Histoire de la Réformation du seizième siècle

20.9

Le procès commence – Citation de Catherine – Douze articles – Audition des témoins – Arthur et Catherine ont été époux – Campeggi s’oppose à l’argument du droit divin – Autres arguments – On demande aux légats la sentence – Leurs tergiversations – Changement dans les esprits – Séance définitive – Attente générale – Renvoi pour les féries des moissons et des vendanges – Campeggi pallie cette impertinence – Indignation du roi – Violence de Suffolk – Réponse de Wolsey – Il est perdu – Accusations générales – Le cardinal se tourne vers la vie épiscopale

Le procès recommença. L’évêque de Bath et de Wells se rendit auprès de la reine, à Greenwichs, et la cita péremptoirement à comparaître dans la chambre du parlement. Le jour indiqué, Catherine se borna à envoyer son appel au pape. Elle fut déclarée contumace, et les légats procédèrent en justice.

s – In quadam superiori camera : The queen’s dining-chamber, nuncupata, 26 die mensis junii. (Rymer, Acta, p. 119.)

On rédigea douze articles qui devaient servir à examiner les témoins, et dont le sommaire était, que le mariage entre Henri et Catherine étant défendu et par le droit divin et par le droit ecclésiastique, était nult.

t – Divino, ecclesiastico jure… nullo omnino et invalidum. (Herbert, p. 263.)

L’audition des témoins commença, et le docteur Taylor, archidiacre de Buckingham, fit les fonctions d’examinateur. On peut lire cet interrogatoire, de la nature de ceux qui se font maintenant à huis clos, dans Herbert de Cherburyu. Le duc de Norfolk, lord trésorier d’Angleterre, le duc de Suffolk, Maurice Saint-John, écuyer tranchant du prince Arthur, le vicomte de Fitzwater et Antoine Willoughby, ses échansons, déclarèrent avoir assisté, le lendemain du mariage, au déjeuner du prince, alors très bien portant, et rapportèrent les discours qu’il avait tenusv. La vieille duchesse de Norfolk, le comte de Shrewsbury, le marquis de Dorset, confirmèrent ces déclarations, et l’on établit qu’Arthur et Catherine avaient été réellement époux. On rappela même que lors de la mort d’Arthur, on ne permit pas à Henri de prendre le titre de prince de Galles, parce que Catherine espérait de donner un héritier à la couronne d’Angleterrew.

uIbid., p. 270 à 274.

v – Quoad Arthurus mane postridie potum flagitaret, idque ut, aiebant, quoniam diceret se illa nocte in calida Hispanniarum regione peregrinatum fuisse. (Sanders, p. 43. Foxe, 5 p. 51.)

w – Fox, Acts, V, p. 51.

« Si Arthur et Catherine ont été réellement époux, dirent les conseillers du roi après ces étranges dépositions, le mariage de cette princesse avec Henri, frère d’Arthur, était interdit de droit divin, par un commandement exprès de Dieu, contenu dans le Lévitique, et aucune dispense ne pouvait permettre ce que Dieu avait défendu. » Campeggi ne voulut jamais admettre cet argument qui limitait le droit des papes ; il fallut donc abandonner le droit divin (ce qui était réellement perdre la cause), et chercher dans la bulle de Jules II et dans son fameux bref quelques défauts propres à les invaliderx ; c’est ce que firent les conseillers du roi, quoique sans se dissimuler l’insuffisance de cette méthode. « Le motif allégué dans la dispense, dirent-ils, est la nécessité de maintenir entre l’Espagne et l’Angleterre une entente cordiale ; or, il n’y avait rien qui menaçât ce bon accord. De plus, il est dit dans ce document que le pape l’octroie à la demande de Henri, prince de Galles ; or ce prince n’ayant que treize ans, n’était pas en âge de faire une telle demande. Quant au bref, il ne se trouve ni en Angleterre, ni à Rome ; on ne peut donc en reconnaître l’authenticité. » Il ne fut pas difficile aux amis de Catherine de montrer le peu de valeur de ces objections. « D’ailleurs, dirent-ils, voilà vingt ans que ce mariage a été contracté ; cela ne suffit-il pas pour en établir la légitimité ? Et veut-on déclarer illégitime la princesse Marie, au grand détriment de ce royaume ? »

x – Herbert les donne tout au long, p. 164-267.

Les avocats du roi changèrent alors de marche. Le légat romain n’était-il pas muni d’une décrétale qui prononçait le divorce, pour le cas où le mariage entre Arthur et Catherine aurait été réellement accompli ? Or ce fait avait été établi par les débats. « Voici le moment de rendre la sentence, dirent à Campeggi Henri et ses conseils. Publiez la décrétale du pape. » Mais le pape craignait l’épée de Charles-Quint, suspendue alors sur sa tête ; aussi, quand le roi faisait un pas en avant, le prélat romain en faisait-il plusieurs en arrière. « Je prononcerai la sentence dans cinq jours, » disait-il ; et les cinq jours écoulés, il s’engageait à la prononcer dans six. « Rendez la paix à ma conscience troublée, » s’écriait Henri. Le légat répondait par quelques belles paroles ; il avait ainsi gagné quelques jours, et c’était tout ce qu’il désirait.

Cette conduite du légat romain fit un mauvais effet en Angleterre, et un changement s’opéra dans les esprits. Le premier mouvement avait été pour Catherine ; le second fut pour Henri. Les atermoiements sans fin de Clément et les ruses de Campeggi indignaient la nation. L’argument du roi était simple et populaire : « Le pape ne peut dispenser des lois de Dieu ; » tandis que l’argument de la reine, qui en appelait à l’autorité du pontife de Rome, déplaisait soit aux grands, soit au peuple. « Aucun précédent, disaient les jurisconsultes, ne justifie le mariage du roi avec la veuve de son frère. »

Quelques hommes évangéliques pourtant croyaient Henri troublé par sa passion plus que par sa conscience, et ils demandaient comment ce prince, qui se disait si agité par la transgression possible d’une loi dont l’interprétation était contestée, voulait, après vingt ans, violer la loi incontestable qui interdit le divorce !… Le 21 juillet, jour fixé ad concludendum, la cause fut prorogée au vendredi suivant, et personne ne douta que l’affaire ne fût alors terminée. Chacun se prépara pour ce grand jour. Le roi ordonna aux ducs de Norfolk et de Suffolk d’assister à cette séance ; et lui-même, impatient d’ouïr le jugement tant désiré glissa dans une galerie de la salle du parlement, en face des juges.

Les légats du saint-siège ayant pris place, le procureur général leur signifia que, « tout ce qui était requis pour l’information de leur conscience leur ayant été exposé judiciairement, ce jour avait été assigné pour la conclusion de l’affaire, » Il se fit une pause ; chacun comprenant la portée de ce jugement, l’attendait avec impatience : « Que la papauté prononce mon divorce de Catherine, avait dit le roi, ou je me divorcerai de la papauté ; » c’était ainsi que le roi posait la question. Tous les regards, et surtout ceux de Henri, étaient arrêtés sur les juges ; Campeggi ne pouvait plus reculer ; il fallait dire oui ou non. Il garda quelque temps le silence. Il savait alors d’une manière certaine que l’appel de la reine avait été admis par Clément VII, et que celui-ci avait conclu une alliance avec Charles ; il n’était donc plus en son pouvoir d’accorder au roi sa demande. Comprenant qu’un non perdrait peut-être en Angleterre la puissance de Rome, tandis qu’un oui pouvait éloigner les projets d’émancipation religieuse qui l’alarmaient si fort, il ne pouvait se résoudre à dire ni oui ni non.

Enfin le nonce se leva lentement de son fauteuil, et toute l’assemblée, suspendue à ses lèvres, attendait avec émotion l’oracle que depuis tant d’années le puissant roi d’Angleterre demandait au pontife romain. — Les grandes féries des moissons et des vendanges, dit Campeggi, étant observées chaque année par la cour de Rome à dater du jour de demain 24 juillety, commencement des jours caniculaires, nous renvoyons à une époque future la conclusion de ces débats. »

y – Feriæ generales messium et vindemiarum. (Herbert, p. 278 ; Cavendish, p. 229.)

L’assistance demeura ébahie. « Quoi ! parce que la malaria rend l’air de Rome dangereux à la fin de juillet, et oblige les Romains à fermer leurs tribunaux, il faut que sur les bords de la Tamise on interrompe un procès dont la conclusion est si impatiemment attendue ! » On espérait une sentence judiciaire, et l’on n’avait qu’une plaisanterie ; c’est ainsi que Rome se moquait de la chrétienté. Campeggi, pour prévenir la colère de Henri, voulut mettre en avant quelques grandes pensées. Il le fit avec habileté ; mais toute sa conduite fit naître des doutes légitimes sur sa sincérité. « La reine, dit-il, récuse le jugement de la cour ; je dois donc faire mon rapport au pape, qui est la source de la vie et de l’honneur, et attendre ses ordres souverains. Ce n’est pas pour plaire à un homme, même à un roi, que je me suis transporté sur ces lointains rivages. Vieux et malade, je ne crains que le Juge suprême, devant lequel je dois bientôt comparaître. J’ajourne donc cette cour jusqu’au 1er octobre. » Il était évident que cet ajournement n’était qu’une forme destinée à signifier le rejet définitif de la demande de Henri VIII. Cette formule est encore en usage, comme on le sait, dans le parlement d’Angleterre.

Le roi, qui du lieu où il était caché avait entendu Campeggi, avait peine à contenir son indignation. Il voulait un jugement régulier ; il tenait aux formes ; il désirait que sa cause traversât heureusement tous les défilés de la procédure ecclésiastique, et voilà qu’elle échoue contre les féries de la cour romaine ! Toutefois Henri se tut, soit par prudence, soit parce que la surprise lui ôtait l’usage de la parole, et il sortit précipitamment.

Norfolk, Suffolk et les autres courtisans, ne le suivirent pas. Le roi, ses ministres, ses nobles, le peuple, le clergé même, étaient presque unanimes, et le pape mettait son veto ! Il humiliait le Défenseur de la foi pour flatter l’auteur du sac de Rome. C’en était trop. Le bouillant Suffolk se leva avec violence de son siège, frappa du poing la table qui se trouvait devant lui, jeta sur les juges un regard terrible et s’écria : « Par la messe, le vieux dicton est aujourd’hui confirmé, savoir que jamais légat ni cardinal n’a apporté quelque chose de bon à l’Angleterrez. — Cela vous plaît à dire, répondit Wolsey, nous sommes bons à quelque chose en Angleterre ; et sans moi, pauvre cardinal, votre tête, Milord duc, ne serait pas maintenant sur vos épaulesa. » Il paraît que ce fut Wolsey qui apaisa Henri VIII lors du mariage de Suffolk avec la princesse Marie. « Je ne puis, continua Wolsey, prononcer la sentence sans connaître le bon plaisir de Sa Sainteté. » Les deux ducs et les autres lords sortirent tout enflammés de colèreb, et coururent au palais. Les légats, restés avec leurs officiers, se regardèrent quelques moments. Enfin Campeggi, qui seul était demeuré impassible au milieu de cette scène de violence, se leva, et l’audience se dispersa.

z – Mensam quæ proponebatur magno ictu concutiens ; Per sacram, inquit, missam, nemo unquam legatorum aut cardinalium quicquam boni ad Augliam apportavit. (Sanders, p. 49.)

a – No head uponyour shoulders. » (Cavend., p. 233.)

b – Duces ex judicio discedentes, ut ipsi omnibus iracundiæ flammis urebantur. (Sanders, p. 49.)

Henri ne se laissa point abattre par ce coup et leva fièrement la tête. Rome, par ses étranges procédés, réveillait en lui cet esprit ombrageux et despotique dont il devait donner plus tard de si tragiques preuves. On se jouait de lui. Clément et Wolsey se renvoyaient l’un à l’autre son divorce comme une balle qui, tantôt à Rome et tantôt à Londres, semblait destinée à rester perpétuellement dans les airs. Le roi crut avoir assez longtemps servi de jouet à Sa Sainteté et au rusé cardinal ; il était au bout de sa patience, et se décida à montrer à ses adversaires qu’en fait de jeu, Henri VIII était plus habile que ces évêques. Il va prendre la balle au bond, et donner à toute cette affaire une solution inattendue.

Wolsey baissait tristement la tête ; en se rangeant du côté du nonce et du pape, il venait de signer l’arrêt de sa ruine. Tant que Henri avait une lueur d’espérance, il croyait devoir dissimuler encore avec Clément VII ; mais il pouvait montrer à Wolsey sa colère. Depuis l’affaire des féries de Rome, le cardinal fut perdu dans l’esprit de son maître. Les ennemis de Wolsey voyant sa faveur décliner, se hâtèrent de lui porter de rudes coups. Suffolk et Norfolk surtout, impatients de se débarrasser d’un prêtre insolent qui avait si longtemps irrité leur orgueil, disaient à Henri que Wolsey n’avait cessé de jouer la comédie ; ils reprenaient mois par mois, jour par jour, toutes ses négociations, et en tiraient des conclusions accablantes. Sir William Kingston et lord Manners présentèrent au roi une lettre du cardinal, que sir Francis Bryan avait obtenue de l’archiviste du pape. Le cardinal y engageait Clément à traîner le divorce en longueur, et finalement à s’y opposer, attendu, disait-il, que si Henri était séparé de Catherine, ce serait une amie des réformateurs qui deviendrait reine d’Angleterrec. Cette lettre exprimait bien la pensée intime de Wolsey : Rome à tout prix… et périsse Henri et l’Angleterre plutôt que la papauté ! On peut comprendre la colère du roi.

c – Edm. Campion, De Divortio. — Herbert, p. 289.

Les amis d’Anne Boleyn n’étaient pas seuls à l’œuvre. Il n’y avait personne à la cour que le faste et la tyrannie de Wolsey n’eussent blessé ; personne dans les conseils du roi, à qui ses continuelles intrigues n’eussent donné de graves soupçons. Il avait, disait-on, trahi en France la cause de l’Angleterre ; entretenu, en temps de paix ou de guerre, intelligence secrète avec Madame, mère de François Ier ; reçu d’elle de grands présentsd ; opprimé la nation et foulé aux pieds les lois du royaume. Le peuple même l’appelait hautement français et traître, et toute l’Angleterre semblait jeter à l’envi des brandons enflammés dans l’édifice superbe que l’orgueil de ce prélat avait si péniblement élevée.

d – Lettres de Du Bellay. (Le Grand, preuve, p. 374.)

e – Novis etiam furoris et insaniæ facibus incenderunt. (Sanders, p. 49.)

Wolsey était trop clairvoyant pour ne pas discerner les signes de sa ruine prochaine. Le soleil levant et le soleil couchant (c’est ainsi qu’un historien appelle Anne Boleyn et Catherine d’Aragon), se voilaient tour à tour, et le ciel, devenu sombre autour de lui, annonçait l’orage qui allait l’écraserf. Si l’affaire échouait, Wolsey encourrait la vengeance du roi ; si elle réussissait, il serait livré à la vengeance des Boleyns, sans parler même de celle de Catherine, de l’Empereur et du pape. Heureux Campeggi ! pensait-il, il n’avait rien à craindre. Si les bonnes grâces de Henri VIII lui étaient retirées, Charles-Quint et Clément VII sauraient l’en dédommager. Mais Wolsey perdait tout en perdant la faveur de Tudor. Détesté de ses concitoyens, méprisé et haï de toute l’Europe, il ne trouverait, de quelque côté qu’il se tournât, que le juste salaire de son avarice et de sa fausseté. En vain s’efforçait-il, comme autrefois, de s’appuyer sur l’ambassadeur de France ; Du Bellay était sollicité d’autre part. « J’endure ici une si lourde et si continuelle batterie que j’en suis à demi mort ! » s’écriait l’évêque de Bayonneg ; et le cardinal trouvait dans son ancien confident une réserve inaccoutumée.

f – Both the sun rising and setting frowned upon him. (Fuller, p. 176.)

g – Du Bellay à Montmorency, 15 juin. (Le Grand, preuves, p. 324.)

Cependant la crise approchait. Pilote habile, mais effrayé, Wolsey jetait les yeux à l’entour de lui pour découvrir un port où il pût trouver un refuge. Il n’en aperçut d’autre que son archevêché d’York. Il commença donc de nouveau à se plaindre des fatigues du pouvoir, des ennuis de la carrière diplomatique, et à exalter les douceurs de la vie épiscopale. Il s’éprenait tout à coup d’amour pour des brebis auxquelles il n’avait jamais pensé. Ceux qui l’entouraient branlaient la tête, sachant bien qu’une telle retraite ne serait pour Wolsey que la plus amère disgrâce. Une seule pensée le soutenait ; s’il tombait, c’est qu’il avait tenu au pape plus qu’au roi ; il serait martyr de sa foi. — Quelle foi ! et quel martyr !

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant