John Wesley, sa vie et son œuvre

4.3 Dernières années d’activité (1780-1790)

Wesley conserve longtemps sa vigueur. — Deux maladies. — Lucidité de son intelligence. — Sérénité de son âme. — Portrait de Wesley dans la vieillesse. — Puissance extraordinaire de travail. — Respect et affection qu’il rencontre partout. — Succès considérables de ses prédications. — Les Cornouailles. — Accueil des Irlandais. — Immense popularité. — Scènes touchantes. — Action de Wesley au milieu des sociétés. — Son attitude à l’égard de l’Église anglicane. — Son autorité presque absolue. — Les conférences annuelles. — Les sermons publiés par Wesley dans ses dernières années. — L’esprit de gouvernement. — Wesley au milieu des enfants. — Ses succès auprès d’eux. — Part qu’il prit à la fondation des écoles du dimanche. — Témoignage de sa nièce Sarah Wesley. — Sa correspondance. — Ses dernières tournées missionnaires. — Deux voyages en Hollande. — Wesley visite les îles de la Manche. — Origine et état de l’œuvre dans ces îles. — Jeanne Bisson. — Les îles de la Manche et le Méthodisme français. — Les forces de Wesley déclinent. — Mort de ses principaux collaborateurs : La Fléchère, Charles Wesley. — Accessions nouvelles. — Perspective du départ.

Wesley avait souvent adressé à Dieu cette prière : « Seigneur, ne me laisse pas vivre pour être inutile ! » Il disait encore : « Le loisir et moi, nous sommes complètement brouillés. Si ma santé me le permet, je me propose de n’abandonner mon travail qu’avec ma vie. » Dieu réalisa ce vœu, et il put en effet, grâce à une constitution d’une vigueur peu ordinaire, poursuivre ses travaux évangéliques jusqu’à ses derniers jours.

A quatre-vingt-un ans, il se félicitait d’avoir autant de force qu’à vingt et un, et plus de santé, puisqu’il était délivré des migraines, des maux de dents et autres maux de sa jeunesse. Un an plus tard, il écrit dans son journal cette note étonnante : « Par la bonne Providence de Dieu, j’ai achevé ma quatre-vingt-deuxième année. Rien n’est impossible à Dieu ! Depuis onze ans, je n’ai pas su ce que c’est que la fatigue. Il m’arrive de parler jusqu’à ce que la voix me manque, et de marcher jusqu’à ce que mes jambes me refusent leur service ; mais, même alors, je ne ressens aucune impression de lassitude, et je suis parfaitement dispos de la tête aux pieds. Je n’attribue pas cela à des causes naturelles : c’est la volonté de Dieua. »

aJournal, 28 juillet 1785.

La manière de vivre de Wesley était éminemment propre à favoriser cette étonnante vigueur. Sur pied dès quatre heures du matin, prêchant invariablement à cinq, il se couchait de bonne heure et se reposait sans inquiétude ; il disait que, depuis cinquante ans, il n’avait jamais perdu une nuit de sommeil, et il attribuait sa santé excellente à cette régularité dans ses habitudes. Il l’attribuait aussi, et avec raison, à cette sérénité d’âme qui le mettait à l’abri des soucis, en lui montrant en tout l’action de Dieu.

Il eut cependant, en 1783, deux maladies, qui donnèrent de vives inquiétudes à ses amis. Au mois de mars, il fut arrêté au milieu de l’une de ses tournées par une fièvre violente qui mit ses jours en danger. A peine relevé, il partit pour l’Irlande. Mais, quelques mois après, il traversa une crise plus grave encore à Bristol et crut que sa fin était venue. Pendant dix-huit jours il fut entre la vie et la mort. Il communiquait dans les termes suivants, à son fidèle ami et compagnon de route Joseph Bradford, les réflexions que cette maladie lui fit faire : « Voilà cinquante ou soixante ans pendant lesquels j’ai été de çà et de là, essayant, selon mes faibles moyens, de faire un peu de bien à mes semblables ; et maintenant il est probable qu’il n’y a plus que quelques pas entre moi et la mort ; et en quoi puis-je me confier pour mon salut ? Je ne vois dans tout ce que j’ai fait ou souffert rien qui mérite d’être regardé. Je n’ai pas d’autre titre à invoquer que celui-ci :

I the chief of sinners am,
But Jesus died for meb.

b – Je suis le plus grand des pécheurs, mais Jésus mourut pour moi. (Moore, Life of Wesley, t. II, p. 389.)

Mais ce n’était là qu’une fausse alerte, et Wesley, déjà octogénaire, allait encore être conservé huit ans à sa grande œuvre. Il reprenait aussitôt sa tâche un moment interrompue, plus préoccupé que jamais de racheter le temps.

« S’il échappait, dit l’un de ses biographes, à ce retour, si fréquent chez les vieillards, de la débilité intellectuelle de l’enfance, il empruntait à cet âge heureux quelque chose de sa naïve fraîcheur et de sa vivacité pure. Sa vie de tous les jours s’illumine de clartés toujours plus abondantes ; son journal nous communique plus fréquemment de touchantes impressions sur la nature et sur les livres : ici, c’est entre l’Arioste et le Tasse qu’il établit un parallèle ; là, il nous fait part de ses idées sur l’art dramatique ; ailleurs, nous trouvons une piquante discussion sur la question, si controversée en ce temps, de l’authenticité des poèmes gaéliques d’Ossian. Il se plaît à décrire rapidement, mais d’une façon pittoresque, les sites de ses prédications en plein air et les paysages qui le frappent pendant ses voyages. Les belles constructions, la bonne musique, les vieilles ruines éveillent son admiration. Il n’y a rien chez lui qui sente l’iconoclaste puritain. Il est tout rafraîchi quand, dans le Nord, il peut saluer les premiers beaux jours du printemps et le retour des oiseaux. La vue d’une retraite paisible, au milieu d’une nature luxuriante, lui arrache ce cri : « Qu’il me serait doux de me reposer ici quelque temps ; mais le repos n’est pas pour moi dans ce mondec. »

c – Stevens, History of Methodism, t. II, p. 197.

« Je n’ai jamais vu un aussi beau vieillard que lui, écrit Alexandre Knox. Toute sa contenance révélait la paix dont jouissait son âme ; son regard indiquait quelle joie lui apportait le souvenir d’une vie bien employée. Partout où il passait, il laissait le parfum de sa propre félicité. Si les personnes graves étaient charmées par sa sagesse, les petits et les simples étaient ravis par les saillies aimables de son innocente gaieté, et tous admiraient, dans cette sérénité constante, l’excellence de la vraie religion. Sa vieillesse ressemblait à un beau soir sans nuages, et on ne pouvait l’observer sans se dire : « Que ma fin soit semblable à la sienned ! »

dRemarks on the Life and Character of John Wesley, à la suite de la Vie de Wesley, par Robert Southey.

Il était impossible de voir ce vieux serviteur de Dieu sans se sentir saisi de respect. Petit de stature, il avait une physionomie d’une expression sérieuse et presque austère. Des yeux vifs et ardents éclairaient ce visage fin et plein de distinction ; le front large et haut disait l’homme intelligent ; le pli ferme des lèvres disait l’homme énergique et décidé. L’ensemble de cette physionomie, qu’encadraient de longues boucles de cheveux d’une blancheur éclatante, retombant jusque sur les épaules, produisait sur ceux qui le voyaient une impression singulièrement attachante. La paix intérieure épanouissait sur ce visage un sourire de doux optimisme. En voyant passer par les rues de la capitale ce vieillard vénérable, alerte comme un jeune homme, et toujours préoccupé de ne pas perdre un moment, les passants s’arrêtaient respectueusement, et, en lui accordant les hommages d’une profonde vénération, ils s’inclinaient devant la grandeur morale que personnifiait une existence si bien employée.

Mais c’était surtout en chaire que ce petit vieillard produisait une vive sensation ; c’était là qu’il fallait le voir pour se faire une juste idée de la royauté morale qu’il exerçait. Un artiste de talent, qui fut l’un de ses auditeurs, nous a transmis un portrait de lui, plein d’expression, qu’il dessina de l’une des tribunes latérales de la chapelle de la Fonderiee. Le prédicateur est donc pris sur le fait ; il est en chaire, il parle. La tête tendue en avant est toute rayonnante de l’éclat d’une mystique ferveur ; ce qui y domine, c’est une expression d’une tendresse indéfinissable, qui devait se traduire en appels onctueux, servis par une voix cassée par l’âge, mais ayant encore des vibrations profondes et sympathiques. Il y a dans cette belle tête de vieillard, où les années ont laissé leur trace, sans en faire disparaître ni le feu de la jeunesse ni la force de la maturité, un mélange d’expressions qui répond bien à la nature si complexe de cet esprit. On dirait Moïse et saint Jean réunis. Dans sa prédication, Wesley unit en effet ces deux types, en apparence contradictoires : il a l’austérité du législateur israélite et la sérénité du disciple bien-aimé. Son éloquence qui, depuis un demi-siècle, retenait au pied de ses chaires des auditeurs émus, est bien la grande éloquence chrétienne, celle qui se puise, non aux sources bourbeuses d’une rhétorique frivole, mais aux sources vives d’une foi ardente.

e – Ce portrait est en tête du remarquable ouvrage de Isaac Taylor, Wesley and Methodism.

Pour se faire une juste idée de l’influence exercée par Wesley sur le peuple d’Angleterre, c’est toujours dans ses grands voyages missionnaires qu’il faut le suivre. Les divers comtés de la Grande-Bretagne l’entendirent, alors plus qu’octogénaire, leur annoncer la Parole de vie. Chaque année il continuait à faire une grande tournée qui durait de quatre à sept mois, et, rentré à Londres, il faisait fréquemment des visites de quelques jours ou de quelques semaines dans les comtés du sud. Qu’on se rappelle que ce vieillard, d’une complexion plutôt délicate que robuste, s’exposait ainsi, pendant de longs mois, à toutes les intempéries des saisons et à toutes les privations, mangeant le plus souvent à la table des pauvres, couchant dans toutes sortes de lits, et que, sans jamais se plaindre de la fatigue, il continuait à prêcher en moyenne deux fois par jour et à diriger jusque dans les moindres détails l’immense organisme dont il était l’âme ; et l’on éprouvera une profonde admiration pour cette puissance de travail qui a rarement eu son égale.

On n’a, en parcourant son journal de cette époque, que l’embarras du choix entre des preuves de cette incomparable activité.

Le 29 juillet 1781, il écrit : « Voilà sept jours consécutifs que je prêche trois fois par jour ; et je ne suis pas plus fatigué que si je ne prêchais qu’une fois. »

En juin 1786, âgé de quatre-vingt-trois ans, il prêche deux fois le dimanche à Hull, « dans l’une des plus vastes églises paroissiales de l’Angleterre, » où s’entassent d’immenses auditoires. Et le lendemain il fait en voiture plus de vingt-cinq lieues et prêche à Malton, à Pocklington et à Swinfleet, et après cela, il écrit : « C’est assez pour un jour ; toutefois je n’étais pas plus fatigué le soir que je ne l’étais le matin en me levantf. »

fJournal, 19 juin 1786.

Cette même année, ayant entrepris d’écrire la biographie de son ami La Fléchère qu’il venait de perdre, il laissa tout autre travail pendant quelques semaines et y consacra quinze heures par jour. « Je ne puis pas, disait-il, écrire plus longtemps que cela dans un jour sans fatiguer ma vue. »

Les populations l’accueillaient avec respect et affection d’un bout à l’autre des trois royaumes. Elles semblaient avoir à cœur de lui faire oublier, par leur attitude sympathique, les épreuves passées de son ministère. Elles l’entendaient désormais, non seulement dans les chapelles, dans les maisons et en plein air, mais très souvent aussi dans les églises paroissiales.

A Grimsby, il prêcha dans le cimetière, où la population tout entière de la ville accourut pour l’entendre. A Witney, il profita de l’émotion causée par un orage épouvantable, et prêcha à une immense multitude sur les grandes scènes de la mort et du jugement ; et trente-quatre personnes vinrent ensuite lui demander à être admises dans la société. A Epworth, il avait des auditoires plus considérables que jamais ; il revoyait avec émotion le cimetière où il avait autrefois prêché, debout sur la pierre tumulaire de son père, et, en songeant aux vides qui s’étaient faits dans sa ville natale et parmi ses anciennes connaissances, il s’écriait : « Il est bien vrai de dire qu’une génération s’en va et qu’une autre vient ; la terre perd ses habitants, comme un arbre laisse tomber ses feuilles. » A Kingswood, il aimait à se retrouver au milieu de ces bons mineurs qu’il avait civilisés et à leur prêcher à l’ombre d’une double rangée d’arbres qu’il avait plantés de sa main, quarante ans auparavant ; et sa parole semblait alors emprunter une énergie nouvelle aux souvenirs du passé. A Burslem, il avait annoncé une prédication pour cinq heures du matin, son heure habituelle et préférée. Mais l’impatience de ses auditeurs leur fit devancer l’heure, et, peu après quatre, une troupe de musiciens vint le chercher en grande pompe à son domicile, en jouant et en chantant un hymne. A Bingley, l’un de ses auxiliaires dut prêcher en même temps que lui, la foule étant trop considérable pour que sa voix pût être entendue de tous. A Newark, les autorités de la ville le prièrent de leur faire l’honneur de prêcher devant elles. A Plymouth, il fallut qu’il fût, pour ainsi dire, porté au-dessus des rangs serrés de la foule pour pouvoir atteindre la chaire, et il put dire en quittant cette ville : « Nous y avons laissé une flamme que nous n’y avions pas trouvée. Dieu fasse qu’elle ne s’éteigne jamais ! » De Castle-Carey, il dit : « Comme les temps ont changé ! Le premier de nos prédicateurs qui vint ici fut précipité par le zèle de la populace dans l’abreuvoir public. Et aujourd’hui petits et grands s’empressent pour entendre la Parole qui peut sauver leurs âmes. » A Gloucester aussi, dit Wesley, « le scandale de la croix a pris fin ; les riches et les pauvres accourent ensemble et paraissent dévorer la Parole. Plusieurs ont été frappés au cœur ; c’était bien le jour de la puissance du Seigneur. »

Des expressions comme celles-là reviennent constamment sous la plume de Wesley, et son journal nous prouve, à toutes ses pages, que la prédication de sa vieillesse produisait les mêmes effets que celle de sa maturité. Sa parole continuait à ébranler les consciences, et il arrivait fréquemment, comme à Coleford, que « la flamme sainte s’allumait, que plusieurs fondaient en larmes et que d’autres s’affaissaient, en proie à une angoisse extrêmeg. » Les sanglots des pénitents et les cris de joie des âmes sauvées étaient désormais le seul bruit qui vînt quelquefois interrompre les prédications de Wesley, et ses services en plein air n’étaient plus troublés par d’autre tumulte que celui qu’occasionnait l’empressement extraordinaire manifesté par les populations. A Oxford, par exemple, la ville universitaire qui occupait une place si large dans ses souvenirs, le peuple mit tant de zèle à vouloir l’entendre qu’il en résulta un certain désordre.

gJournal, 8 septembre 1784.

Dans les Cornouailles, le passage de Wesley était un véritable triomphe ; toute la population des villes quittait ses occupations pour l’écouter. A Truro, malgré une tempête de pluie extraordinaire, il trouva un jour une assemblée nombreuse que sa parole remua profondément, à tel point que presque tous ses auditeurs paraissaient vivement désireux de sauver leurs âmes. A Redruth, il prêcha à des milliers de personnes accourues de tous les côtés et qui non seulement remplissaient la rue, mais occupaient toutes les fenêtres des maisons avoisinantes et se plaçaient même sur les toits, afin de le voir et de l’entendre. A Falmouth, où, quarante ans auparavant, il avait failli être massacré, il fit son entrée dans la ville au milieu d’un concours énorme de population, « reçu comme un roi » par un peuple qui ne se lassait pas de lui témoigner son affection et sa reconnaissance. A Port-Isaac, où jadis son hôte l’avait congédié dans la crainte que la populace ne démolît sa maison, il reçut l’accueil le plus chaleureux. Partout dans ce comté, comme dans le reste de l’Angleterre, les chapelles étaient insuffisantes, et il fallait recourir à la place publique, ce théâtre des luttes des anciens jours. Des scènes semblables se passèrent en Irlande, et là aussi Wesley fut l’objet de véritables ovations. Comme il approchait de Cork, par exemple, une troupe de trente cavaliers vint à sa rencontre et lui servit d’escorte à son entrée dans la ville. A une autre visite, le maire le reçut chez lui et tint à lui faire les honneurs de sa cité ; un prêtre catholique, le Père O’Leary, qui avait soutenu précédemment une polémique contre lui, voulut même dîner avec lui et lui témoigna le plus grand respect. A Aughalan, il harangua la multitude au pied d’une colline, sur les flancs de laquelle elle s’étageait, et sa voix fut à diverses reprises couverte par les sanglots et les cris étouffés qui s’élevaient de toutes parts. Sa parole produisit les mêmes résultats à Enniskilen, « jadis repaire de lions et où les lions étaient devenus des agneaux ; » des conversions y récompensèrent ses travaux. Ailleurs, dans les montagnes, il s’étonnait de voir accourir tant de gens à ses réunions. « On se demande d’où vient tout ce monde, dit-il ; on dirait vraiment qu’ils sortent de terre. » Nulle part alors sur cette terre irlandaise, en butte pourtant aux dissensions religieuses, il ne rencontrait trace d’opposition ; toutes les classes de la société l’accueillaient avec enthousiasme. L’œuvre était en pleine prospérité ; depuis quelques années, elle avait pris un développement rapide. La société de Dublin continuait à être l’une des plus florissantes du Royaume-Uni, et, en 1787, Wesley pouvait dire que la société de Londres lui était seule supérieure.

C’est ainsi qu’il consacrait les dernières forces de sa belle vieillesse à cette œuvre d’évangélisation qui avait été celle de toute sa vie. La popularité si méritée qu’il rencontrait partout n’était pour lui qu’un moyen d’évangélisation dont il tirait parti pour la gloire de son Maître. Quel enseignement pour les multitudes qui accouraient sur son passage que le spectacle même de cet homme au milieu de son activité apostolique, dépensant au service de Dieu les derniers jours d’une vie dont l’unique préoccupation avait été le salut des âmes ! Quelle puissance devait ajouter à cette prédication l’aspect même de ce noble vieillard, donnant à la cause de Jésus-Christ des années que d’autres consacrent à un repos légitime, et déployant une activité plus grande que celle de beaucoup d’hommes en pleine maturité !

« Heureux, dit un historien, l’artiste qui eût pu l’accompagner et qui eût pu transmettre à ses nombreux disciples l’image des scènes touchantes ou grandioses de ses dernières années, telles que ses prédications dans l’amphithéâtre naturel de Gwennap, à des assemblées peut-être plus nombreuses que ne le furent jamais celles de Whitefield ; — sa prédication sur la place de Redruth, en face de multitudes étonnées qui remplissaient les rues avoisinantes et occupaient les fenêtres des maisons et le rebord des toits ; — sa prédication dans la prison de Newgate à quarante-sept malheureux condamnés à la peine capitale, dont les chaînes se heurtaient avec un bruit lugubre, mais dont les cœurs se brisaient et qui éclataient en sanglots pendant que le prédicateur leur annonçait « qu’il y a de la joie dans le ciel pour un pécheur qui s’amende » ; — ou bien encore cette scène de nuit, près de Newcastle-under-Lyne, où, par un froid intense, Wesley prêcha, à la clarté de la lune, sous les arbres d’un village, à une multitude trop considérable pour être renfermée dans les murs d’une chapelleh. »

h – Stevens, Hist. of Meth., t. II, p. 244.

Pendant ces dernières années de sa vie, le grand évangéliste restait donc fidèle à tout son passé et continuait à donner la première place dans ses préoccupations à l’évangélisation des masses. Mais l’intérêt même qu’il portait à cette œuvre l’engageait à en assurer la durée en perfectionnant l’instrument dont il s’était servi pour l’accomplir. Les sociétés et leurs prédicateurs-allaient bientôt se trouver livrés à eux-mêmes et privés de celui qui les avait dirigés d’une main toujours ferme et avec un esprit supérieur. Cette crise, il fallait la prévoir et la préparer, et nous raconterons dans notre prochain chapitre les mesures que Wesley fut amené à prendre dans ce but, aussi bien que pour assurer l’avenir de la mission américaine qui avait pris un si rapide essor.

Il était impossible que des arrangements de cette nature se fissent sans amener quelques froissements et quelques difficultés. Trop radical pour les uns, Wesley était trop conservateur pour les autres. Ceux-ci lui reprochaient de retarder l’essor normal des sociétés par un respect superstitieux pour l’Église anglicane, tandis que ceux-là l’accusaient de rompre avec elle par des actes qui constituaient une dissidence permanente. Tandis que son frère Charles, tout en lui demeurant tendrement attaché, le censurait pour ses hardiesses, la plupart des prédicateurs se plaignaient de ses timidités. Il laissait dire les uns et les autres et continuait à orienter le méthodisme dans la direction qu’il jugeait la meilleure.

Cette autorité presque absolue, quoique tempérée par la bienveillance et par l’affection, se justifiait par les longs services et par la supériorité que tous reconnaissaient à l’homme que la Providence avait si manifestement désigné et qualifié pour une grande œuvre. De plus, cette unité du commandement avait longtemps été la condition même de la cohésion et des succès du méthodisme. Toutefois le moment était venu de substituer au gouvernement personnel de Wesley un régime constitutionnel. Autour de lui avaient grandi « ses fils », comme il aimait à appeler ses auxiliaires, dont plusieurs étaient des hommes de grande valeur, et il convenait de les associer plus complètement à la direction de l’œuvre. Wesley ne crut pas cependant devoir se dessaisir de son autorité, avant que la mort vînt y mettre un terme. Il résulta de cette situation un certain malaise et quelques incidents délicats, mais qui n’eurent qu’une importance secondaire et ne portèrent aucune atteinte à l’affectueuse vénération que les sociétés conservèrent jusqu’à la fin pour leur éminent fondateur.

La puissante activité de Wesley se montre bien dans le soin avec lequel il s’occupa jusqu’au bout des moindres détails de la vie des sociétés. Par une correspondance étendue, comme par des visites fréquentes, il suivait de près leurs mouvements et tenait en main tous les fils. de leurs affaires. Les conférences annuelles lui apportaient de nouveaux moyens d’information, en même temps qu’elles assuraient l’unité de vues parmi les prédicateurs. Leur nombre était devenu trop considérable pour qu’ils y assistassent tous chaque fois, et c’était Wesley qui désignait chaque année ceux qui devaient y prendre part. Il y était question de tout ce qui intéressait la prospérité des sociétés et l’efficacité du ministère itinérant. Les rapports avec l’Église anglicane, la question de l’administration des sacrements y reparaissaient fréquemment et soulevaient des discussions parfois très vives. Les questions de doctrine et de discipline y avaient aussi leur large place. A l’occasion de ces dernières, la conférence ne reculait pas devant une réglementation minutieuse. Parmi les recommandations faites aux prédicateurs par celle de 1789, nous trouvons les suivantes : lire les règles une fois par trimestre aux membres des sociétés ; n’admettre personne aux agapes sans un billet ; réserver très consciencieusement pour les pauvres les collectes faites aux agapes ; ne pas souper dehors et ne pas rentrer chez soi après neuf heures ; vêtir modestement leurs enfants ; ne publier aucun livre sans l’assentiment de Wesley.

Pendant la durée de chaque conférence, Wesley, outre les devoirs de la présidence, s’imposait la charge de prêcher tous les jours, et il faisait de ces services l’occasion d’exhortations spéciales aux prédicateurs et aux fidèles. Il n’était pas rare que les services de communion qui avaient lieu dans ces occasions réunissent de quinze cents à deux mille personnes.

[Voici quelques-uns des textes sur lesquels Wesley prêcha lors de la conférence de 1789 ; ils font connaître la nature de ces prédications : « Instruis le jeune enfant à l’entrée de sa voie ; lors même qu’il sera devenu vieux, il ne s’en éloignera point. » (Proverbes 22.6) « Nous attendons par l’Esprit l’espérance de la justice qui est par la foi. » (Galates 5.5) « Malheur au monde à cause des scandales.. » (Matthieu 18.7) « J’ai été avec les faibles comme si j’eusse été faible, afin de gagner les faibles ; je me suis fait tout à tous afin d’en sauver au moins quelques-uns. » (1 Corinthiens 9.22) « Si quelqu’un parle, qu’il parle selon les oracles de Dieu. » (1 Pierre 4.11)]

Ce n’était pas seulement à l’époque des conférences que le fondateur du méthodisme aimait à s’adresser à ses sociétés pour les exhorter à la fidélité. Il publia, pendant les dernières années de sa vie, dans les pages de l’Arminian Magazine, une cinquantaine de sermons, traitant en général de sujets pratiques en rapport avec les besoins des méthodistes et les dangers auxquels ils étaient exposés. Il y revient sans cesse sur les périls de la prospérité matérielle, du luxe et de la mondanité ; il y insiste sur les devoirs pratiques de la diligence, de la sobriété, de la générosité. Dans ses Pensées sur le Méthodisme, qui parurent dans ce journal en 1787, il dit :

« Je ne crains pas que le peuple méthodiste vienne à disparaître d’Europe ou d’Amérique. Ce que je crains, c’est qu’il n’existe qu’à l’état de secte morte, ayant la forme de la religion sans en avoir la force. Et tel sera indubitablement le cas, à moins que les méthodistes ne tiennent ferme à la doctrine, à l’esprit et à la discipline avec lesquels ils ont commencé. »

Dans ses rapports avec ses sociétés, Wesley savait unir la fermeté et la modération ; il avait à un remarquable degré l’esprit de gouvernement. Il était rare que les querelles les plus envenimées ne s’apaisassent pas quand il intervenait en personne ; il y avait dans son caractère tant d’affabilité qu’elle gagnait les plus récalcitrants ; il y avait tant de sérénité dans son âme qu’elle était contagieuse et se communiquait aux autres.

Wesley connaissait ce doux et confiant optimisme qui semble le lot des belles âmes ; aussi sa vieillesse, au lieu d’être morose et chagrine comme tant d’autres, fut-elle radieuse et paisible. Il apportait la joie dans les familles dont il était l’hôte. Sa conversation, sans cesser jamais d’être sérieuse, savait être intéressante et même enjouée ; il instruisait, sans prendre jamais ce ton grondeur qui repousse. Les enfants se sentaient invinciblement attirés vers ce bon vieillard, sur lequel leurs parents leur racontaient tant d’histoires étonnantes, et, dès qu’il paraissait, il se voyait entouré par eux. Cette affection était bien payée de retour. Toute sa vie, il eut une prédilection marquée pour les enfants, mais ce fut surtout dans ses dernières années qu’elle se manifesta le plus vivement.

De bonne heure, Wesley avait songé aux intérêts spirituels des enfants, à peu près complètement négligés jusqu’alors. Il recommandait à ses prédicateurs de s’occuper d’eux avec le plus grand soin, et, dans ses tournées, il s’enquérait toujours de la manière dont ils s’acquittaient de ce devoir. Ces travaux avaient eu d’heureux résultats, et beaucoup d’enfants, convertis à Dieu, s’étaient unis aux sociétés. L’école de Kingswood fut visitée à diverses reprises par des réveils remarquables et devint une véritable école de prophètes. Rien ne reposait le grand missionnaire comme un séjour de quelques jours au milieu de ces jeunes élèves ; il se sentait revivre et rajeunir parmi eux et aimait à surveiller leurs études et à encourager leurs travaux par ses directions.

Les écoles du dimanche eurent, dès leur origine, peu d’amis aussi dévoués que Wesley ; l’un de premiers, il comprit tout le profit que le réveil tirerait de ces excellentes institutions. Dès que parut le manifeste de Robert Raikes, en 1783, il le reproduisit dans l’Arminian Magazine. Dans son journal particulier de 1784, il en parle en termes qui semblent presque prophétiques : « Je vois ces écoles naître partout où je vais ; peut-être que Dieu leur prépare des résultats plus profonds que les hommes ne s’en doutent ; qui peut savoir pour combien de chrétiens ces écoles seront de vraies pépinières ? » En 1787, il écrit à l’un de ses prédicateurs pour le féliciter d’avoir créé une école, et il ajoute : « Ces écoles paraissent devoir être l’un des grands moyens dont Dieu se servira pour réveiller la religion dans la nation. » L’année avant sa mort, il écrit à un autre dans le même sens : « C’est là une des meilleures institutions qui aient paru en Europe depuis plusieurs siècles. »

Wesley avait le talent de se faire comprendre des enfants. Ils aimaient à l’entendre, et ils formaient toujours une portion notable de ses assemblées. Dans une localité, une foule d’enfants vint un jour l’entourer après une prédication, et le vieux missionnaire, s’agenouillant au milieu d’eux, se mit à prier avec une onction touchante en leur faveur. Ailleurs, il trouva, en arrivant, la rue pleine d’enfants qui l’accompagnèrent au lieu de la prédication et ne le laissèrent aller, le service fini, qu’après qu’il leur eut serré la main à tous. Un jour qu’il devait prêcher dans l’église de Raithby, il trouva un enfant assis sur les degrés de la chaire ; il le prit dans ses bras, lui fit une bise, puis, après avoir passé, le remit doucement à la place qu’il avait prise. Il parle quelque part d’une petite fille qui, pour le voir, veilla toute la nuit et fit à pied deux milles ; il la prit dans sa voiture et voulut la ramener chez elle, heureux de pouvoir jouir de sa conversation naïve.

L’amour des enfants paraît avoir été l’un des traits saillants du caractère de Wesley. N’ayant pas lui-même le bonheur d’en posséder, il s’attachait très vivement à ceux des autres. Sarah Wesley, la fille de son frère, fut, pour ainsi dire, son enfant d’adoption. Il réclamait souvent le privilège de l’emmener avec lui dans ses tournées à travers l’Angleterre, et il avait pour elle des égards pleins d’une tendresse paternelle. Voici d’ailleurs sur ce sujet quelques lignes de cette enfant elle-même, devenue plus tard une femme distinguée :

« Les souvenirs que j’ai conservés de sa tendre affection pour moi ont encore toute leur fraîcheur. Un jour, nous voyagions ensemble par un temps très froid. Les prédicateurs qui l’accompagnaient à cheval apportèrent, au premier relai, une bonne natte de paille pour préserver ses pieds de l’humidité. — Et où est celle de ma petite fille ? demanda-t-il aussitôt, s’apercevant qu’on n’avait pas songé à moi. A mesure que nous avancions, il me désignait les endroits remarquables que nous traversions et condescendait à m’intéresser et à m’instruire avec tout le charme qui le distinguait en public. Je me rappelle que je lui lisais des fragments du Minstrel de Beattie, qui avait paru récemment ; et, comme il savait que j’aimais beaucoup la poésie, il se plaisait à me faire part des remarques que lui suggérait cette lecture, et à l’occasion il me parlait de diverses œuvres poétiques. Dans les localités où nous couchions, il ne permettait pas aux gens de m’éveiller avant six heures du matin, bien qu’il eût lui-même prêché à cinq, et il s’efforçait, partout où nous passions, de me procurer tout le bien-être possiblei. »

iAnecdotes of Wesley, chiefly from the papers of Adam Clarke, by Rev. Samuel Dunn. Christian Advocate de New-York du 6 décembre 1866.

Nous nous sommes appesanti sur ces détails, et nous ne les croyons pas indignes de la gravité de l’histoire ; par leur naïveté même, ils font mieux connaître le caractère de Wesley que beaucoup d’autres plus importants en apparence, et ils le montrent sous un aspect peu connu.

L’action pastorale que Wesley exerçait, au moyen de ses tournées d’évangélisation, sur toutes les parties de la Grande-Bretagne, était également servie par une correspondance fort active. De toutes parts lui arrivaient des demandes de conseils et de directions auxquelles il se faisait un devoir de répondre. Ces lettres, dont un grand nombre nous ont été conservées, prouvent à quel point il prenait son œuvre au sérieux et quelle attention il prêtait aux moindres détails. Que l’on ajoute à cette correspondance pastorale celle qu’il entretenait constamment avec la plupart de ses prédicateurs et qui était nécessaire à la direction de son œuvre, et l’on se sentira saisi d’admiration en face de ce vaillant octogénaire, portant jusqu’au bout la lourde responsabilité d’une œuvre immense.

Les dernières tournées missionnaires de Wesley eurent un caractère particulièrement émouvant. « Parmi ses plus vieilles sociétés, dit l’historien que nous avons déjà cité, ses visites avaient plus de succès que jamais et causaient une émotion bien vive. L’âge de ce vénérable vieillard était un sujet de tristesse pour tous, excepté pour lui-même. A mesure qu’il approche du terme de son existence, il prend solennellement congé des localités où il passe. A chacune de ses visites, ses amis pensent qu’elle sera sans doute la dernière et qu’ils ne verront plus son visage, et, dans chacun de ces lieux, après qu’il leur a recommandé comme conseil suprême « de s’aimer comme des frères, de craindre Dieu et d’honorer le roi, » il chante avec eux un hymne qui demande à Dieu de lui accorder de cesser paisiblement sa vie en même temps qu’il devra cesser son travail. Voici l’original de cette strophe :

O that without a lingering groan
I may the velcome word receive ;
My body with my charge lay down
And cease at once to work and live !

« Les méthodistes accouraient de tous côtés pour l’entendre ; ils savaient qu’ils n’auraient plus bien longtemps ce privilège. Des foules de gens sortaient des villes à sa rencontre pour lui servir de cortège. Ses prédicateurs, maintenant nombreux dans presque toutes les parties du pays, se réunissaient lors de son passage et trouvaient un vrai rafraîchissement dans ces entrevues, où ils jouissaient de ses conseils ; il était pour eux comme Elie pour les fils des prophètes, un homme grand en Israël par ses paroles puissantes et par ses œuvres merveilleuses, et qui bientôt allait remonter au ciel dans un chariot de feuj. »

j – Stevens, Hist. of Meth., t. II, p. 243.

L’activité missionnaire de Wesley, pendant ces dernières années de sa vie, ne se renferma pas dans les limites de la Grande-Bretagne proprement dite. En réponse à de pressantes invitations, il fit deux voyages en Hollande, où sa réputation était depuis longtemps parvenue et où de nombreux chrétiens avaient exprimé le désir de le voir. Il put prêcher en anglais à La Haye, Utrecht, Amsterdam et Rotterdam, eut des entretiens en latin avec plusieurs pasteurs et professeurs dont l’esprit lui parut excellent, et fut reçu avec vénération dans quelques-unes des meilleures familles du pays, où il remarqua une piété de bon aloi qui le réjouit beaucoup. Il s’en revint, enchanté de la Hollande et des Hollandais. Combien nous nous trompions, s’écrie-t-il, à l’égard des Hollandais, en leur supposant un caractère froid, flegmatique et peu affectueux ! Je n’ai pas rencontré en Europe un peuple plus aimant et plus chaleureux, non pas même en Irlande ! »

Ce fut pendant cette dernière période de sa vie que Wesley visita aussi les îles de la Manche, ces possessions anglaises, à quelques lieues de la France. Le méthodisme y avait été apporté, non d’Angleterre, mais de l’île de Terre-Neuve, où deux commerçants de Jersey avaient été convertis par le moyen d’un prédicateur méthodiste. De retour dans leur pays en 1774, ils avaient travaillé à évangéliser leurs compatriotes, et, voyant leurs efforts couronnés de succès, ils s’étaient adressés à Wesley pour lui demander de l’aide. Celui-ci leur envoya, en 1784, Robert Carr Brackenbury, homme riche et prédicateur de talent qui avait la facilité de se servir du français, langue usuelle des îles. Les succès de cette œuvre engagèrent Wesley à la visiter lui-même en 1787. Il y débarqua, après une traversée dangereuse, et se mit aussitôt à l’œuvre, prêchant et visitant, selon son habitude constante. A Guernesey, il fut reçu par la famille de Jersey, dont la maison de Mon-plaisir était la résidence des prédicateursk. A Jersey, il trouva un accueil empressé, fut reçu par les meilleures familles et put prêcher à des foules bien disposées. Dans les paroisses de campagne où l’anglais n’était pas compris, Wesley se fit interpréter en français par Brackenbury.

k – Cette famille devait donner plus tard à la France un excellent missionnaire, M. Henri de Jersey, mort en 1870.

L’état de l’œuvre dans ce pays le réjouit vivement ; il admira le développement rapide qu’elle avait pris, malgré bien des circonstances défavorables. Il rencontra là des chrétiens d’élite, comparables aux meilleurs de l’Angleterre. Il parle en particulier, dans son journal, d’une jeune fille de dix-neuf ans, Jeanne Bisson, de Jersey, dont la piété profonde produisit sur lui une vive impression. « Elle paraît, dit-il, toute consacrée à Dieu, et elle jouit d’une communion constante avec lui. Son intelligence est claire et forte, et je ne découvre pas chez elle la moindre trace d’exaltation. Je suis dans l’admiration quand je contemple l’œuvre que Dieu a faite en elle ; je crois qu’elle dépasse de beaucoup Mme Guyon elle-même, dans la communion qu’elle a avec Dieu, et je ne crois pas que j’aie vu sa pareille en Angleterre. Quelque précieux que soit mon temps, je ne l’aurais pas perdu en venant à Jersey, n’y fussé-je venu que pour voir ce prodige de la grâce. » Wesley fut si frappé de la piété de cette jeune fille qu’il voulut correspondre avec elle, et les douze lettres qu’il lui écrivit et dont la dernière est datée de quelques mois avant sa mort, montrent quel soin paternel il savait prendre des âmes qui se plaçaient sous sa direction pastorale.

[Wesley avait de l’estime pour le caractère et les écrits de Mme Guyon, dont il publia même la vie abrégée. « Je crois, dit-il d’elle, qu’elle était non seulement une femme excellente, mais qu’elle l’était à un degré éminent, profondément dévouée à Dieu et souvent favorisée de communications peu ordinaires du Saint-Esprit. » Il avait l’esprit trop juste néanmoins pour ne pas combattre ses erreurs. « La grande source de toutes ses erreurs, dit-il, fut qu’elle ne se laissa pas diriger par la Parole écrite. Elle ne prit pas l’Écriture pour règle de ses actions ; ce ne fut, du moins, pour elle qu’une règle secondaire. Ses impressions intérieures, qu’elle appelait des inspirations, furent sa règle essentielle. »]

Les petites sociétés des îles s’étaient formées tout spontanément et sans secours étranger ; elles s’organisaient avec soin et étaient déjà en mesure de se pourvoir de prédicateurs indigènes, capables de prêcher en français. Au moment où Wesley visita les îles, un jeune homme, originaire de Jersey, Jean de Quetteville, était déjà entré dans le ministère depuis une année, et il allait, pendant plus d’un demi-siècle, s’identifier avec cette œuvre.

La lettre dont nous donnons ci-dessous la traduction fut adressée à Adam Clarke, qui était alors dans les îles et qui était aidé dans ses travaux par Jean de Quetteville. Nous ignorons à quelles circonstances Wesley fait allusion. L’adresse de la lettre est ainsi conçue : A M. Adam Clarke, à Mont-plaisir, île de Guernesey.

« Londres, 8 décembre 1787.

Le frère de Quetteville et vous ne faites pas attention à ce que je dis. Cela ne m’étonne pas de sa part (il ne me connaît pas), mais cela m’étonne de vous. Son tempérament naturel est sévère, non le vôtre. J’espère donc que vous aurez égard à moi, qu’il le fasse ou non. Nous n’avons jamais eu cette coutume parmi nos sociétés, et ne l’aurons jamais, qu’un homme doive reconnaître sa faute devant toute une société. Une telle coutume ne s’établira pas tant que je vivrai. S’il reconnaît sa faute devant les prédicateurs, c’est assez. »

En face de ces progrès si rapides, Wesley comprit que ces sociétés avaient une incontestable vitalité et un bel avenir. Il entrevit aussi le rôle qu’elles pourraient jouer plus tard dans l’évangélisation de la France. On rapporte que, dans l’impossibilité où il était d’entreprendre lui-même, à l’âge où il était parvenu, la conquête de la France à l’Évangile, le vieux missionnaire tourna son regard vers le grand pays dont la côte se voyait à l’horizon, et exprima la conviction que les îles de la Manche étaient destinées, dans les desseins de Dieu, à concourir à cette œuvre d’évangélisation. Trois ans plus tard, cette prédiction devait recevoir un commencement de réalisationl, et de nos jours les îles de la Manche ont fidèlement répondu à l’attente de Wesley, puisqu’elles ont fourni au réveil français un grand nombre d’ouvriers.

l – En 1790, quelques méthodistes de Guernesey visitèrent les environs de Caen. Peu après, M. Mahy vint s’y établir comme prédicateur, et, pendant plusieurs années, il évangélisa la Normandie avec quelque succès.

L’activité de Wesley, on le voit, se sentait à l’étroit dans les limites de l’Angleterre proprement dite et rayonnait au dehors. Il avait dit : « Ma paroisse, c’est le monde, » et, avant de mourir, il voyait ses grandes ambitions chrétiennes en voie de se réaliser ; là où il ne pouvait pas aller personnellement, il y allait par ses auxiliaires. Cette dernière période de sa vie fut en effet celle qui vit le méthodisme jeter de profondes racines dans le Nouveau Monde et prouver qu’il s’adaptait parfaitement aux nécessités des entreprises missionnaires proprement dites. Nous aurons à revenir sur ces progrès rapides dans notre prochain chapitre.

Si dans les premières années de la période de dix ans que nous racontons, Wesley pouvait se féliciter d’avoir échappé presque complètement aux infirmités de la vieillesse, il n’en fut pas tout à fait ainsi vers la fin. Ce ne fut qu’en entrant dans sa quatre-vingt-cinquième année qu’il commença à constater quelques symptômes de déclin dans ses forces ; il ne marchait plus aussi facilement, sa vue baissait, sa mémoire devenait moins fidèle. « Néanmoins, ajoute-t-il, je ne sais pas ce que c’est que la fatigue, soit en marchant, soit en prêchant, et je n’ai aucune difficulté à composer mes sermons, que j’écris aussi aisément et aussi correctement que jamais. » L’année suivante (1789), ces quelques symptômes s’étaient aggravés, et il écrivait : « Je me sens vieillir. Ce que je craindrais, si je voulais me mettre en peine du lendemain, ce serait que le corps n’en vînt à écraser l’esprit, et qu’il n’en résultât chez moi soit de l’entêtement, par suite du déclin de mes facultés, soit une humeur acariâtre, par suite de l’accroissement des infirmités physiques. Mais, Seigneur mon Dieu, tu y pourvoiras ! »

Dieu épargna à son serviteur ce complet déclin intellectuel qu’il redoutait tant. II conserva une merveilleuse lucidité d’intelligence qui lui permit de donner jusqu’à la fin toute son attention au grand mouvement religieux dont il était le chef.

Ses principaux collaborateurs des commencements du Réveil avaient disparu avant lui, et, pendant cette dernière période, il fut appelé à fermer les yeux aux derniers survivants. Il prenait congé d’eux avec une parfaite sérénité, comme on se sépare d’amis que l’on compte rejoindre bientôt. Un jour, nous le trouvons auprès du lit de Maxfield, son premier prédicateur laïque, dont il avait dû se séparer, mais auquel il avait conservé son affection. Une autre fois, c’est auprès de Perronet, le vénérable vicaire de Shoreham, qu’il s’arrête pour entendre les derniers conseils et recevoir la suprême bénédiction de ce patriarche du Réveil, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans. Il retrouve un autre jour Delamotte, son ancien compagnon d’œuvre en Géorgie, qui lui aussi ploie sous le faix des années et s’apprête à aller se reposer auprès de Dieu des agitations et des travaux de la vie. Plus tard, c’est Thompson, le recteur de Saint-Gennis et l’associé de Wesley en Cornouailles qui, se sentant assailli de doutes et d’angoisses aux approches de la mort, le fait appeler, participe avec lui à la sainte-cène, et retrouve dans cette entrevue cette foi calme et confiante qui s’était un instant voilée.

Wesley fit deux autres pertes qui lui furent encore plus sensibles que celles-là. En 1785 mourait dans le triomphe de la foi le pieux Jean de La Fléchère, après une vie qui fut celle d’un apôtre et d’un saint. En le perdant, Wesley perdait son meilleur ami, son meilleur conseiller. Nul homme en Angleterre, pas même son frère, ne pénétra aussi avant que lui dans ses sympathies et ne comprit mieux son œuvre. Il fut le saint Jean du Réveil, dont Wesley fut le saint Paul. Tout en lui, le cœur aussi bien que l’intelligence, s’associait au mouvement méthodiste, et ce n’est pas un petit honneur pour ce mouvement d’avoir conquis les suffrages d’un homme d’une si haute intelligence et d’une si profonde piété. Wesley, qui avait longtemps caressé la pensée de lui remettre un jour la haute direction de son œuvre, fut vivement affecté par sa mort. « J’ai connu depuis soixante ans, dit-il, bien des hommes saints par le cœur et par la vie et dignes d’être proposés en exemple ; mais je n’ai pas connu son égal ; un homme aussi consacré à Dieu intérieurement et extérieurement, un caractère aussi pur à tous les égards, je n’en ai jamais rencontré un seul, ni en Europe ni en Amérique, et je ne m’attends pas à en trouver un de ce côté-ci de l’éternité. »

Trois ans plus tard, en 1788, Wesley perdit son frère Charles, compagnon fidèle, lui aussi, de son ministère. Après avoir partagé ses premières luttes, où il fit preuve d’un caractère intrépide, Charles s’était de bonne heure retiré de la vie itinérante et s’était établi avec sa famille successivement à Bristol et à Londres, où il avait exercé son ministère, prêchant dans les chapelles et visitant les malades et les prisonniers. Poète religieux de premier ordre, orateur distingué, âme ardente et enthousiaste, il s’associa sans réserve à l’œuvre de son frère et la compléta à certains égards. Toutefois il manquait de ces qualités d’esprit qui font le législateur et l’organisateur ; et il lui arriva de contrarier l’action de son frère par des scrupules ecclésiastiques exagérés. Il n’en fut pas moins l’un des meilleurs ouvriers du Réveil du dix-huitième siècle.

A mesure que la mort enlevait à Wesley ses premiers collaborateurs, Dieu lui en donnait de nouveaux ; chaque année, un nombre croissant de candidats entraient dans les rangs du ministère itinérant. Parmi les recrues de ces dix années se trouvaient des hommes d’aptitudes diverses ; mais le corps des prédicateurs ne pouvait que s’honorer et se fortifier par l’accession d’hommes tels que Joyce, Bramwell, Reece, Dickinson, Entwisle, Creighton, Adam Clarke.

Toutes les morts dont Wesley était le témoin venaient s’ajouter aux infirmités de l’âge pour lui dire que son heure allait sonner. Cette perspective, loin de l’effrayer, lui était douce. Son œuvre était achevée et bien achevée. L’avenir de cette œuvre était assuré, avec toute la certitude qui est permise à la foi, lorsqu’elle s’appuie sur Dieu et qu’elle ne dédaigne pas la prudence.

Avant de raconter les dernières scènes de la vie de Wesley, il nous reste à faire connaître les mesures qu’il avait prises en 1784 pour assurer la continuation et la perpétuité de son œuvre.

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