Histoire de la Réformation du seizième siècle

19.1

L’Église et l’État – Henri VIII fut-il le réformateur de son peuple ? – L’Église est créée par l’Esprit de Dieu – Nécessité de la liberté – Le Testament de Christ et la cour de Rome – Les Nouveaux Testaments arrivent – Le curé de Tous-les-Saints – Dissémination des Écritures – Ce qu’on y trouve – Le Testament, la Loi, l’Évangile – Le gendre de Th. More – Le Testament vendu à Oxford – Henri VIII et son valet de chambre – Une séance dans le cabinet du roi – La Supplique des mendiants – Comment on ruine un État – Jugement du roi – La procession de la Chandeleur – Supplique des âmes du Purgatoire

L’Église et l’État sont essentiellement distincts ; c’est de Dieu, il est vrai, qu’il reçoivent l’un et l’autre leur tâche, mais cette tâche est différente. Celle de l’Église est d’amener les hommes à Dieu ; celle de l’État est d’assurer le développement terrestre d’un peuple, conformément à son caractère propre. Il y a certaines limites, tracées par l’esprit particulier d’une nation, dans lesquelles l’État doit se renfermer ; tandis que l’Église, n’ayant d’autres bornes que l’humanité, a un caractère universel qui la place au-dessus de toutes les différences nationales. Il faut maintenir ces deux traits distinctifs. Un État qui veut être universel s’égare ; une Église qui veut être sectaire déchoit. Néanmoins, l’Église et l’État, ces deux pôles de la vie sociale, tout en étant à plusieurs égards opposés, sont loin de s’exclure d’une manière absolue. L’Église a besoin de cette justice, de cet ordre, de cette liberté, que l’État doit maintenir ; mais l’État surtout a besoin de l’Église. Si Jésus peut se passer des rois pour établir son règne, les rois ne peuvent se passer de Jésus pour faire prospérer le leur. Le droit, qui est le principe fondamental de l’État, est sans cesse entravé dans sa marche par la puissance intérieure du péché, et comme la force ne peut rien contre cette puissance, il faut à l’État l’Évangile, pour la surmonter ; le pays le plus prospère sera toujours celui où l’Église sera le plus évangélique. Ces deux sociétés ayant ainsi besoin l’une de l’autre, on doit s’attendre, quand il y a dans le monde une puissante manifestation religieuse, à voir paraître sur la scène non seulement les petits, mais aussi les grands de l’État. Ne soyons pas surpris d’y rencontrer Henri VIII, mais efforçons-nous d’apprécier le rôle qu’il a rempli.

Si la Réformation, surtout en Angleterre, se trouva nécessairement mêlée avec l’État, même avec le monde, ce ne fut ni de l’État, ni du monde qu’elle provint. Il y eut beaucoup de mondanité sous le règne de Henri VIII, des passions, des violences, des fêtes, un procès, un divorce ; et quelques historiens appellent cela l'Histoire de la Réformation de l'Angleterre. Nous ne passerons point sous silence ces manifestations de la vie mondaine ; quelque opposées qu’elles soient à la vie chrétienne, elles sont dans l’histoire, ce n’est pas à nous à les en ôter. Mais, certes, elles ne sont pas la Réforme elle-même ; c’est d’un tout autre foyer que partait la divine lumière qui se levait alors sur l’humanité.

Dire que Henri Tudor fut le réformateur de son peuple, c’est ignorer l’histoire. La puissance royale, en Angleterre, combattit et favorisa tour à tour la réforme de l’Église ; mais elle la combattit avant de la favoriser, et plus qu’elle ne la favorisa. Cette grande transformation commença et s’étendit par ses propres forces, par l’Esprit qui descend d’en haut.

Quand l’Église a perdu la vie qui lui est propre, il faut qu’elle se remette en contact avec son principe créateur, c’est-à-dire avec la Parole de Dieu. De même que les seaux d’une roue destinée à arroser des prairies n’ont pas plutôt versé leurs eaux vivifiantes, qu’ils se replongent derechef dans le fleuve pour s’y remplir encore, de même chaque génération, vide de l’Esprit de Christ, doit retourner à la source divine, pour en être remplie de nouveau. Les paroles primitives qui créèrent l’Église nous ont été conservées dans les Évangiles, les Actes, les Épîtres ; et une humble lecture de ces divins écrits créera en tout temps la communion des saints. Ce fut Dieu qui fut le père de la Réformation, et non Henri VIII. Ce monde visible, qui brilla alors d’un si grand éclat, ces princes, ces jeux, ces grands, ces procès, ces lois, loin d’opérer la Réforme, étaient propres à l’étouffer ; mais la lumière et la chaleur vinrent du ciel, et la création nouvelle s’accomplit.

Un grand nombre de bourgeois, de prêtres et de nobles possédaient, sous Henri VIII, ce degré de culture qui favorise l’action des livres saints. Il suffisait que cette semence divine fût répandue sur ce sol bien préparé, pour que l’œuvre de la germination s’accomplît.

Une heure non moins importante s’approchait aussi, c’était celle où l’action de la papauté devait finir. Cette heure n’était pas encore là. Dieu créait d’abord au dedans, par sa Parole, une Eglise spirituelle, avant de briser au dehors, par ses dispensations, les liens qui avaient si longtemps attaché l’Angleterre à la puissance de Rome. Il voulait donner d’abord la vérité et la vie, et ensuite la liberté. On a dit quelque part que si le pape avait consenti à la réforme des abus et des doctrines, à condition qu’il garderait sa position, la révolution religieuse ne se fût pas contentée à ce prix, et qu’après avoir demandé la réforme, elle aurait demandé la liberté. Le seul reproche que l’on puisse faire à cette assertion, c’est d’être surabondamment vraie. La liberté était une partie intégrante de la Réforme, et un des changements impérieusement requis était de retirer au pape l’autorité religieuse, et de la restituer à la Parole de Dieu. Il y eut au seizième siècle une grande effusion de vie chrétienne en France, en Italie, en Espagne ; d’innombrables martyrs en font foi, et l’histoire nous atteste que pour transformer ces trois grands peuples, il ne manqua à l’Evangile que la libertéa. « Si nous nous étions mis à l’œuvre deux mois plus tard, a dit un grand inquisiteur d’Espagne qui s’est baigné dans le sang des saints, il n’était plus temps ; l’Espagne était perdue pour l’Eglise romaine. » On peut donc croire que si l’Italie, l’Espagne et la France avaient eu quelque roi généreux pour arrêter les satellites du pape, la France, l’Espagne et l’Italie, entraînées par la puissance rénovatrice de l’Evangile, fussent entrées dans une ère de liberté et de foi.

a – Geddes’s Martyrology. Gonsalvi, Mart. Hisp. Llorente. Inquis.

Les luttes de l’Angleterre avec la papauté commencèrent peu après la dissémination du Nouveau Testament anglais de Tyndale. L’époque à laquelle nous sommes parvenus met donc à la fois sous nos yeux le Testament de Jésus-Christ et la cour de Rome ; nous pouvons ainsi étudier les hommes et les œuvres qu’ils produisent, et faire une équitable appréciation de ces deux grands principes qui se disputent l’autorité dans l’Église.

C’était vers la fin de l’an 1525 ; le Nouveau Testament anglais passait la mer ; cinq marchands pieux des villes anséatiques s’en étaient chargés. Épris des saintes Écritures, ils les avaient fait porter sur leurs navires, les avaient cachées au milieu de leurs marchandises, puis, d’Anvers, ils avaient fait voile pour Londres. Ainsi s’avançaient vers la Grande-Bretagne ces feuilles précieuses qui allaient devenir sa lumière et la source de sa grandeur. Les marchands (à qui leur zèle devait coûter cher) n’étaient pas sans crainte. Cochlée n’avait-il pas fait donner des ordres dans tous les ports pour empêcher l’entrée de la précieuse cargaison qu’ils apportaient à l’Angleterre ? On arrive, on jette l’ancre ; on met la chaloupe à l’eau pour se rendre au rivage ; que va-t-on y trouver ? Sans doute les agents de Tonstall, de Wolsey, de Henri, prêts à enlever les Nouveaux Testaments !On aborde, on retourne au navire, on va, on vient ; le déchargement s’effectue ; aucun ennemi ne se présente, et nul n’a l’air de supposer que ces vaisseaux contiennent un si grand trésor.

Au moment où ce fret sans prix remontait la Tamise, une main invisible avait dispersé les douaniers. L’évêque de Londres, Tonstall, avait été envoyé en Espagne ; Wolsey était plongé dans des combinaisons politiques avec l’Ecosse, la France et l’Empire ; Henri VIII, chassé de sa capitale par un hiver malsain, passait les fêtes de Noël à Eltham ; et les cours de justice elles-mêmes, effrayées par une mortalité extraordinaire, avaient suspendu leurs séances. Dieu, si l’on peut ainsi parler, avait envoyé son ange pour éloigner les gardes.

Ne voyant rien qui pût les arrêter, les cinq marchands qui avaient leurs établissements dans la rue de la Tamise, sur la place appelée Steelyard, se hâtèrent de cacher dans leurs magasins leur précieux dépôt. Mais qui le recevra ? qui se chargera de répandre ces saintes Écritures à Londres, à Oxford, à Cambridge, dans toute l’Angleterre ? C’est peu de chose qu’elles aient passé la mer. — Le principal instrument dont Dieu allait se servir pour les disséminer devait être un humble serviteur de Christ.

Dans une rue étroite de Londres, attenante à Cheapside (Honey Lane), s’élevaient les vieilles murailles de l’église de Tous-les-Saints (All Hallows), dont Robert Forman était le recteur. Il avait pour vicaire un homme simple, d’une imagination vive, d’une conscience délicate, d’un naturel craintif, mais rendu courageux par la foi dont il devait être martyr. Ce prêtre, nommé Thomas Garret, ayant cru à l’Évangile, conjurait ses auditeurs de se convertirb ; il insistait sur ce que les œuvres, quelque bonnes qu’elles fussent en apparence, n’étaient nullement capables de justifier le pécheur, et affirmait que la foi seule pouvait le sauverc. Il soutenait que tout homme avait le droit d’annoncer la Parole de Dieud ; et il appelait pharisiens les évêques qui persécutaient les chrétiens. La parole si vivante et si douce de Garret attirait une grande foule ; et pour plusieurs de ses auditeurs, la rue où il prêchait se trouva justement nommée Honey Lane, car ils y trouvaient le miel qui découle du Rochere. Mais Garret allait se rendre coupable aux yeux des prêtres d’une faute plus grave encore que la prédication de la foi. On cherchait quelque lieu sûr où l’on pût mettre en dépôt les Nouveaux Testaments et les autres livres envoyés d’Allemagne ; le vicaire offrit sa maison, y transporta en secret les saints exemplaires, les plaça dans les réduits les plus cachés, et fit autour de cette sainte bibliothèque une garde fidèlef. Il ne s’en tint pas là. Il étudiait nuit et jour ces saints livres, il formait des assemblées évangéliques, il lisait la Parole aux bourgeois de Londres, il leur en expliquait les doctrines. Enfin, non content d’être à la fois étudiant, bibliothécaire et prédicateur, il se fit marchand et vendit le Nouveau Testament à des laïques, à des prêtres même et à des moines, en sorte que la sainte Ecriture se répandait dans tout le royaumeg. Ce prêtre humble et timide faisait alors à lui seul l’œuvre biblique de l’Angleterre.

b – Earnestly labored to call us to repentance. (Becon, 3 p. 11.)

c – Quod opera nostra quantumvis bona in specie nihil conducunt ad justificationem nec ad meritum, sed sola fides. (Foxe, Acts, 5 p. 428.)

d – Every man may preach the word of God. (Ibid.)

e – Psa.81.16.

f – Having the said books in his custody. (Foxe, Acts, 5 p. 428.)

g – Dispersing abroad of the said books within this realm. (Ibid. p. 428.)

Ainsi la Parole de Dieu, présentée aux savants par Érasme, en 1517, était donnée au peuple par Tyndale, en 1526. Dans les presbytères, les cellules, mais surtout les cabanes et les boutiques, une foule de personnes lisaient le Nouveau Testament. La clarté de l’Écriture sainte frappait les lecteurs. Ce n’était pas les formes systématiques ou aphoristiques de l’école, c’était le langage de la vie humaine, que l’on trouvait dans ce divin écrit ; tantôt une conversation et tantôt un discours ; tantôt un récit et tantôt une comparaison ; tantôt une sentence et tantôt un raisonnement ; ici un oracle et là une prière. Tout n’était pas doctrine, tout n’était pas histoire ; mais ces deux éléments, fondus l’un dans l’autre, faisaient un admirable ensemble. La vie si divine et si humaine du Sauveur avait surtout un attrait inexprimable qui captivait les simples. Une œuvre de Jésus en expliquait une autre, et les grands faits de la rédemption, la naissance, la mort, la résurrection du Fils de Dieu et l’envoi de son Saint-Esprit, se complétaient en se succédant. L’autorité des enseignements de Christ, qui contrastait si fort avec les doutes de l’école, augmentait pour les lecteurs la clarté de ses discours ; car plus une vérité est certaine, plus elle frappe distinctement l’intelligence. Des explications académiques n’étaient pas nécessaires à ces nobles, à ces fermiers, à ces bourgeois. C’est à moi, disait chacun, c’est pour moi, c’est de moi que ce livre parle. C’est moi que regardent toutes ces promesses et ces enseignements. Cette chute et cette restauration… sont les miennes. Cette mort ancienne et cette vie nouvelle… j’y ai passé… Cette chair et cet esprit… je les connais. Cette loi et cette grâce, cette foi, ces œuvres, cette servitude, cette gloire, ce Christ et ce Bélial, tout cela m’est familier. C’est mon histoire que je trouve dans ce livre. — Ainsi chacun avait dans sa propre expérience, par le secours de l’Esprit-Saint, la clef des mystères de la Bible. Pour comprendre certains auteurs, certains philosophes, il faut que la vie intime du lecteur soit en harmonie avec la leur ; il faut de même une affinité intime avec les livres saints pour pénétrer dans leurs mystères. « L’homme qui n’a pas l’Esprit de Dieu, avait dit un réformateur, n’entend pas un seul iota dans toute l’Écritureh. » Or, cette condition était remplie, l’Esprit de Dieu se mouvait sur le dessus des eauxi.

h – Nullus homo unum iota in Scripturis sacris videt, nisi qui spiritum Dei habet. (Luther, de servo arbitrio, Witt. 2 p. 424.)

iGenèse 1.2.

Telle était alors l’herméneutique de la Grande-Bretagne. Tyndale lui-même en avait donné l’exemple, en expliquant quelques-uns des mots qui pouvaient arrêter ses lecteurs. « Le Nouveau Testament !… disait quelque fermier en prenant le livre ; qu’est-ce que ce Testament-là ? — Christ, répondait Tyndale dans son prologue, a commandé à ses disciples, avant sa mort, de publier sur toute la terre sa volonté dernière, qui est de donner tous ses biens à ceux qui se convertissent et qui croientj. Il leur lègue sa justice pour effacer leurs péchés, son salut pour surmonter leur condamnation ; et c’est pour cela que ce document s’appelle le Testament de Jésus-Christ. »

j – To give unto all that repent and believe all his goods. (Tyndale’s Works, II, p. 491.) Le Path way unto the Holy Scripture est le prologue du Testament in-4°, avec quelques changements de peu d’importance.

« La loi et l’Évangile, disait un bourgeois de Londres, dans sa boutique ; qu’est-ce que cela ? — Ce sont deux clefs, répondait Tyndale. La loi est la clef qui renferme tous les hommes sous la condamnation, et l’Evangile est la clef qui ouvre la porte et les délivre. Ou bien, si vous le voulez, ce sont deux onguents. La loi, forte et mordante, fait sortir le mal et le tuek ; tandis que l’Évangile, calmant et onctueux, adoucit la plaie et apporte la vie. » Chacun comprenait, lisait, ou plutôt dévorait les pages inspirées ; et les cœurs des élus, selon l’expression de Tyndale, réchauffés par l’amour de Jésus-Christ, se fondaient comme la cirel.

k – The law driveth out the disease, and is a sharp salve. (Ibid., p. 503.)

l – The hearts of them which are elect and chosen, begin to wax soft and molt. » (Ibid., p. 500.)

On voyait cette transformation s’opérer jusque dans les familles les plus catholiques. Rooper, gendre de Thomas More, ayant lu le Nouveau Testament, reçut la vérité. « Je n’ai plus besoin, dit-il, ni de confession auriculaire, ni de vigiles, ni d’invocation des saints. Les oreilles de Dieu sont toujours ouvertes pour nous entendre. La foi seule est nécessaire au salut. Je crois… je suis sauvé… rien ne me privera de la faveur de Dieum ! » L’aimable et zélé jeune homme voulait faire davantage. « Mon père, dit-il un jour à Thomas More, obtenez pour moi du roi, qui vous aime, la liberté de prêcher ; Dieu m’appelle à enseigner le monde. » More était inquiet. Faut-il que cette nouvelle doctrine qu’il déteste gagne jusqu’à ses enfants ?… Il employa toute son autorité à détruire l’œuvre commencée dans le cœur de Rooper. « Quoi, lui dit-il, ce n’est pas assez, mon fils, que vous soyez fou, vous voudriez encore proclamer devant le monde entier votre folie ? Taisez-vous ; je ne veux plus disputer avec vous. » L’imagination du jeune homme avait été frappée, mais son cœur n’avait pas été changé. Les disputes ayant cessé, l’autorité du père étant intervenue, Rooper se montra moins fervent dans sa foi, et peu à peu il retourna au catholicisme romain, dont il devint même un zélé champion.

m – Fall out of God’s favour. (More’s Life, p. 134.)

L’humble vicaire de Honey Lane ayant vendu le Nouveau Testament dans Londres, autour de Londres, et à des hommes pieux qui le portaient jusqu’au bout de l’Angleterre, prit la résolution de l’introduire dans l’université d’Oxford, cette citadelle du catholicisme traditionnel. C’était là qu’il avait étudié, et il sentait pour cette école l’affection qu’un fils porte à sa mère ; il partit donc avec ses livresn. L’épouvante venait parfois le saisir, car il savait que la Parole de Dieu avait à Oxford des ennemis mortels ; mais son zèle infatigable surmontait sa timidité. D’accord avec Dalaber, il offrit en secret le livre mystérieux ; beaucoup d’étudiants l’achetèrent, et Garret inscrivait soigneusement leur nom dans son carnet. C’était en janvier 1526 ; un incident vint troubler cette chrétienne activité.

n – And brought with him… Tyndale’s first translation of the N. T. in english. » (Fox, Acts, V, p. 421.)

Un matin qu’Edmond Moddis, l’un des valets de chambre de Henri VIII, était de service, ce prince, qui l’aimait, lui parla des nouveaux livres venus d’outre-mer. « Ah ! dit Moddis, si Votre Grâce voulait promettre son pardon à moi et à certaines personnes, je lui présenterais un livre merveilleux qui lui est dédiéo. — Quel en est l’auteur ? — Un jurisconsulte de Gray’s Inn nommé Simon Fish, qui est à cette heure sur le continent. — Qu’y fait-il ? — Il y a environ trois ans qu’un de ses collègues de Gray’s Inn, un M. Row, composa pour un théâtre de société une pièce dirigée contre Monseigneur le cardinal. » Le roi sourit ; quand on attaquait son ministre, le joug lui semblait plus léger. — Personne ne voulant représenter le personnage chargé de faire la leçon à Monseigneur, continua le valet de chambre, maître Fish accepta courageusement ce rôle ; la pièce fit grand effet, et Monseigneur, averti de cette impertinence, envoya dans la nuit des sergents d’armes pour saisir Fish. Celui-ci parvint à s’échapper, traversa la mer, rejoignit un certain Tyndale, auteur de quelques-uns des livres dont on parle tant, et entraîné par l’exemple de son ami, composa l’ouvrage dont je parle à Votre Grâce. — Quel en est le titre ? — La Supplique des mendiants. — Où l’as-tu vu ? — Chez deux de vos marchands, George Élyot et George Robinsonp ; et si Votre Grâce le désire, ils vous l’apporteront. » — Le roi fixa le jour et l’heure.

o – His grace should see such a book as it was a marvel to hear of. (Foxe, Acts. 4 p. 658.)

p – He said : Two of your merchants, George Elyot and George Robinson. » (Fox, Acts, IV, p. 658.)

Le livre était écrit pour le roi, et chacun le lisait sauf le roi lui-même. Le jour fixé, Moddis se présenta donc avec Élyot et Robinson, qui n’étaient pas sans quelques craintes, puisqu’on pouvait les accuser de faire du prosélytisme jusque dans le palais de Sa Majesté. Le roi les reçut dans son cabinet particulier : « Que voulez-vous ? leur dit-il. — Sire, dit l’un des marchands, il s’agit d’un livre extraordinaire qui vous est adressé. — L’un de vous peut-il me le lire ? — Si cela plaît à Votre Grâce, répondit George Élyot. — Tu pourrais te contenter de m’en dire de mémoire le contenu, repartit le roi Toutefois, non ; lis-le tout entier ; cela vaut mieux. Allons, je t’écoute. » Élyot commença.

la supplique des mendiants

« Au Roi notre souverain Seigneur.

Ceci est la très lamentable complainte, faite à Votre Altesse par vos pauvres suppliants, monstres hideux sur lesquels l’œil ose à peine s’arrêter, les nécessiteux, les aveugles, les boiteux, les impotents, les lépreux et autres malades de votre peuple, dont le nombre s’accroît de jour en jour et qui meurent de faim dans tout votre royaume.

Or, ce grand malheur est venu de ce que, sous le règne de vos nobles prédécesseurs, il s’est artificieusement glissé dans votre empire, une certaine espèce de paresseux, de prétendus, de puissants mendiants, qui se multipliant par la ruse du diable, forment maintenant un vaste empire. »

Henri était fort attentif ; Élyot continua :

« Ces loups, revêtus de l’habit des bergers, et qui s’appellent évêques, abbés, prieurs, diacres, archidiacres, suffragants, prêtres, moines, chanoines, pénitenciers, ont fait passer en leurs mains les plus belles seigneuries et les plus riches manoirs. Ils ont la dîme du blé, du foin, du bois, des pâturages, des poulains, des ânons, des veaux et des porcs ; — Item, la dîme des gages de tous les domestiques, de la laine, du lait, du miel, du beurre et du fromage. Il n’est pauvre ménagère qui ne leur donne la dîme de ses œufs ; sinon, point d’absolution à Pâques. Leur revenu annuel est maintenant de 430 333 livres sterling, six sous, huit deniers ; et il y a quatre siècles, ils n’avaient pas une obole…

Comment vos sujets pourraient-ils vous fournir des subsides, et tendre une main secourable à nous pauvres boiteux, pauvres aveugles ?… Les anciens Romains n’auraient jamais soumis toute la terre, si ces moines, cormorans avides, avaient allongé dans les maisons du forum leurs cous et leurs becs. »

On ne pouvait trouver une parole qui captivât mieux l’attention du roi.

« A quoi aboutissent les exactions de ces saints paresseux, de ces saints voleursq ? continua Élyot. A transporter de vos mains dans les leurs, le pouvoir, la seigneurie, la richesse… et à soulever vos sujets contre votre Majesté !… Si vous voulez salir une maison, mettez-y des pigeons et des prêtresr ; et si vous voulez ruiner un État, établissez-y le pape, ses moines et son clergé ! Renvoyez donc dans le monde ces robustes fainéants ; qu’ils y gagnent leur nourriture à la sueur de leur visage, selon l’ordonnance de Dieu, et qu’ils y prennent des femmes qui soient véritablement les leurs. Alors vous verrez s’accroître les richesses de vos communes, la sainteté du mariage se rétablir, et votre couronne briller du plus vif éclat. »

q – This greedy sort of sturdy, idle, holy thieves. » (Fox, Aets, IV, p. 660.)

r – Priests and doves make foul houses. (Ibid., p. 661.)

Quand Élyot eut fini cette lecture, le roi, préoccupé, garda le silence. On lui révélait la véritable cause de la ruine de l’État ; mais Henri n’était pas mûr pour ces importantes vérités. Il dit enfin d’un air inquiet : « Si un homme qui veut abattre une vieille maison, commence par le bas, je crains fort que le haut ne lui tombe sur la têtes. » Ainsi donc, selon le roi, Fish, en attaquant les prêtres, ébranlait les fondements mêmes de la religion et de la société. Après ce verdict royal, Henri se leva, prit le livre, le mit dans son bureau, et défendit aux deux marchands de révéler à personne la lecture qu’ils lui avaient faite.

s – The upper part thereof might chance to fall upon his head. (Foxe, Acts, 4 p. 658.)

Peu après que le roi eut reçu cet exemplaire, le vendredi 2 février, fête de la Chandeleur, une foule de fidèles, et le roi lui-même, devaient assister à la procession d’usage, une chandelle de cire à la main. On répandit pendant la nuit le fameux traité dans toutes les rues où la procession devait passer. Le cardinal ordonna de confisquer le pamphlet, et se rendit auprès du roi. Celui-ci mit la main sous son habit, et en tira en souriant le livre si redouté, puis, satisfait de cette petite preuve d’indépendance, il le livra au cardinal.

Tandis que Wolsey répondait à Fish par la confiscation, Thomas More, plus libéral, voulant que la presse répondît à la presse, opposa à la Supplique des mendiants la Supplique des âmes du Purgatoire. « Supprimez, disaient-elles, les pieux subsides accordés aux moines, alors l’Évangile de Luther entrera, le Testament de Tyndale se lira, l’hérésie se prêchera, le jeûne se négligera, les saints on blasphémera, Dieu l’on offensera, de la vertu on se moquera, le vice se déchaînera, de mendiants et de voleurs l’Angleterre se peuplerat. » Puis les âmes du purgatoire appelaient l’auteur de la Supplique « une oie, un âne, un chien enragé. » C’est ainsi que la superstition dégradait le beau génie de More. Malgré les injures des âmes du purgatoire, le Nouveau Testament se lisait toujours plus en Angleterre.

t – Then shall Luther’s Gospel come in… (Morus, a Supplication of the souls in purgatory, Oper.)

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