Histoire de la Réformation du seizième siècle

19.2

Conseil et résolution des évêques – Les inquisiteurs à Oxford : Garret se sauve – Dalaber cache les Testaments – Garret retourne à Oxford – Il est saisi et s’échappe – Entrevue de Garret et de Dalaber – Dalaber à genoux lit Matthieu chapitre 10 – Le Magnificat – Alarme des romanistes – L’amour des frères à Oxford – Souper et prière – Cauchemar et promenade de Dalaber – On a visité sa chambre – Dalaber et son anneau devant le prieur – On le met à la torture – Prière et résolution – Garret saisi – Plusieurs fellows d’Oxford sont emprisonnés – La cave du poisson salé – Deux fellows absous – Condamnation de tous les autres

Wolsey ne s’arrêta pas au livre de Fish. Ce n’était pas ce « misérable écrit » seulement qu’il s’agissait de poursuivre : le Nouveau Testament en anglais était entré par surprise dans le royaume ; là était le danger. Ces évangéliques qui prétendent émanciper l’homme quant aux prêtres, et le mettre dans une dépendance absolue quant à Dieu, faisaient précisément le contraire de ce que Rome demandeu. Le cardinal se hâta d’assembler les évêques, et ceux-ci, surtout Warham et Tonstall, qui longtemps avaient joui des quolibets lancés contre la superstition, prirent la chose plus au sérieux quand on leur montra le Nouveau Testament répandu par toute l’Angleterre. Ces prélats croyaient, comme Wolsey, que l’autorité du pape et du clergé était un dogme qui primait tous les autres. Ils voyaient dans la Réforme un élan de l’esprit humain, un besoin de penser, de juger librement les doctrines et les institutions que les peuples, jusqu’à cette heure, avaient reçues humblement des mains des prêtres. Les nouveaux docteurs justifiaient leur tentative d’affranchissement, en substituant une nouvelle autorité à l’ancienne. C’est le Nouveau Testament qui compromet le pouvoir absolu de Rome ; il faut le saisir et le détruire, dirent les évêques. Londres, Oxford, Cambridge surtout, ces trois repaires de l’hérésie, devaient être soigneusement visités. Les ordres définitifs furent donnés le samedi, 3 février 1526, et aussitôt l’on se mit à l’œuvre.

u – Actus meritorius est in potestate hominis. (Duns Scotus in Sentent. Lib. 1 diss. 17.)

Ce fut dans Honey Lane, chez le vicaire de l’église de Tous-les-Saints, que se fit la première descente des inquisiteurs. On ne trouva pas Garret chez lui ; en vain le chercha-t-on chez Monmouth et dans toute la citév, il n’était nulle part. « Il est allé à Oxford vendre ses détestables écrits, » dit-on aux inquisiteurs, et aussitôt ils partirent, décidés à brûler l’évangéliste et ses livres, « tant était brûlante, dit le chroniqueur, la charité de ces saints pèresw. »

v – He was searched for through all London. (Foxe, Acts, 5 p. 421.)

w – So burning hot was the charity of those holy fathers. (Ibid.)

Le mardi 6 février, Garret débitait tranquillement ses livres à Oxford, et inscrivait soigneusement ses ventes dans son carnet, quand deux de ses amis accourant, s’écrièrent : « Fuyez ! sinon, l’on vous conduit au cardinal, et de là… à la Tour. » Le pauvre vicaire fut très ému. « De qui le tenez vous ? — De maître Cole, procureur de l’assemblée du clergé, qui est fort avant dans la faveur du cardinal. » Aussitôt Garret, comprenant la gravité de l’affaire, se rendit chez Anthony Dalaber, qui avait, à Oxford, le dépôt des saintes Écritures ; d’autres y arrivèrent après lui ; la nouvelle s’était aussitôt répandue, et ceux qui avaient acheté le livre étaient saisis d’effroi, car on savait par l’histoire des lollards ce que le clergé romain pouvait faire. On tint conseil. Les frères (nous étions réellement des frères les uns pour les autres, dit Anthonyx), décidèrent que Garret changerait de nom, que Dalaber lui donnerait des lettres pour son frère, recteur de Stalbridge, dans le Dorsetshire, qui cherchait un vicaire, et qu’une fois dans cette paroisse, il saisirait la première occasion de passer la mer. Le recteur de Stalbridge était, il est vrai, un « enragé papiste » (c’est l’expression dont se servait Dalaber), n’importe ! On ne connaissait pas d’autre ressource. Anthony lui écrivit en toute hâte, et le 7 février au matin, Garret sortit d’Oxford sans être aperçu.

x – « For so did we not only cal one another, but were in deed one to another. » (Fox, Acts, V, p. 421.)

Ayant pourvu à la sûreté de son ami, Dalaber devait penser à la sienne. Il cacha soigneusement dans un endroit secret de sa chambre à Alban’s-Hall les Testaments de Tyndale et les écrits de Luther, d’Œcolampade, et d’autres encore sur la Parole de Dieu. Puis, dégoûté des sophismes scolastiques qu’il entendait dans ce collège, il prit avec lui le Nouveau Testament et le commentaire de Lambert d’Avignon sur l’Évangile selon saint Luc, dont la seconde édition venait d’être imprimée à Strasbourgy, et il se rendit au collège de Glocester, où il voulait étudier le droit civil, ne se souciant plus d’avoir rien à faire avec l’Église.

y – In Lucæ Evangelium Commentarii, nunc secundo recogniti et locupletati. (Argentorati, 1525.)

Pendant ce temps le pauvre Garret avançait vers le Dorsetshire. Sa conscience ne pouvait supporter la pensée d’être, même pour peu de temps, le vicaire d’un prêtre bigot, de cacher sa foi, ses désirs, et jusqu’à son nom. Il se sentait plus malheureux, quoique en liberté, avec le poids d’une telle faute, qu’il ne pourrait l’être dans les prisons de Wolsey. Il vaut mieux, se disait-il, confesser Jésus-Christ devant les tribunaux, que de paraître approuver des pratiques superstitieuses que l’on déteste. Il faisait quelques pas en avant, il s’arrêtait, il reprenait sa marche ; ses craintes et sa conscience se livraient un rude combat. Enfin, après une journée et demie d’incertitude, sa conscience eut le dessus ; ne pouvant plus endurer les angoisses qu’il éprouvait, il retourna sur ses pas, revint à Oxford, y entra le vendredi soir, et se coucha tranquillement dans son lit. A peine minuit avait-il sonné, que les procureurs de Wolsey, dûment avertis, arrivèrent, l’arrachèrent de son litz, et le livrèrent au commissaire de l’Université, le docteur Cottisford. Celui-ci l’enferma dans sa propre chambre, tandis que London et Higdon, doyen de Frideswide, « deux archipapistes » (comme les nomme le chroniqueur), annoncèrent au cardinal cette importante capture ; ils croyaient la papauté sauvée, parce qu’un pauvre vicaire était pris.

z – Taken there in his bed. (Fox, Acts, V, p. 422.)

Dalaber, occupé à préparer sa nouvelle chambre au collège de Glocester, ne s’était pas aperçu de tout ce tumultea. Le samedi à midi, ayant terminé ses arrangements, il ferma sa porte à double tour, et se mit à lire son Évangile selon saint Luc. Tout à coup on frappe… Dalaber ne dit mot ; ce sont sans doute les agents du commissaire ; un coup plus rude se fait entendre ; même silence ; aussitôt un troisième coup survient, comme si l’on voulait enfoncer la porte. « Peut-être, dit alors Anthony, est-ce quelqu’un qui a besoin de moi. » Il cache son livreb, ouvre la porte, et à son grand étonnement, voit Garret qui, la frayeur peinte sur tous les traits, s’écrie : « Je suis un homme perduc ! Ils m’ont pris !… » Dalaber qui croyait son ami à Stalbridge, chez son frère, ne pouvait revenir de sa surprise, et en même temps, il jetait un regard inquiet sur un inconnu qui accompagnait Garret ; c’était le domestique de la maison qui, rencontré par le vicaire fugitif, lui avait indiqué la nouvelle chambre de Dalaber. Ce garçon s’étant éloigné, Garret raconta tout à Anthony : « M’étant aperçu, lui dit-il, que le docteur Cottisford et ses gens étaient à la prière, j’ai travaillé avec le doigt le pêne de la serrure, il a cédéd … Et me voici ! — Hélas ! maître Garret, répondit Anthony, l’imprudence que vous avez commise en me parlant devant ce jeune homme, vous a perdu, et moi avec vous !… » A ces mots le pauvre Garret qui, sa conscience une fois satisfaite, reprenait son effroi des prêtres, s’écria d’une voix entrecoupée de larmes et de sanglotse : « De grâce ! aidez-moi ! sauvez-moi ! » Sans attendre la réponse, il jette à bas sa robe et son capuchon, demande à Dalaber une casaque à manches, et ainsi déguisé : « Je me sauve dans le pays de Galles, dit-il, et de là, si je le puis, en Allemagne, au près de Luther ! »

a – Of all this sudden hurly burly, was I utterly ignorant. (Ibid.)

b – Laying my book aside. (Fox, Acts, V, p. 412.)

c – He said he was undone. (Ibid.)

d – Put back the bar of the lock with his finger. (Ibid.)

e – With deep sighs and plenty of tears. (Foxe 5 p. 422)

Toutefois le vicaire s’arrête ; il y a quelque chose à faire avant de partir ; les deux amis tombent à genoux ; ils prient ensemble ; ils demandent à Dieu de conduire son serviteur dans un refuge assuréf. Cela fait, ils s’embrassent, le visage inondé de larmes et sans pouvoir s’adresser une paroleg.

f – Then kneeled we both down… (Fox, Acts, V, p. 423)

g – That we all bewet both our faces. (Ibid.)

Dalaber, muet sur le seuil de la porte, suivait des yeux et de l’oreille les pas de son ami. L’ayant entendu franchir les dernières marches, il rentra, s’enferma, prit son Nouveau Testament, le posa devant lui, et lut à genoux le dixième chapitre de l’évangile de saint Matthieu, en poussant de profonds soupirs : « … Vous serez menés devant les gouverneurs à cause de moi… mais ne craignez pas ; les cheveux même de votre tête sont tous comptés. » Cette lecture ayant ranimé son courage, Anthony, toujours à genoux, pria avec ferveur pour le fugitif et pour tous ses frères : « O Dieu ! disait-il, mets par ton Saint-Esprit une vertu céleste dans ce pauvre petit troupeau que tu as dernièrement rassemblé à Oxfordh. La pesante croix du Christ va être placée sur les faibles épaules de tes misérables brebis. Donne-leur de la porter avec une patience toute divine et une indomptable ferveur ! »

h – That he would endue his tender and lately born little flock in Oxford with heavenly strength. (Ibid.)

Ayant achevé, Dalaber mit son livre en sûreté, plia le capuchon et la robe de maître Garret, les plaça dans sa garde-robe parmi ses propres habits, ferma soigneusement sa chambre, puis se rendit au collège du Cardinal, pour raconter à Clark et aux autres frères ce qui venait d’arriveri. On était à la chapelle ; le service du soir avait commencé ; le doyen et les chanoines, revêtus de leurs aumusses de petitgris, chantaient en chœur. Dalaber demeura à la porte pour écouter les sons majestueux de l’orgue que touchait Tavernier, et les chants mélodieux de l’assemblée. On entonnait alors le Magnificat : « Mon âme magnifie le Seigneur… Il a pris en sa protection Israël, son serviteur… » Il semblait à Dalaber que l’on chantait la délivrance de Garret. Mais sa voix ne pouvait se joindre à ces cantiques. Ah ! s’écriait-il, toute ma musique est transformée en soupirs, et mes chants en tristes penséesj. »

i – Fox, Acts, V, p. 423.

j – Now my singing and music were turned into sighing and musing. (Ibid.) Les mots sont évidemment choisis à cause de la ressemblance.

Comme il écoutait, appuyé contre la porte du chœur, il vit arriver d’un pas précipité, tête nue, et pâle comme la mortk, » le docteur Cottisford, commissaire de l’Université. Cottisford passa à côté d’Anthony sans le remarquer, et allant droit au doyen, parut lui annoncer une importante et fâcheuse nouvelle. Je sais bien la cause de sa douleur, » se disait Dalaber, en suivant tous ses gestes. A peine le commissaire avait-il fini son rapport, que le doyen se leva, et tous deux sortirent du chœur dans un trouble inexprimable. Ils n’étaient encore qu’au milieu de l’église, quand le docteur London accourut, soufflant, tempêtant, frappant du pied, semblable à un lion affamé poursuivant sa proiel. Tous les trois s’arrêtèrent, s’interpellèrent, déplorèrent leur malheur. Leurs bras s’élevaient, s’abaissaient, tout indiquait en eux une émotion très vive ; London surtout ne pouvait se calmer. Il apostrophait le commissaire et lui reprochait sa négligence, tellement que Cottisford se mit à fondre en larmes. « De l’action, et non des pleurs ! » dit le fanatique London. Aussitôt on lança sur toutes les routes des sergents et des espions.

k – Bare-headed, as pale as ashes. (Ibid.)

l – Like a hungry ond greedy lion, seeking his prey. (Fox, Acts, V, p. 423)

Anthony ayant quitté la chapelle se rendit chez Clark, pour lui raconter la fuite de son ami. « Nous marchons à la rencontre des loups et des tigres, répondit Clark ; préparez-vous à la persécution. Prurfentia serpentina et simplicitas columbina, telle doit être notre devise. O Dieu, donne-nous le courage que demandent ces temps mauvais ! » Toutefois, dans le petit troupeau, chacun se réjouissait de la délivrance de Garret. Sumner et Betts étant arrivés, coururent l’annoncer aux autres frères du collège du Cardinalm, et Dalaber à ceux du Corpus Christi. Tous ces pieux jeunes hommes se sentaient soldats dans la même armée, voyageurs dans la même troupe, frères dans la même maison. L’amour fraternel ne brilla peut-être nulle part, aux jours de la Réformation, aussi vivement que parmi les chrétiens de la Grande-Bretagne ; c’est un trait qu’il faut signaler.

m – To tell unto our other brethren ; (for there were divers else in that college.) Ibid.

Fitz-James, Udal et Diet étaient réunis dans la chambre de ce dernier, au collège de Corpus Christi, quand Dalaber y arriva. Ils prirent leur modeste repas, le regard abattu, la parole entrecoupée, s’entretenant d’Oxford, de l’Angleterre, et des périls qui les menaçaientn. Puis, s’étant levés de table, ils se jetèrent à genoux, appelèrent Dieu à leur aide, et se séparèrent, Fitz-James emmenant Dalaber à Alban’s-Hall ; on craignait que le domestique du collège de Glocester ne l’eût trahi.

n – Considering our state and peril at hand. (Ibid.)

La nuit qui suivit fut pleine d’angoisse pour les disciples de l’Évangile à Oxford. La fuite de Garret, la colère des prêtres, les dangers de l’Église naissante, le bruit d’un orage qui grondait dans les airs et retentissait dans les longs corridors, les remplissaient de terreur. Le dimanche 11 février, Dalaber, debout à cinq heures du matin, partit pour sa chambre du collège de Glocester. Ayant trouvé les portes de la maison fermées, il se promena le long des murs, dans la boue, car il avait plu toute la nuit. Tandis qu’à la lueur du crépuscule, il arpentait cette rue solitaire, mille pensées effrayaient son esprit. On savait, se disait-il, qu’il avait pris part à la fuite de Garret ; on allait le saisir, et se venger sur lui de l’évasion de son frèreo … L’effroi et le chagrin l’accablaient ; il poussait de profonds soupirsp ; il voyait les commissaires de Wolsey lui demander les noms de ses complices, et prétendre dresser sous sa dictée une liste de proscription ; il se rappelait que plus d’une fois des prêtres cruels avaient arraché à des lollards le nom de leurs frères, et effrayé de la possibilité d’une telle faute, il s’écriait : « O Dieu ! je te le jure, je n’accuserai personne, … je ne dirai rien que ce qui est parfaitement connuq ! »

o – My musing head being full of forecasting cares. (Foxe 5 p. 424.)

p – My sorrowful heart flowing with doleful sighs. (Ibid.)

q – I fully determined in my conscience before God that I would accuse no man. (Ibid.)

Après une heure d’angoisse, il put enfin entrer dans le collège. Il s’y précipita ; mais lorsqu’il voulut ouvrir sa porte, il s’aperçut qu’on avait faussé la serrure. Il fit un violent effort, et la porte roula sur ses gonds. Alors que vit-il ? son lit renversé, les couvertures jetées sur le plancher, ses habits sens dessus dessous dans sa garde-robe, son cabinet d’étude forcé et ouvert… Il ne douta pas que l’habit de Garret ne l’eût trahi ; et il considérait avec effroi ce triste spectacle, quand un moine qui occupait la chambre voisine vint lui raconter ce qui s’était passé. « Le commissaire et deux procureurs, armés d’épées et de hallebardes, ont forcé la porte au milieu de la nuit ; ils ont percé de part en part vos matelas, pour s’assurer que Garret n’y était pas cachér ; ils ont soigneusement examiné tous les coins et recoins… mais ils n’ont pu découvrir aucune trace du fugitif. » A ces mots, Anthony respira… Il n’était pas au bout. J’ai ordre, ajouta le moine, de vous envoyer chez le prieur. » Le prieur, Antoine Dunstan, était un moine fanatique et avare ; aussi le trouble que ce message causa à Anthony fut-il si grand, qu’il se rendit tel qu’il était, couvert de boue, dans la chambre de son supérieur.

r – With bills and swords thrusted through my bed-straw. (Ibid. p. 425.)

Le prieur qui était debout, les yeux tournés vers la porte, sonda du regard Anthony au moment où il parut : « Où avez-vous passé la nuit ? lui dit-il. — A Alban’s-Hall, avec Fitz-James. » Le prieur faisant un signe d’incrédulité, continua : « Maître Garret n’a-t-il pas été hier avec vous ? — Oui. — Où est-il maintenant ? — Je l’ignore… » Pendant cet interrogatoire, le prieur avait remarqué au doigt d’Anthony un large anneau d’argent doré à double, avec les initiales A. D.s. « Montrez-moi cela, dit le prieur. » Dalaber lui donna l’anneau, et le prieur, qui le croyait en or, le passa à son doigt, et ajouta d’un air malin : Cet anneau est à moi ; il porte mon nom : A. c’est Antoine, et D. c’est Dunstan. » Plût à Dieu, se dit à lui-même Da laber, que je fusse aussi sûr d’être quitte de cet homme, que je le suis de l’être de mon anneau ! »

s – Then had he spied on my fore-finger a big ring of silver, very well double-gilted. (Foxe, 5 p. 425.)

En ce moment, le bedeau, armé de sa verge, entra et conduisit Dalaber dans la chapelle, où trois sinistres figures se trouvaient debout près de l’autel ; c’étaient Cottisford, London et Higdon. « Où est Garret ? » lui dit London ; et lui montrant du doigt son triste accoutrement : « Vos souliers et vos vêtements, couverts de boue, prouvent que vous avez couru toute la nuit avec lui. Si vous ne dites pas où vous l’avez conduit, on vous enverra à la Tour. — Oui, ajouta Higdon en insistant, à Little ease, (Mal-à-l'Aise était l’un des plus horribles cachots de la prison), et l’on vous y donnera la torture, entendez-vous ? » Les trois docteurs employèrent deux heures à ébranler le jeune homme par de flatteuses promesses et d’effrayantes menaces, mais tout fut inutile. Le commissaire fit alors un signe, des huissiers s’avancèrent, et les trois juges montèrent un escalier long et étroit, qui les conduisit dans une grande chambre. On dépouilla Dalaber, et on lui serra les jambes dans des ceps si élevés, que ses pieds étaient aussi hauts que sa têtet. Cela fait, les trois juges se rendirent dévotement à la messe.

t – Into the stocks, my feet almost as high at my head. (Fox, Acts, V, p. 426.)

Le pauvre Anthony, demeuré seul dans cette affreuse position, se rappela l’avis que maître Clark lui avait donné deux ans auparavant. Il poussait de profonds soupirsu. « O mon Père, disait-il, que mes souffrances soient pour ta gloire et pour la consolation de mes frères ! Quoi qu’il arrive, je n’accuserai jamais un seul d’entre eux ! » Après cette noble parole, Anthony sentit une grande paix dans son cœur ; mais une nouvelle tristesse lui était réservée.

u – With deep sighs, to cry unto God from my heart… (Ibid., p. 427.)

Garret, qui s’était dirigé vers l’ouest, avec l’intention de se rendre dans le pays de Galles, avait été saisi à peu de distance d’Oxford, à Hinksey ; on le conduisit à Oxford et on le jeta dans le cachot où l’on avait mis Dalaber après la torture. Leurs funestes pressentiments allaient être dépassés.

En effet, Wolsey était profondément irrité en voyant le collège qu’il avait fondé pour être « le plus glorieux de l’univers » devenir un repaire d’hérésie, et les jeunes hommes qu’il avait si soigneusement choisis, se faire distributeurs du Nouveau Testament. En favorisant les lettres, il avait eu en vue le triomphe du clergé, et les lettres servaient au contraire au triomphe de l’Évangile. Il donna aussitôt ses ordres, et l’effroi fut dans l’Université. John Clark, John Fryth, Henri Sumner, William Betts, Richard Tavernier, Richard Cox, Michel Drumm, Godefroy Barman, Thomas Lawney, Radley et d’autres encore du collège du Cardinal ; Udal, Diet et d’autres du collège Corpus Christi ; Eeden et plusieurs de ses amis du collège de Madeleine ; Goodman, William Bayley, Robert Ferrar, John Salisbury des collèges de Glocester, de Bernard et de Mary, furent saisis et jetés en prison. Wolsey leur avait promis la gloire ; il leur donnait un cachot, espérant réprimer ainsi cet élan de vérité et de liberté qui passait du continent en Angleterre, et sauver le pouvoir absolu des prêtres.

Sous le collège du Cardinal était une cave profonde, creusée dans la terre, où l’économe tenait le poisson salév. Ce fut là que l’on fit entrer ces jeunes hommes, l’élite de l’Angleterre. L’humidité de ce souterrain, l’air corrompu que l’on y respirait, l’horrible puanteur que le poisson exhalait, affectèrent fort les prisonniers déjà affaiblis par l’étude. Leur cœur était gros de soupirs, leur foi fut ébranlée, et les scènes les plus lugubres se succédèrent dans ce vaste cachot. Ces malheureux se regardaient, pleuraient, priaient. Cette épreuve devait leur être salutaire : « Ah ! disait Fryth plus tard, je vois bien, qu’outre la Parole de Dieu, il y a vraiment un second purgatoire mais ce n’est pas celui que Rome a inventé ; c’est la croix de la tribulation, et Dieu nous y a clouésw… »

v – A deep cave, where their salt fish was laid, so that, through the filthy stench thereof, they were all infected. »(Fox, Acts, V, p. 5.)

w – God naileth us to the cross to hear our infirmities. (Tyndale and Fryth’s Works, 3 p. 91 (ed. Russell).

Enfin on vint chercher successivement les prisonniers pour les conduire devant leurs juges ; deux d’entre eux seulement furent relâchés. Le premier était maître Betts, plus tard chapelain d’Anne Boleyn ; on n’avait pu découvrir aucun livre défendu dans sa chambre, et il plaida sa cause avec beaucoup de talent. Tavernier était le second ; il avait caché les livres de Clark sous le plancher de son école, et on les avait découverts ; mais son amour pour les arts le sauva : « Bah ! dit le cardinal, c’est un musicien !… »

Tous les autres furent condamnés. Un grand feu fut allumé au haut de la place du marché, à Oxfordx ; on organisa une vaste procession, et ces infortunés s’avancèrent portant chacun un fagot. Quand ils furent parvenus près du bûcher, on les obligea à y jeter les livres hérétiques qui avaient été trouvés dans leurs chambres, puis on les reconduisit dans la prison infecte. On trouvait un barbare plaisir, en Angleterre, à accabler de mauvais traitements ces jeunes et nobles hommes. Ailleurs aussi, Rome se disposait à étouffer dans les flammes les plus beaux génies de la France, de l’Espagne et de l’Italie : c’est ainsi que la papauté recevait au seizième siècle les lettres et l’Évangile. Toute plante de Dieu doit être battue des vents, et presque déracinée ; si elle ne reçoit que les doux rayons du soleil, il est à craindre qu’elle ne se dessèche avant de porter des fruits. Le grain s'il ne meurt demeure seul. Il devait y avoir un jour une véritable Eglise en Angleterre, car la persécution y avait commencé.

x – There was made a great fire upon the top of Carfax. (Foxe, 5 p. 428.)

Nous avons à contempler encore d’autres épreuves.

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