es prit incrédule, et, quoique tard, je me rappelai mes péchés et me convertis de tout mon cœur au Seigneur mon Dieu, qui regarda à ma bassesse, eut pitié de ma jeunesse et de mon ignorance, et me consola comme un père console son enfantk. » Ces paroles d’un esclave gardant ses troupeaux au milieu des prairies d’Érin, nous font connaître le christianisme qui, au quatrième et au cinquième siècle, convertit beaucoup d’âmes dans les îles Britanniques. Rome y établit plus tard le règne du prêtre et le salut par les signes, indépendamment des dispositions du cœur ; mais la religion primitive de ces îles célèbres fut le christianisme vivant, dont le contenu est la grâce de Jésus-Christ, et dont la puissance est la grâce du Saint-Esprit. Le berger des bords de la Clyde faisait alors les expériences qu’ont faites après lui, dans ces mêmes îles, tant de chrétiens évangéliques. L’amour de Dieu croissait de plus en plus en moi, dit-il, avec la foi et la crainte de son nom. « L’Esprit me poussait tellement, que dans un seul jour, je faisais jusqu’à cent prières. Et même pendant la nuit, dans les forêts et sur les montagnes où je gardais mon troupeau, la pluie, la neige, la gelée et les souffrances que j’endurais me poussaient à chercher Dieu. Il n’y avait point en moi cette nonchalance que j’y vois à cette heure ; l’Esprit bouillonnait dans mon cœurl. » L’évangélisme vivait alors aux îles Britanniques dans la personne de cet esclave et chez d’autres chrétiens créés d’en haut comme lui et avant lui.

h – « In baptismo haud Patricium sed Succat a parentibus fuisse dictun. » (Usser., Brit. Eccl. Antiq., p. 438.)

i – « B. Martini Turonum archiopiscopi consanguineam. » (Ibid.)

j – « Cujus porcorum pastor erat. » (Usser., Brit. Eccl.Antiq., p. 43)

k – Et ibi Dominus aperuit sensum incredulitatis meæ, ut vel sero remorarem delicta mea et ut converterer toto corde ad Dominum Deum meum. » (Patr. Confess., ibid.)

l – Ut etiam in sylvis et monte manebam, et ante lucem excitaber ad orationem per nivem. Per gelu, per pluviam… quia tunc Spiritus in me fervebat. (Patr. Confess. Usser. 432.)

Deux fois captif et deux fois délivré, Succat, de retour dans sa famille, sentit dans son cœur un irrésistible appel. Il faut qu’il aille porter l’Évangile à ces païens de l’Irlande, au milieu desquels il a trouvé Jésus-Christ. En vain, ses parents et ses amis s’efforcent-ils de le retenir ; cet ardent désir le poursuit dans ses rêves ; il croit entendre pendant la nuit des voix sortant des forêts d’Érin, qui lui crient : « Viens, ô saint enfant, et demeure de nouveau parmi nous ! » Il se réveille tout en larmes, et le cœur plein des plus vives émotionsm. Il s’arrache des bras de ses parents ; il s’élance, non comme il faisait autrefois, quand, avec ses compagnons de jeu, il allait escalader la cime de quelques monts, mais avec un cœur plein de la charité de Christ ; il part. « Cela ne se fit pas dans ma propre force, dit-il, ce fut Dieu qui surmonta tout. »

m – Valde compunctus sum corde et sic expergefactus. (Ibid. p. 433.)

Succat, que l’on appela plus tard Patrick, et au nom duquel, comme à celui de saint Pierre et d’autres serviteurs de Dieu, on a rattaché bien des superstitions, retourna en Irlande, mais sans passer par Rome, comme l’a prétendu un historien du douzième sièclen. Toujours vif, prompt, ingénieux, il rassemblait dans les champs ces peuplades païennes, en battant des timbales, puis il leur racontait, dans leur propre langue, l’histoire du Fils de Dieu. Bientôt ces simples récits exercèrent sur ces esprits grossiers leur divine puissance. Beaucoup d’âmes se convertirent par la prédication de la Parole de Dieu, et non par des sacrements extérieurs ou par l’adoration des images. Le fils d’un seigneur, que Patrick nomma Bénignus, apprenait de lui à prêcher l’Evangile et devait un jour lui succéder. Dubrach Mac Valubair, barde de la cour, chantait, non plus des hymnes druidiques, mais des cantiques adressés à Jésus-Christ. Patrick ne fut pas complètement à l’abri des erreurs de son siècle ; peut-être crut-il à de pieux miracles, mais en général c’est l’Evangile que nous rencontrons dans les premiers temps de l’Eglise britannique. Un jour l’Irlande sentira sans doute de nouveau la puissance du Saint-Esprit qui la convertit alors par le ministère d’un Ecossais.

n – Jocelinus, Vita in Acta Sanctorum.

Peu avant l’évangélisation de Patrick en Irlande, un Breton, nommé Pélage, s’étant rendu en Italie, en Afrique et jusqu’en Palestine, y avait soutenu une doctrine étrange. Voulant combattre le relâchement moral dans lequel la plupart des chrétiens de ces contrées étaient tombés et qui contrastait, ce semble, avec la rigidité britannique, il avait nié le péché originel, exalté le libre arbitre et prétendu que si l’homme faisait usage de toutes les forces de sa nature, il atteindrait la perfection. On ne voit pas qu’il ait enseigné ces doctrines dans sa patrie ; mais du continent, où il les avait répandues, elles revinrent dans la Grande-Bretagne. Alors les Églises britanniques refusèrent de recevoir ce dogme pervers, dit leur historien, et de blasphémer ainsi la grâce de Jésus-Christo. » Elles ne paraissent pas avoir eu la doctrine stricte de saint Augustin ; elles croyaient bien que l’homme a besoin d’un changement intérieur, et qu’une force divine seule peut l’accomplir ; mais comme les Églises d’Asie, dont elles étaient issues, elles semblent avoir accordé quelque chose à la force naturelle dans l’œuvre de la conversion ; et Pélage, dans une bonne intention, paraît-il, était allé encore plus loin. Quoi qu’il en soit, ces Églises, étrangères à cette controverse, n’en connaissaient pas toutes les subtilités ; deux évêques gaulois, Germain et Loup, vinrent donc à leur aide, et « ceux qui avaient été pervertis rentrèrent dans la voie de la véritép. »

o – Verum Britanni cum neque suscipere dogma perversum, gratiam Christi blasphemando nullatenus vellent. (Beda, Hist. Angl. Lib. 1. Cap. 17 et 21.)

p – Depravati viam correctionis agnoscerent. (Ibid.)

Peu après, des événements d’une haute importance se passèrent dans la Grande-Bretagne, et la lumière de la foi disparut devant une nuit profonde. En 430, Hengist, de Horsa, et leurs Anglo-Saxons, appelés par les habitants, que désolaient les irruptions des Pictes et des Scots, tournèrent presque aussitôt leur glaive contre le peuple qui avait imploré leur secours, et l’est et le midi de la Grande-Bretagne furent remplis de pillage et de sang. Le christianisme fut généralement refoulé avec les Bretons dans le pays de Galles et les montagnes de Cornouailles et du Northumberland. De nombreuses familles bretonnes restèrent, il est vrai, au milieu des vainqueurs, mais sans avoir sur eux d’influence religieuse. Tandis que les races conquérantes établies à Paris, à Ravenne, à Tolède, déposaient peu à peu leur paganisme et leur barbarie sur les rives de la Seine, de l’Adriatique et du Tage, les mœurs sauvages des Saxons régnaient sans s’adoucir dans les royaumes de l’Heptarchie, et partout des temples de Thor remplaçaient les églises où l’on adorait Jésus-Christ. Les Gaules et le sud de l’Europe, qui présentaient encore aux Barbares les derniers trophées de la grandeur romaine, avaient seuls la puissance d’inspirer quelque respect aux redoutables Germains et de transformer leur foi. Dès lors, les Grecs, les Latins, et même les Goths convertis, regardèrent de loin cette île fabuleuse, avec une indicible horreur. La terre, disait-on, y est couverte de serpents ; l’air y est rempli d’exhalaisons mortelles ; les esprits des morts y sont transportés à minuit des rives de la Gaule. Des bateliers, fils, comme Caron, de l’Érèbe et de la Nuit, passent dans leur barque ces ombres invisibles, dont ils entendent en frissonnant les chuchotements mystérieux. L’Angleterre, d’où la vie devait un jour se répandre dans le monde habitable, était alors le rendez-vous des morts. Toutefois le christianisme des îles Britanniques ne devait pas être anéanti par les invasions des barbares ; il y avait en lui une force qui le rendait capable d’une résistance énergique.

Au milieu des Églises que la prédication de Succat avait formées, se trouvait, environ deux siècles après lui, un homme pieux, Colomba, fils de Feidlimyd, fils de Fergus. Estimant la croix de Jésus-Christ plus que le sang royal qui coulait dans ses veines, il avait résolu de se donner à ce Roi du ciel. Ne rendra-t-il pas au pays d’où est venu Succat ce que Succat a apporté au sien ? J’irai, dit-il, prêcher en Écosse la Parole de Dieuq ; » car c’était de la Parole de Dieu et non d’un hiérarchisme ecclésiastique qu’il s’agissait alors. Le petit-fils de Fergus fait passer le feu qui l’anime dans le cœur de quelques chrétiens ; ils se rendent sur le bord de la mer, coupent les branches flexibles d’un saule, en construisent un frêle bateau, le recouvrent des peaux de quelques bêtes, puis se placent dans cet esquif grossier (c’était l’an 565), et cette troupe de missionnaires, ballottée par l’Océan, arrive dans les eaux des Hébrides. Colomba s’arrêta près des stériles rochers de Mull, au midi des grottes basaltiques de Staffa, et s’établit dans une petite île, qui fut nommée « l’île de la cellule de Colomba, » I-Colm-Kill ou loua. Des Culdées chrétiens, chassés par les luttes des Pictes et des Scots, s’y étaient déjà réfugiés. Le missionnaire y éleva une chapelle dont les murailles, dit-onr, existent encore, au milieu des ruines plus majestueuses d’un âge postérieur. Quelques auteurs ont placé Colomba au premier rang après les apôtress. On ne trouve pas, il est vrai, en lui la foi d’un Paul ou d’un Jean ; mais il vivait en la présence de Dieu ; il traitait durement son corps ; il couchait, dit-on, sur la terre, n’ayant qu’une pierre pour oreiller ; et au milieu de ces mœurs si rudes, de ces scènes si graves, la figure du missionnaire, éclairée par le soleil divin, rayonnait d’amour et manifestait la joie et la sérénité de son âmet. Sujet aux mêmes passions que nous, il luttait contre ses faiblesses, et ne voulait pas qu’un moment fût perdu pour la gloire de Dieu ; il priait, il lisait, il écrivait, il enseignait, il prêchait, il rachetait le temps. D’un infatigable activité, il allait de maison en maison et de royaume en royaume. Le roi des Pictes fut converti ; beaucoup de ses sujets le furent de même ; de précieux manuscrits furent transportés à Iona ; une école théologique y fut établie ; la Parole y fut étudiée, et plusieurs y reçurent par la foi le salut qui est en Jésus-Christ. Bientôt l’esprit missionnaire souffla sur ce rocher de l’Océan fécondé par l’Irlande, nommé à juste titre, « la lumière du monde occidental. »

q – Prædicaturus verbum Dei. (Usser. Antiq. P. 359.)

r – Je visitai loua, en 1845, avec le docteur Patrick Mac-Farlane, et je vis ces ruines. Une partie de l’édifice semble être d’une architecture primitive.

s – Nulli post apostolos secundus. (Notker.)

t – Qui de prosapia regali claruit.
Sed morum gratia magis emicuit.
(Usser. Antiq. p. 360.)

Le sacerdotalisme judaïque qui commençait à s’établir dans l’Église chrétienne ne domina point à Iona ; il y avait des formes, mais ce n’était pas en elles que l’on cherchait la vie ; c’était l’Esprit-Saint qui faisait, selon Colomba, un serviteur de Dieu. Quand les jeunes fils de la Calédonie se réunissaient autour des anciens, sur ces rives sauvages ou dans l’humble chapelle : « La sainte Écriture, leur disaient ces ministres du Seigneur, est la règle uni que de la foiu. Rejetez tout mérite des œuvres, et n’attendez votre salut que de la grâce de Dieuv. Gardez-vous d’une religion qui consiste dans des pratiques extérieures ; il vaut mieux conserver son cœur pur devant Dieu, que s’abstenir des viandesw. Un seul est votre chef, Jésus-Christ. Les évêques et les presbyters sont égauxx ; ils doivent être maris d’une seule femme et tenir leurs enfants dans la soumissiony.

u – Prolatis Sanctæ scripturæ testimoniis. » (Adomn. liv. I. c. 22.)

v – L’évêque Munter, « Altbritische Kirche. » (Stud. Und Krit. 6, p. 745.)

w – « Meliores sunt ergo qui non magno opere jejunant, cor intrinsecus nitidum coram Deo sollicite servantes. » (Gildas in ejusd. Synod. Append.)

x – In Hibernia episcopi et presbyteri unum sunt. (Ekkehardi liber. Arx. Geschichte von S. Gall. 1, p. 267.)

y – Patrem habui Calpornium diaconum filium quondam Potiti Presbyteri. (Patricii Confessio.) Des évêques irlandais étaient encore mariés au douzième siècle. (Bernard., Vita Malachiæ, cap. X.)

Ces sages de Iona ne connaissaient ni la transsubstantiation, ni le retranchement de la coupe dans la sainte cène, ni la confession auriculaire, ni l’invocation des morts, ni les cierges, ni l’encens ; ils célébraient la Pâque un autre jour qu’à Romez ; des assemblées synodales y réglaient les intérêts de l’Église, et la primauté papale y était inconnuea. Le soleil de l’Évangile éclairait ces rives sauvages. Un jour, la Grande-Bretagne devait retrouver avec un éclat plus pur le même soleil et le même Évangile.

z – In die quidem dominica alia tamen quam dicebat hedomade celebrabant. (Beda, lib. 3. Cap. 4.)

a – Augustinus novam religionem docet… dum ad unius episcopi romani dominatum omnia revocat. (Buchan. Lib. 5. Cap. 36.)

Iona, présidée par un simple ancienb, était devenue une maison missionnaire ; on l’a appelée quelquefois un monastère, mais l’habitation du petit-fils de Fergus, ne ressemblait point aux couvents de la papauté. Quand les jeunes disciples qui l’habitaient voulurent répandre la connaissance du Christ, ils ne pensèrent point à quitter ces lieux pour chercher ailleurs une consécration épiscopale. A genoux dans la chapelle d’I-Colm-Kill, ils furent mis à part par l’imposition des mains des anciens, ils furent appelés évêques, et ils restèrent soumis à l’ancien ou presbyter de Iona. Ils consacrèrent même d’autres évêques ; ainsi Finan imposa les mains à Diuma, évêque de Middlesex. Ces chrétiens bretons attachaient une grande importance au ministère ; mais non à ce qu’il existât sous une forme plutôt que sous une autre. Presbytérat et épiscopat étaient pour eux, comme pour l’Église primitivec, presque identiques. — Plus tard encore, ni Bède le Vénérable, ni Lanfranc, ni Anselme (ces deux derniers, archevêques de Cantorbéry), ne firent aucune objection aux consécrations d’évêques bretons faites par de simples presbytersd. L’élément religieux et moral, qui est celui du christianisme, dominait encore ; l’élément sacerdotal, qui caractérise les religions humaines, soit chez les Brahmanes, soit ailleurs, avait, il est vrai, commencé à paraître, mais n’avait, au moins dans la Grande-Bretagne, qu’une place fort subordonnée. Le christianisme était encore une religion et non une caste. On ne demandait pas à un serviteur de Dieu, comme garantie de sa capacité, une série de noms d’hommes, se succédant l’un à l’autre, comme les grains d’un chapelet ; on avait du ministère des idées graves, nobles, saintes ; son autorité provenait uniquement du chef Jésus-Christ.

b – Habere autem solet ipsa insula rectorem semper abbatem presbyterum cujus juri et omnis provincia et ipsi etiam episcopi, ordine inusitato, debeant esse subjecti, juxta exemplum primi docoris illius qui non episcopus sed presbyter exstitit et monachus. (Beda, Hist. Eccl. 3. Cap. 4.)

c – Idem est ergo presbyter qui episcopus, et antequam diaboli instinctu studia in religione fierent… communi presbyterorum concilio Ecclesiæ gubernabantur. Indifferenter de episcopo quasi de presbytero est loquutus (Paulus)… sciant episcopi se, magis consuetudine quam dispositionis dominicæ veritate, presbyteris esse majores. (Hieronymus ad Titum, 1, p. 5.)

d – L’évêque Munter fait cette remarque dans sa dissertation sur l’ancienne Église bretonne, sur l’identité primitive des évêques et des prêtres et la consécration épiscopale. (Studien und Kritiken. 1833.)

Le feu missionnaire, que le petit-fils de Fergus avait allumé dans une île solitaire, gagna bientôt toute la Grande-Bretagne. Ce n’est plus en Irlande ou à Iona seulement, c’est dans d’autres lieux que l’esprit d’évangélisation se réveille. Le goût des voyages était déjà pour ces peuples une seconde naturee. Pleins de hardiesse, des hommes de Dieu prennent la résolution de porter le flambeau évangélique sur le continent, dans de vastes déserts semés çà et là de peuplades barbares et païennes. Ce n’est pas comme antagonistes de Rome qu’ils y vont ; il n’y avait pas même lieu alors à un tel antagonisme ; mais Bangor et Iona, moins illustres que Rome dans l’histoire des peuples, possédaient une foi plus vivante que la cité des Césars, et cette foi, signe infaillible de la présence de Jésus-Christ, donnait à ceux qu’elle animait, le droit d’évangéliser le monde, sans que Rome eût rien à y voir.

e – Natio Scotorum quibus consuetudo peregrinandi jam pæne in naturam conversa est. (Vita S. Galli, s. 47.)

Les évêques missionnaires des îles Britanniques s’avancent doncf, et parcourent les Pays-Bas, la Gaule, la Suisse, l’Allemagne et même l’Italieg. L’Église libre des Bretons et des Scots, fait plus pour la conversion de l’Europe centrale que l’Église à moitié asservie des Romains. Ces missionnaires ne sont pas orgueilleux comme les prêtres d’Italie ; ils se nourrissent du travail de leurs mains. Colomban (qu’il faut bien distinguer de Colombah) « sentant brûler dans son cœur le feu que le Seigneur est venu allumer sur la terrei, » part de Bangor (Irlande), en 590, avec douze missionnaires, porte l’Évangile aux Bourguignons, aux Francs, aux Suisses, le prêche au milieu de nombreuses persécutions, laisse son disciple Gall en Helvétie, et s’en va mourir à Bobbio, honorant Rome chrétienne, mais mettant au-dessus d’elle l’Église de Jérusalemj, exhortant Rome à se tenir en garde contre la corruption et lui déclarant qu’elle ne peut avoir la puissance qu’autant que la vraie doctrine (recta ratio) lui demeurera. Ainsi la Bretagne est fidèle à planter l’étendard de Christ au centre de l’Europe, on dirait que ce peuple inconnu est un nouvel Israël, et que I-Colm-Kill et Bangor ont hérité des vertus de Sion. Cependant ils auraient dû faire davantage ; ils auraient dû prêcher, non seulement aux païens du continent, à ceux du nord de l’Écosse et de la lointaine Islande, mais aussi aux Saxons encore païens de l’Angleterre. Ils firent bien quelques essais, mais tandis que les Bretons considéraient leurs conquérants comme les ennemis de Dieu et des hommes, et ne prononçaient leur nom qu’avec horreurk, les Saxons refusaient de se convertir à la voix de leurs esclaves. En négligeant ce champ, les Bretons y appelèrent d’autres ouvriers, et cette négligence livra l’Angleterre à la puissance étrangère qui lui a si longtemps imposé son joug.

f – On les appelait episcopi regionarii, parce qu’ils n’avaient pas de sièges particuliers.

g – Antiquo tempore doctissimi solebant magistri de Hibernia Britanniam, Galliam, Italiam venire, et multos per ecclesias christi fecisse profectus. (Alcuin, Epp. 221.)

h – H. Ang. Thierry (Hist. de la conquête de l'Angleterre) a fait de Colomba et de Colomban un seul et même personnage. Colomba évangélisait en Ecosse vers 560, et mourut en 597 ; Colomban évangélisait parmi les Bourguignons vers 600, et mourut en 615.

i – Ignitum igne Domini desiderium. (Mabillon. Acta, p. 9.)

j – Salva loci dominicæ resurrectionis singulari prærogativa. (Columb. Vita, s. 10.)

k – Nefandi nominis Saxoni Deo hominibusque invisi. (Gildas, De excidio Britanniæ)

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